lundi 30 janvier 2023

François-René et le Petit Chinois

 

Changeons pour ce soir de monture, voulez-vous ? Ramenons Muray à l'écurie, pour un repos amplement mérité après nos galops de ces derniers jours, et faisons un peu prendre l'air au coursier Chateaubriand, avec un simple paragraphe des Mémoires d'Outre-Tombe.  Pour l'apprécier à sa juste valeur, on se contentera de remplacer “choléra” par… par quoi, d'ailleurs ? Eh bien, tenez, tout à fait au hasard : par “covid-19”. Donc, voici :


« Le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d'incrédulité, de journaux, d'admiration matérielle. Ce fléau sans imagination n'a rencontré ni vieux cloîtres, ni religieux, ni caveaux, ni tombes gothiques ; comme la terreur en 1793, il s'est promené d'un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin, qui racontait les remèdes qu'on avait employés contre lui, le nombre des victimes qu'il avait faites, où il en était, l'espoir qu'on avait de le voir encore finir, les précautions qu'on devait prendre pour se mettre à l'abri, ce qu'il fallait manger, comment il était bon de se vêtir. »


(Cela dit, je vous dois un aveu : je n'ai nullement “changé de monture” comme annoncé, dans la mesure où c'est bien dans le journal de Muray que je suis tombé (voire outre-tombé) sur la citation de Chateaubriand. Disons que je les ai attelés ensemble et n'en parlons plus.)

dimanche 29 janvier 2023

Je vous en remets une louchette ?


 Une louchette de Muray, c'est-à-dire un paragraphe. Il a été écrit en février 1993 et, à une minuscule exception près, il pourrait dater de ce matin. Voici :


« SDF au lieu de clochard, ethnie au lieu de race, érémiste au lieu de pauvre, agent de fabrication au lieu d'ouvrier, technicien de surface au lieu de balayeur, quartier sensible au lieu de banlieue de merde, beur au lieu d'Arabe, black au lieu de nègre. Quoi encore ? Devoir d'ingérence au lieu de business ? Tourisme au lieu de destruction ? Kouchner au lieu de Tartuffe ? Cordicole au lieu d'ordure ? Je me souviens qu'en lisant le livre de Hilberg sur la destruction des Juifs d'Europe, j'avais été visité par l'idée que l'euphémisation était toujours une façon d'aider ses propres bourreaux. Les futurs exterminés des camps nazis appelaient entre eux le crématoire “la boulangerie”, et les malades en route pour la chambre à gaz des “musulmans”. C'était une manière d'essayer d'accepter l'abomination. L'ennemi parle toujours euphémistique. C'est même, et plus que jamais aujourd'hui, un des très bons critères permettant de l'identifier. La police de la pensée n'a jamais été fondée sur de meilleurs sentiments qu'aujourd'hui. »


On aura compris que la minuscule exception dont je parlais est, ici, constituée par l'exemplarité de Kouchner, pantin humanitaire dont plus personne, en ce siècle, ne doit encore savoir de qui il a bien pu s'agir. 

On observera par ailleurs que cette euphémisation dont parle Muray – et on pourrait s'amuser à prolonger la liste des exemples qu'il donne – va très bien de pair avec la dramatisation bouffonne, la mise en tragédie à tendance mélo qui sévissent en d'autres domaines, quand une gifle devient féminicide, qu'un regard se mue en agression, qu'une invite se fait harcèlement.

Dans le même temps, les bombardements sont ripolinés de frais en frappes aériennes. Bien content encore quand elles ne sont pas en outre chirurgicales – c'est-à-dire, je suppose, destinées à soigner les populations qui ont eu la mauvaise idée d'habiter en dessous.

samedi 28 janvier 2023

Plaidoyer pour les femmes exotiques


 À la fin de 1992, il y a donc trente ans plus une poignée de semaines, Philippe Muray notait ceci dans son journal, que je refeuillette depuis quelques jours :

 

« […] la métamorphose des femelles occidentales, dans les trente ou quarante dernières années, a rendu désirables toutes les femmes du monde sauf celles d'Occident.

« Qui, de gaîté de cœur, choisirait de vivre avec une Française ou une Américaine ?

« Qui peut rêver, rêver d'une Française ? D'une Allemande ? D'une Suisse ? D'une Américaine ? D'une Hollandaise ? Et maintenant, hélas, depuis que leurs pays montrent tant d'ardeur pour l'Europe, qui peut rêver d'une Italienne ou d'une Espagnole ?

