Comment rendre compte d'un tel livre * ? Quels mots trouver pour évoquer ces légions de fantômes qui se matérialisent et prennent chair à chaque page que l'on tourne ? Poser la question, c'est déjà admettre que l'on n'y parviendra pas ; ou fort mal. Pourtant, parvenu presque au bout de ces huit cents pages, le lecteur se sent comme tenu de s'y essayer.
Le sous-titre du livre d'Orlando Figes, historien anglais des plus remarquables, ce sous-titre dit à la fois tout et peu de choses : Vivre et survivre sous Staline. Il dit tout sur le sujet de son extraordinaire livre ; mais rien, rien encore, à propos de ces dizaines, ces centaines d'hommes et de femmes dont il a recueilli les témoignages avant qu'ils ne disparaissent, dont il a lu les journaux, mémoires, lettres, dont il a interrogé les descendants, etc. Et il ne dit rien de l'art prodigieux avec lequel il a composé sa fresque, orchestré et dirigé cette immense cacophonie de souffrances, de misères, de malheurs, de morts, de trahisons quotidiennes et, parfois, de sublimes dévouements.
Comme le dit Emmanuel Carrère dans sa préface, « Ce livre est né d'une urgence : la génération qui avait accédé à l'âge adulte sous Staline était en train de disparaître, ceux qui avaient connu la répression avaient plus de quatre-vingts ans […], il restait à faire quelque chose qui ne pouvait être fait qu'à ce moment-là, juste avant que les dernières voix se taisent ».
Les Chuchoteurs est composé de neuf chapitres strictement chronologiques, qui sont comme les stations du chemin de croix de la Russie entre 1917 et 1956 (bien que l'ultime de ces stations, intitulée Mémoire, s'étale de 1956 à 2006, date qui est le temps présent du livre). Et c'est parce que cette chronologie est rigoureuse que certains individus, certaines familles apparaissent dans un chapitre, puis s'effacent pour laisser place à d'autres individus, d'autres familles, avant de revenir trois ou quatre chapitres plus loin, lorsque la tyrannie les rempoigne ou que le temps les libère… momentanément.
Ces individus, qui sont-ils ? À de rares exceptions près – l'écrivain Constantin Simonov par exemple –, des inconnus, des anonymes, des silencieux, appartenant à toutes les classes de l'Union soviétique : paysans, ingénieurs, professeurs, ouvriers, artistes, policiers, membres de la nomenklatura ou semi-vagabonds. Tous destinés à disparaître et ressuscités ici. Grâce à Figes, ils cessent d'être anonymes et se mettent à nous parler. Et leur présence devient évidente.
Prsésence renforcée par les dizaines de photographies qui jalonnent le livre : clichés en noir et blanc, souvent d'assez mauvaise qualité, faisant émerger des visages, quelques bribes de décor parfois, par quoi le lecteur est pris souvent plus violemment encore que par le texte qui les entoure et les justifie.
J'ai ainsi rêvé longtemps, à la page 104, devant la photo de la famille Vittenbourg, prise en 1925 à Olguino, station huppée du golfe de Finlande, pas très loin de Saint-Pétersbourg. On y voit, dressée en plein air, la table de ce qui semble être un goûter. Autour, Pavel et Zina, les parents, jeunes et assez élégants, et leurs trois filles, Veronica, Valentina et Evguenia, toutes trois vêtues de robes blanches légères et dont les âges s'échelonnent de 3 à 13 ans. Les deux aînées ont leurs cheveux bruns nattés, la plus jeune, cheveux plus courts, est assise dans une chaise haute de bébé et tourne la tête vers le photographe – et donc vers nous, vers moi.
Ici, à la page 104, j'ignorais encore ce qui allait arriver à Pavel, le brillant géologue, à Zina, sa femme médecin, ni quels vents contraires allaient disperser leurs trois filles, si sages devant leur tasse de thé et leur part de gâteau. Mais le fait de savoir qu'il allait fatalement se produire tôt ou tard une violente déflagration dans leur vie somme toute privilégiée, cette prescience me rendait plus intense, plus authentique l'existence qui fut la leur, qui était encore la leur au moment où le photographe appuyait sur le déclencheur.
Et je me rends compte que, comme pressenti, je suis en train d'échouer : si je fais mine de me concentrer sur le paradis perdu des Vittenbourg, c'est tout bonnement pour tenter de masquer mon impuissance à évoquer, seulement évoquer, l'ensemble du gigantesque tableau offert par Orlando Figes.
C'est peut-être normal, après tout. Il doit en aller de ce chemin de croix livresque comme de tous les autres : en parler ne sert à rien, il faut le parcourir – mieux : le lire.
* Orlando Figes, Les Chuchoteurs – Vivre et survivre sous Staline, Denoël, 2007, 792 p.