vendredi 30 mai 2014

Chiens fantômes


Dès que se produisaient les bruits caractéristiques d'une activité culinaire – cliquetis de couverts, raclement de la planche à découper, chuintement du frigo que l'on ouvre, glissement du couteau à viande hors de son présentoir –, les trois chiens venaient se masser devant la porte de la cuisine, rendant malaisé pour nous d'y entrer ou d'en sortir. Swann et Elstir épandaient leurs cent vingt kilos conjoints précisément dans le passage, cependant que Bergotte prenait sa place un peu en arrière et légèrement décalée sur la droite. Hommage au sexe ou à la masse de ses deux “frères” ? On n'en saura rien, oublions.

Il y a quelques jours de cela, Catherine m'a fait observer que, depuis le mois dernier qu'elle était seule représentante de la gent canine, lorsque les sons familiers et annonciateurs de reliefs comestibles se faisaient entendre, Bergotte rappliquait évidemment à l'orée de la cuisine, mais que, malgré l'absence des deux autres, elle continuait d'occuper sa place traditionnelle, en retrait.

Nous en avons évidemment tiré la seule conclusion raisonnable possible : les fantômes de Swann et Elstir (ou d'Elstir et Swann, si l'on s'en tient à la rigoureuse chronologie de leurs désincarnations) continuent d'occuper la maison, et, parce que les chiens sont créatures d'habitude, viennent se coucher naturellement aux places qui étaient les leurs lorsqu'il fallait les enjamber pour passer d'une pièce à l'autre, au moment de la confection des repas. Nous ne les voyons évidemment pas, mais Bergotte, elle, sait très bien qu'ils sont là, corps ramassé entre les pattes, yeux attentifs, langue légèrement pendante sur le côté de la gueule, souffle discret, attendant le bout de gras que la cuisinière va laisser échapper tout à l'heure.

Depuis cette révélation dont on se serait passé, non seulement nous regardons Bergotte différemment, mais nous arpentons les pièces avec une sorte de retenue à laquelle nous n'étions pas habitués. Et, sans nous l'avouer, nous guettons les signes.

Un dernier tour du côté de chez Swann


C'était au mois d'avril

jeudi 29 mai 2014

Physiologie du Goux

En conclusion des deux mémorables articles que j'ai récemment consacrés à la cuisine française, je citais, parce qu'il m'avait servi de fond de sauce, le livre de Florent Quellier, en précisant que, malheureusement, il n'était pas d'un grand styliste ; j'aurais pu préciser : ni d'un grand humoriste.

Le Festin en paroles de Jean-François Revel, que je viens d'achever, comble ces deux manques au-delà de toute espérance. Il est en outre d'une érudition aussi riche et légère qu'une sauce de Carême. Ce sont trois cents pages dont on ne sait si l'on doit les savourer tel un grand cru de Bourgogne ou les engloutir comme une tourte fumante. Elles ont en tout cas cette vertu paradoxale de combler la faim tout en ouvrant l'appétit. C'est pourquoi, à peine sorti du banquet revellien, je me suis empressé de commander chez mon traiteur habituel une biographie de Marie Antoine Carême (dit Antonin) et la Physiologie du goût de Jean-Anthelme Brillat-Savarin. Pour faire le pont entre celui-là et ceux-ci, je vais m'avancer vers le buffet où m'attendent Anthony Rowley et son Histoire mondiale de la table. J'ai déjà la serviette autour du col.

mercredi 28 mai 2014

Le poil de barbe et le brin de gazon


Je ne suis pas certain que nous soyons bien nombreux à nous être penchés un jour sur l'existence, semblablement pénible, du poil de barbe et du brin de gazon. Je vois déjà les sourires et les haussements d'épaules de ceux qui prétendent ne se consacrer qu'aux sujets essentiels à l'homme : les énergies renouvelables, la féminisation des noms de métiers, les jeux paralympiques, l'égalité devant le mariage ou les élections européennes, pour ne citer que les fondamentaux. Mais qui a dit qu'être conscient de tous ces grands sujets devait empêcher d'accorder un peu d'attention aux humbles silencieux, aux martyrs infinitésimaux, à tous ces crucifiés dérisoires ? Or, c'est bien ce que sont le poil de barbe et le brin de gazon.

De l'aube au crépuscule, le brin pousse ; millimètre après l'autre, il s'efforce de monter vers la lumière, de dépasser de la tête ses congénères brins : ce n'est pas chez lui qu'il faudra chercher un quelconque amour de l'égalité ! Le brin veut être plus haut, plus gras, plus vert : telle est sa nature. Le poil est encore plus enragé d'accroissement, puisque même la nuit ne le trouve pas en repos ; de minute en minute, il tend de toutes ses forces vers la pilosité d'archimandrite. Tout comme le brin, sa vie a un but, et il pourrait même, si on le laissait en paix, accéder à une forme de bonheur, primitif mais précieux.