« Femmes occidentales, horribles petites cafteuses françaises, désastreuses Européennes et vos grandes sœurs frénétiques, les abominables Américaines, vous savez que vous n'avez plus aucune chance avec les hommes ! Votre seul espoir, c'est de refiler au plus vite la disgrâce de votre émancipation au reste de l'humanité féminine ! Par Saint Nietzsche, par Saint Sade et par tous mes saints, on vous en empêchera ! »


C'est par l'optimisme presque béat de sa dernière phrase que Muray date fâcheusement. Car si j'en juge par l'atonie virile des hommes de moins de quarante ans actuels, ces élégantes et fluettes larves paritaires, ce n'est pas demain qu'ils seront en mesure d'empêcher quoi que ce soit, ni même d'oser l'imaginer, dès lors que leurs dragons reproductibles auront haussé un sourcil. Je peux les comprendre : même si c'est peu valorisant pour l'amour-propre, ou ce qui en reste, il est tout de même moins dolore de se faire traîner dans la boue que devant un tribunal.

C'est une réflexion assez semblable à celle de Muray que Catherine et moi nous faisons régulièrement, lorsque nous regardons une série télévisée américaine dans laquelle on nous laisse entrevoir ce que peut être la vie familiale, avec ou sans enfants, mais de préférence avec, de tel ou tel personnage ; réflexion sous forme interrogative : 

« Mais comment les mâles américains ont-ils encore le courage, ou l'inconscience, ou le masochisme, de se lier par contrat nuptial avec leurs compatriotes femelles ? » 

Car quel que soit le genre, la tonalité, l'esprit de ces séries, il en va toujours, ou presque toujours (les exceptions sont rares) de même : l'épouse ne sait faire que deux choses, alternativement et selon des dosages qui varient finalement assez peu : pleurnicher ou récriminer. Et s'il est une expression qu'un mari américain a intérêt à apprendre dès le lendemain de sa nuit de noces, car elle lui servira presque quotidiennement jusqu'à ce que mort ou divorce s'ensuive, c'est bien : I'm sorry !

On me dira que cette vision du couple – forcément caricaturale – émane de l'indécrottable misogynie du mâle blanc et obtus qui bidouille les scénarios. Que nenni ! Nombre de ces séries sont en grande partie écrites par des femmes… qui œuvrent exactement dans la même tonalité que leurs confrères. Ce qui laisserait à penser que non seulement c'est la réalité qu'elles décrivent, mais qu'en plus elles la trouvent suffisamment satisfaisante pour ne pas se soucier de la dissimuler,  ou au moins de l'arranger un peu.

Du reste, peut-être bien qu'elles l'arrangent ; et que, in real life, tout est encore bien pire.

Pour en revenir à Muray, on terminera en constatant que, dans son appel à négliger les harpies d'Occident au profit des femmes et filles exotiques, il annonçait les romans de Michel Houellebecq – en particulier Plateforme –, qui, en cette année 1992, étaient sur le point de naître.

mercredi 25 janvier 2023

Les facéties de Dame Ternette


– Dame Ternette, ici, a sombré dans un coma sans doute maléfique le dimanche 15 au soir. Bon, pas grave : on commence à avoir l'habitude, dans nos sauvages contrées.

– Dès le lendemain, on nous annonçait que le prince charmant – encore appelé : agent Orange – avait déjà sauté sur son fringant coursier et que, si tout se passait bien, il pourrait réveiller la belle d'un baiser… le lundi 23 en fin de journée. Au vu d'un tel délai, j'ai compris que, restrictions budgétaires obligent, on lui avait troqué son coursier contre un percheron voire un ardennais de labour. D'autre part, je m'inquiétai aussitôt pour ce pauvre prince : à prendre un baiser non consenti à la Belle Endormie, ne s'exposait-il pas à une bonne vieille mise en examen pour harcèlement sexuel ? Je n'avais plus un poil de sec.

– Le 24 au soir, le message orangé restait inchangé et, par conséquent, nous promettait une reconnexion pour la veille au soir…

– Ce matin, l'Orange virait au gris et nous annonçait que “la panne étant plus grave que prévue, la connexion ne pourrait être rétablie que le 6 février en fin de journée”. Je notai illico l'aveu qui nous était fait : la panne était prévue ! Comme quoi les complotistes n'ont pas toujours tort, et qu'on a bien raison de se méfier des nuisances de l'agent Orange.

– À  deux heures et demie ce même 25 janvier, la connexion du 6 février était bel et bien rétablie. Et sans même attendre la traditionnelle “fin de journée”.