Mais voici que les tondeuses sortent, de la housse de toile imperméable ou de l'abri de jardin mangé de lierre. D'une main négligente, l'homme, cet égalitarien féroce, conduit le massacre et ramène chacun, poil et brin, à sa misérable condition première. Quand le ronflement des moteurs se tait, le jardin est devenu un champ triste, le menton une nécropole. Il reste au poil et au brin, insensibles au découragement comme à la dépression de croissance, à reprendre leur ascension vers leur zénith minuscule, sachant que le temps ne leur sera pas laissé de l'atteindre.

Une chose apparaît alors certaine, ou au moins probable : le mythe de Sisyphe n'a pas été élaboré pour l'homme, mais bien pour ces frères d'infortune, le poil et le brin. 

mardi 27 mai 2014

L'expérience bienheureuse


Hier soir, à l'heure où les folliculaires régurgitent ce qui a été par eux avalé au courant de la journée, le président de hasard d'un ancien grand pays terrestre s'est posé en face d'une caméra ; derrière lui avaient été disposés des livres anciens, ce qui accroissait encore le côté irréel de ce que nous allions connaître. Lorsque la boîte à image a commencé son office, le président s'est appliqué à remuer les lèvres sans faire de grimace. Aucun son n'en est sorti ; ce fut une expérience étrange, bienheureuse, les cinq minutes de télévision les plus reposantes qui furent jamais.

lundi 26 mai 2014

Le jour d'après


Séiiisme ! se mit à hurler celui-ci ; tremblement de teeerre ! s'égosilla celui-là. Raz-de-marééée ! entendit-on gémir cet autre ; tsunamiii ! fit en écho son voisin, qui avait pratiqué les langues orientales. Partout dans les lucarnes on pleurait, grondait, menaçait, sauf le populo qui souriait en coin ; le désarroi et l'ironie étaient palpables.

Au matin du jour d'après ce sombre dimanche marial, il tombait une petite pluie anodine, et l'Europe continuait de s'enfoncer lentement dans sa lagune, sous le regard mort des touristes bruxellois, en short et sandales sur les pontons. Un peu plus loin, le carnaval s'apprêtait.

dimanche 25 mai 2014

Ah ! ça cuira, ça cuira, ça cuira ou la révolution aux fourneaux


Révolution, le mot n'est pas exagéré. Dans les premières décennies du XVIIe siècle, les épices exotiques, qui avaient fait les délices du Moyen Âge et de la Renaissance, quittent les cuisines et les tables ; elle n'y reviendront pas avant longtemps. Seuls survivent à l'hécatombe le poivre rond – le nôtre – et le clou de girofle ; et celles qui ne disparaissent pas complètement, comme le gingembre et la cannelle, se retrouvent assignées à résidence dans les seuls desserts. La place qu'elles libèrent dans les marmites va être occupée par les herbes et les aromates “de souche” : persil, ciboulette, thym, laurier…), cependant que le beurre (ou l'huile dans le sud) font leur entrée dans la confection des sauces, pratique quasiment inconnue aux époques précédentes, et que le sucré disparaît de la plupart des plats.

Parallèlement à cela, on voit naître, chez les gâte-sauces et les gens de goût, une préoccupation neuve, celle de ne point trop faire cuire les viandes ni les légumes, afin d'en respecter les saveurs et les textures propres : de la nouvelle cuisine trois siècles avant la nôtre. Dans ses Délices de la campagne (1654), Nicolas de Bonnefons se montre catégorique : pour lui, un potage aux choux doit sentir le chou, celui aux poireaux, le poireau, et celui aux navets, le navet. Les mets doivent certes être apprêtés, mais plus être rendus méconnaissables. Les prescriptions de l'auteur de L'art de bien traiter (1674) sont très claires à ce sujet : « […] la meilleure façon, & la plus saine de manger le rosty, tel qu'il puisse estre, c'est de le dévorer tout sortant de la broche dans son jus naturel, & pas tout à fait cuit, sans y apporter de précautions incommodes, qui détruisent par leurs façons étrangères le goust véritable des choses. » Corollaire de ces exigences, c'est à cette époque que les bouchers se mettent à différencier les morceaux des animaux qu'ils débitent : aloyau, tranche, culotte et filet pour le bœuf, gigot, carré, épaule ou côtelette pour le mouton, etc. C'est aussi à ce moment qu'apparaît sur les tables aristocratiques la saucière, qui permet de présenter à part la viande et son jus.