Quant à Dame Ternette, elle est radieuse et fraîche comme une rose tout juste déclose.

dimanche 15 janvier 2023

Mâles au dodo, femelles au boulot

La nullité me laisse rêveur de cet argument brandi depuis quelques jours par les opposants à la réforme des retraites – dont, par ailleurs, je me fous totalement. En gros, d'après ces énervés professionnels, il serait inhumain de repousser l'âge du départ à 64 ans car, à ce moment, “29% des hommes les plus pauvres sont déjà morts”.

Sans doute, sans doute. Et ? Ferai-je preuve d'une nauséabonderie excessive si je fais remarquer qu'à 62 ans, l'âge actuel de mise en sommeil, le pourcentage des hommes pauvres “déjà morts” doit être à peine inférieur, et que nul n'a jamais songé à le brandir comme argument ? Sera-ce du mauvais esprit si je signale en passant que, vivant dans de moins bonnes conditions, les pauvres ont toujours eu la fâcheuse et déprimante tendance à mourir plus tôt que les riches, et ce quel que soit l'âge du départ en retraite des uns et des autres ? 

Et puis, quoi : si l'on tient à tout prix à raboter toutes les inégalités, il serait temps de songer à la plus criante et la plus pérenne, celle qui conduit les femmes à vivre en moyenne six ans de plus que les hommes. Pour mettre fin à ce scandale, je propose une solution toute simple, à inclure d'urgence dans la réforme : 

laisser la retraite des mâles à 62 ans et passer celle des femelles à 68.

Avantage collatéral d'une telle réforme : durant les années où leurs épouses travailleront encore quand eux resteront à la maison, les hommes pauvres de plus de 62 ans pourront vraiment se reposer ; et, ainsi, peut-être, rattraper les hommes riches dans leur enviable longévité.

Je me demande d'ailleurs comment le gouvernement a pu avoir l'inconscience de se lancer dans ce gigantesque chantier parsemé de chausse-trapes sans avoir l'élémentaire prudence de me consulter longuement au préalable.

Décidément notre président GSF (Grand Syndic de Faillite) n'est entouré que de galopins sans cervelle ni jugement, d'impulsifs branquignols. 

Tant pis pour eux.

samedi 14 janvier 2023

Comment transformer une descente du KGB en soirée mondaine

Vladimir Boukovsky, 1942 – 2019.
 

Je sais que mon titre a des allures de gag ; ce pourrait être un genre de farce tirée d'un film de Lubitsch. Ce n'est que la réalité de ce qui se produisit mainte fois à Moscou à la fin des années soixante et au début de la décennie d'après, si l'on en croit les mémoires de Vladimir Boukovsky (… et le vent reprend ses tours, Robert Laffont).

On me demandera peut-être à quoi il est bon de lire, ou relire, ce livre, de s'intéresser encore à toutes ces “vieilleries” d'un demi-siècle. J'y vois au moins deux raisons : 1) car tel fut ma fantaisie et mon bon plaisir ; 2) parce qu'il est hautement intéressant – et réconfortant – de voir sur quatre cents pages se dessiner la silhouette d'un homme qui, durant exactement vingt ans (1957, prise de conscience – 1976, expulsion d'URSS), de sa quinzième année à sa trente-quatrième, n'a jamais cédé un pouce de terrain, fait la moindre concession à l'ubuesque tyrannie dans laquelle le hasard l'avait fait naître ; et qui, pour s'opposer à elle, a fait preuve de ressources multiples, toujours sous-tendues par une volonté que n'ont jamais brisée la prison ni l'hôpital psychiatrique.

Parmi ces ressources, l'humour, le sens de la cocasserie, l'attrait du pied-de-nez, et le talent de jouer de ces cordes-là. Ce qui me ramène, et vous avec, à mon titre.  Nous sommes donc autour de 1970, juste avant ou juste après. Sentant les lézardes se multiplier et s'agrandir, la dictature soviétique multiplie de son côté les arrestations, les descentes, perquisitions, presque toujours suivies de procès. Comment transformer cela en jeu ? En occasions de fêtes entre amis ? Je cède la parole à Boukovsky :

« Quand on se retrouve sans cesse avec les amis, il est facile de détecter le moment où se produit dans leur appartement quelque chose de suspect : leur téléphone ne répond pas, mais les fenêtres sont éclairées. Ou bien on s'est donné simplement rendez-vous, et les voilà disparus, ils n'arrivent pas : pourquoi ? Mystère. Et immédiatement, les coups de téléphone à travers tout Moscou : perquisition chez les Untel ! Taxi, en vitesse : les invités arrivent de toutes parts rapidement. Exact, perquisition. On laisse entrer tout le monde, mais laisser sortir, interdit. L'appartement regorge de monde : tapages, rires. Pas moyen de se retourner. L'un arrive avec une bouteille de vin, l'autre avec une pastèque. On en fait les honneurs à chacun, en se payant la tête des tchékistes. Dans le va-et-vient, des papiers vont s'égarer dans les poches des invités : du samizdat encombrant, des lettres imprudemment conservées et autres pièces à conviction. Allez donc prendre en filature une foule pareille !