Le changement est si complet que, très vite, les Français qui voyagent commencent à se plaindre de la nourriture qu'on leur sert ailleurs en Europe, et qui est pourtant celle dont se régalaient encore leurs grands-parents. En 1691, la comtesse d'Aulnoy gémit de ce que la cuisine espagnole est immangeable, car assaisonnée d'épices et de safran ; lors de sa traversée de l'Allemagne, quelques décennies plus tôt, Marie de Gonzague, en route pour aller épouser le roi de Pologne, s'était lamentée de ne pouvoir presque rien avaler des différents banquets organisés en son honneur, et pour les mêmes raison de surépiçage

Cela marche d'ailleurs dans les deux sens. Voici ce qu'écrit la princesse Palatine, belle-sœur de Louis XIV, dans son parler inimitable : « J'ai tellement affriandé ma gueule allemande à des plats allemands que je ne puis souffrir, ni manger un seul ragoût français. » Et de pleurer le chou au sucre et la soupe à la bière de sa prime jeunesse…

Pourquoi un changement si rapide et si complet ? D'où vient cette bérézina des épices ? On l'a vu dans le précédent billet, l'un de leurs plus puissants attraits était qu'elles coûtaient fort cher et étaient donc hautement valorisantes pour l'hôte en mesure de les servir. Or, à compter de la fin du XVe siècle, la formidable expansion maritime de l'Europe fait que ces mêmes épices arrivent désormais en grandes quantités et que leurs prix chutent considérablement. Il y a pis : ce commerce est principalement aux mains des Portugais et des Espagnols d'abord, des Hollandais et des Anglais ensuite. Si bien que ce qui était une preuve de richesse devient un signe de dépendance à l'égard des puissances étrangères. D'où le repliement sur les herbes et les aromates locaux. La France, et surtout la Cour, de Louis XIV se considérant comme l'épicentre de la civilisation, il était désormais logique que les épices cessassent d'être simplement exotiques pour devenir barbares.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce moment-clé de la cuisine française. Mais je ne veux pas provoquer chez mes aimables commensaux de fâcheuses indigestions de lecture. Les ouvrages sur le sujet sont suffisamment nombreux pour que chacun trouve celui qui lui convient. En ce qui me concerne, je me suis appuyé, pour les deux volets, sur La Table des Français, livre que M. Florent Quellier a publié aux Presses universitaires de Rennes, et qui est sous-titré Une histoire culturelle (XVe – début XIXe siècle). On peut en faire son beurre, même s'il n'est pas d'un grand styliste.

samedi 24 mai 2014

De l'exotisme culinaire sans bouger de chez soi


Notre siècle, stupide en cela comme en tant d'autres matières, s'imagine souvent être le premier dans l'histoire à découvrir les saveurs et les parfums des “cuisines du monde” ; or, rien n'est plus faux. Si l'on veut mettre de l'exotisme sur sa table, il n'est nul besoin de se déplacer dans l'espace : un voyage dans le temps y suffit bien. 

Le Viandier de Taillevent est l'un des plus anciens livres de cuisine français : sa première version manuscrite connue remonte à la fin du XIIIe siècle ; il fut également le premier livre de recettes imprimé, dès 1486. Son succès s'étale sur trois siècles – XIVe, XVe et XVIe –, ce qui fera rêver tous les actuels marmitons qui se piquent de publier. On y découvre que le Moyen Âge eut la passion des épices, et que sa cuisine était beaucoup plus relevée que la nôtre, tout “citoyens du monde” que nous nous voulions. Voici ce que prescrit Le Viandier de Taillevent :

« Épices qu'il faut à ce présent Viandier : gingembre, cannelle, girofle, graine de paradis, poivre long, spic, poivre rond, fleur de cannelle, noix de muscade, feuilles de laurier, galanga, macis, lores, cumin, sucre, amandes, aulx, oignons, ciboules, échalotes. »

On notera aussi que, dès cette époque, les différences régionales s'affirment : si les Anglais aiment le mélange gingembre/poivre, les Français privilégient la combinaison gingembre/cannelle. Autre fait intéressant : ce goût prononcé pour les épices exotiques se développe en Europe occidentale dès le haut Moyen Âge, c'est-à-dire avant la Première Croisade. On peut penser que les invasions arabes n'y furent pas pour rien, ce qui tendrait à prouver qu'il a pu arriver que ces gens servissent réellement à quelque chose. Même le “salé-sucré” n'est pas une innovation de notre temps : le monde médiéval le pratique couramment, même si c'est plus volontiers en Angleterre, en Italie ou en Catalogne qu'en France. Pourquoi une telle passion pour les épices ?