« Les tchékistes, ruisselant de sueur, tentent de chasser les intrus : qu'est-ce que vous faites là ! Mais tous connaissent leur affaire : la loi interdit d'expulser les personnes présentes, tant que dure la perquisition. Prenez patience. Sur la table, le Code pénal, à la disposition de quiconque veut le consulter.

– Pas si fort citoyens !

– Et où est-il dit qu'il est défendu de faire du vacarme pendant une perquisition ? Montrez l'article ! »

Et la fête continue tant que dure la perquisition, c'est-à-dire, assez souvent, “jusqu'au bout de la nuit”, comme dit une publicité occidentale.

Dans son livre, Boukovsky fait découvrir à son lecteur bien d'autres façons, pas toujours aussi drôles, de résister à cette “bêtise au front de taureau” qui caractérise essentiellement les régimes communistes en général et le pouvoir soviétique en particulier. Il me semble, au bout du compte, que si l'on devait tirer une leçon unique de ces mémoires foisonnants et éblouissants de santé, sans jamais la moindre trace d'apitoiement ou de glorification de soi, ce serait quelque chose comme : aller porter le fer sur le terrain de l'adversaire (Boukovsky excelle à ce jeu dangereux), ne jamais céder, ne jamais reculer, ne jamais plier.

Ce qui est plus facile à énoncer qu'à mettre en pratique chaque jour durant vingt ans.

jeudi 12 janvier 2023

Des risques de la lecture en automobile, y compris à l'arrêt

Mais qu'as-tu donc dit, Graham, qu'as-tu donc dit ?

 Il y a parfois des frustrations qui vous tombent dessus sans s'être annoncées. Je me trouvais tout à l'heure à Pacy, dans la voiture – moteur coupé pour sauver la planète –, attendant Catherine qui naviguait entre église et pharmacie – médecine du corps, médecine de l'âme. J'empoigne le second volume de L'Esprit des lettres de Jacques Laurent, que j'ai assigné à résidence sur la banquette arrière afin qu'il m'aide à combler ce genre de menus temps d'attente. J'en étais arrivé à l'article qu'il écrivit juste après la mort de Colette, en 1954 donc ; et je tombe sur ce paragraphe, qui se trouve être le deuxième (c'est moi qui souligne) :

« Mon intérêt, dans les lignes qui suivent, se limitera aux funérailles de Colette. Il n'est pas question du refus, pour une fois digne, de l'archevêché, ni de la sotte intervention de Graham Greene. C'est bien le caractère national des funérailles qui me retient. »

Monsieur Laurent, je vous le dis rondement et sans fioriture : vous m'emmerdez considérablement ! C'est que, depuis plus d'une heure que j'ai lu votre incise malencontreuse, je ne pense plus qu'à cela : quelle fut-elle donc, cette “sotte intervention de Graham Greene” que vous passâtes si cavalièrement sous silence, la pensant, je suppose, connue de tous ? Pas moyen, au moins dans l'immédiat, d'éclaircir la chose ! Et, la découvrirait-on, cette intervention, est-il bien sûr que nous la jugerions aussi sotte que M. Laurent nous le dit ? Allez savoir ! Peut-être y trouverait-on matière à discussion – voire à débat, comme on dit si imbécilement de nos jours.

Le seul avantage des interrogations entre lesquelles je me débattais, faisant presque tanguer l'habitacle qui m'hébergeait, c'est que Catherine, soudain, se trouvait de nouveau assise à ma droite dans la voiture et que j'avais perdu toute conscience du temps, lequel en avait profité pour s'enfuir sans m'en apercevoir.
 
Mais tout de même…

lundi 9 janvier 2023

Et les chuchoteurs se mirent à parler

Comment rendre compte d'un tel livre * ? Quels mots trouver pour évoquer ces légions de fantômes qui se matérialisent et prennent chair à chaque page que l'on tourne ? Poser la question, c'est déjà admettre que l'on n'y parviendra pas ; ou fort mal. Pourtant, parvenu presque au bout de ces huit cents pages, le lecteur se sent comme tenu de s'y essayer.

Le sous-titre du livre d'Orlando Figes, historien anglais des plus remarquables, ce sous-titre dit à la fois tout et peu de choses : Vivre et survivre sous Staline. Il dit tout sur le sujet de son extraordinaire livre ; mais rien, rien encore, à propos de ces dizaines, ces centaines d'hommes et de femmes dont il a recueilli les témoignages avant qu'ils ne disparaissent, dont il a lu les journaux, mémoires, lettres, dont il a interrogé les descendants, etc. Et il ne dit rien de l'art prodigieux avec lequel il a composé sa fresque, orchestré et dirigé cette immense cacophonie de souffrances, de misères, de malheurs, de morts, de trahisons quotidiennes et, parfois, de sublimes dévouements.

Comme le dit Emmanuel Carrère dans sa préface, « Ce livre est né d'une urgence : la génération qui avait accédé à l'âge adulte sous Staline était en train de disparaître, ceux qui avaient connu la répression avaient plus de quatre-vingts ans […], il restait à faire quelque chose qui ne pouvait être fait qu'à ce moment-là, juste avant que les dernières voix se taisent ».

Les Chuchoteurs est composé de neuf chapitres strictement chronologiques, qui sont comme les stations du chemin de croix de la Russie entre 1917 et 1956 (bien que l'ultime de ces stations, intitulée Mémoire, s'étale de 1956 à 2006, date qui est le temps présent du livre). Et c'est parce que cette chronologie est rigoureuse que certains individus, certaines familles apparaissent dans un chapitre, puis s'effacent pour laisser place à d'autres individus, d'autres familles, avant de revenir trois ou quatre chapitres plus loin, lorsque la tyrannie les rempoigne ou que le temps les libère… momentanément.

Ces individus, qui sont-ils ? À de rares exceptions près – l'écrivain Constantin Simonov par exemple –, des inconnus, des anonymes, des silencieux, appartenant à toutes les classes de l'Union soviétique : paysans, ingénieurs, professeurs, ouvriers, artistes, policiers, membres de la nomenklatura ou semi-vagabonds. Tous destinés à disparaître et ressuscités ici. Grâce à Figes, ils cessent d'être anonymes et se mettent à nous parler. Et leur présence devient évidente.

Prsésence renforcée par les dizaines de photographies qui jalonnent le livre : clichés en noir et blanc, souvent d'assez mauvaise qualité, faisant émerger des visages, quelques bribes de décor parfois, par quoi le lecteur est pris souvent plus violemment encore que par le texte qui les entoure et les justifie. 

J'ai ainsi rêvé longtemps, à la page 104, devant la photo de la famille Vittenbourg, prise en 1925 à Olguino, station huppée du golfe de Finlande, pas très loin de Saint-Pétersbourg. On y voit, dressée en plein air, la table de ce qui semble être un goûter.  Autour, Pavel et Zina, les parents, jeunes et assez élégants, et leurs trois filles, Veronica, Valentina et Evguenia, toutes trois vêtues de robes blanches légères et dont les âges s'échelonnent de 3 à 13 ans. Les deux aînées ont leurs cheveux bruns nattés, la plus jeune, cheveux plus courts, est assise dans une chaise haute de bébé et tourne la tête vers le photographe – et donc vers nous, vers moi.

Ici, à la page 104, j'ignorais encore ce qui allait arriver à Pavel, le brillant géologue, à Zina, sa femme médecin, ni quels vents contraires allaient disperser leurs trois filles, si sages devant leur tasse de thé et leur part de gâteau. Mais le fait de savoir qu'il allait fatalement se produire tôt ou tard une violente déflagration dans leur vie somme toute privilégiée, cette prescience me rendait plus intense, plus authentique l'existence qui fut la leur, qui était encore la leur au moment où le photographe appuyait sur le déclencheur.

Et je me rends compte que, comme pressenti, je suis en train d'échouer : si je fais mine de me concentrer sur le paradis perdu des Vittenbourg, c'est tout bonnement pour tenter de masquer mon impuissance à évoquer, seulement évoquer, l'ensemble du gigantesque tableau offert par Orlando Figes.

C'est peut-être normal, après tout. Il doit en aller de ce chemin de croix livresque comme de tous les autres : en parler ne sert à rien, il faut le parcourir – mieux : le lire.

* Orlando Figes, Les Chuchoteurs – Vivre et survivre sous Staline, Denoël, 2007, 792 p.

dimanche 8 janvier 2023

Quand on s'promène au bord de l'eau…

 

Ce serait tellement plus drôle d'aller patauger dedans

plutôt que de rester assis au bord.

Mais il y a cette maudite laisse…

dimanche 1 janvier 2023

Le partage des ans

 

En décembre, longue remontée de l'Orénoque.