D'abord parce qu'elles servent de “marqueur social”, étant donné leur coût prohibitif : une table toute imprégnée d'odeurs est un “signe extérieur de richesse” indubitable. Il va de soi, précisons-le tout de même, que ces phénomènes ne concernent que l'aristocratie et la bourgeoisie aisée : l'énorme masse des paysans est hors d'état de pouvoir s'offrir de tels luxes.

La seconde raisons de la faveur des épices est que l'homme médiéval est persuadé que toutes ne peuvent venir que de l'Orient ou de l'Inde ; c'est-à-dire de régions réputées être voisines du jardin d'Eden, puisque, à cette époque, le paradis biblique est encore situé sur terre. Bien entendu, cette proximité est jugée très bénéfique, à la santé, la longévité, etc. C'est d'ailleurs pour cela que beaucoup d'épices ont d'abord été utilisées comme plantes médicinales, avant de passer à la cuisine…

 … puis de disparaître tout à fait. Car, au début du XVIIe siècle, se produit une véritable révolution culinaire : en quelques décennies seulement, toutes les bases de ce qu'on appelle aujourd'hui la “cuisine française” vont être posées, et les épices vont entrer dans un très long hiver.

Nous y reviendrons.

vendredi 23 mai 2014

Ouvrir l'homme par le numérique


Le numéro d'été du Débat, qui vient de m'arriver, comprend trois dossiers d'inégales importances. Le premier est aussi le plus volumineux (cent pages) et porte un titre à la sobriété ambitieuse : Définir l'homme. Il va de soi que si d'aventure j'y glanais en effet une définition aussi satisfaisante que définitive, je ne manquerais pas de vous le faire savoir : ça peut toujours être utile.

Le second dossier (un peu plus de quarante pages) semble a priori  mieux “bordé”, quoiqu'on puisse y déceler d'entrée une impossibilité biologique sous-jacente : Les enfants du mariage homosexuel. J'avoue que j'ai bien hâte de lire les avis de Mme Catherine Dolto sur la question. Les Dolto sont à la superstition nuisible, encore appelée psychanalyse, ce que les Kim sont à la Corée du Nord : c'est une affaire de lignage ; sauf que les Kim ont une génération d'avance.

Le troisième dossier est le plus mince (vingt pages) mais aussi, à mes yeux, le plus intrigant dans sa formulation : Ouvrir l'université par le numérique ? L'un de mes anciens patrons disait que l'on ne doit jamais faire de titre sous forme interrogative, dans la mesure où nous autres, remplisseurs de journaux et meneurs de revues, sommes là pour répondre aux questions et non pour les poser. (C'est une leçon qui, manifestement, n'est jamais parvenu jusqu'au cortex des concepteurs d'Atlantico, qui semblent incapables de concevoir un titre autrement que sous forme interrogative – c'était une incise.)

Non, ce qui me frappe davantage que ce point questionneur, c'est la construction : Ouvrir l'université par le numérique. Je comprendrais que l'on souhaitât l'ouvrir au numérique (je suppose que c'est déjà fait depuis lurette), mais par ? Du coup, parce qu'il ne comprend pas ce qu'on veut lui dire, l'esprit entre en vagabondage ; et, cherchant à décrypter le message, finit par lui trouver des relents vaguement obscènes. Remplaçons l'université par autre chose et contextualisons : « C'était bien, ta soirée de samedi ? – D'enfer ! Je me suis fait ouvrir par le numérique, je ne te dis que ça… »

Et l'on en arrive à se demander, un peu hébété tout de même, si l'ouverture par le numérique ne serait pas la solution cachée pour, in fine, voir apparaître ces fameux enfants du mariage homosexuel, dont on nous entretenait juste avant. Un abîme s'ouvre, la confusion est partout.

jeudi 22 mai 2014

La beauté du monde


Moi aussi, j'en avais assez de tomber sur Leonarda Wurst dès que j'ouvrais ce damné blog. Pour dissiper le cauchemar, quoi de mieux que les sables de la Baie et ses pèlerins minuscules ? La photographie est de Catherine, comme il se doit.

mercredi 21 mai 2014

Oui, la France va gagner l'Eurovision !


Puisqu'une certaine Conchita Saucisse a pu remporter le fameux trophée grâce à sa barbe, il n'y a pas de raison que notre Leonarda Boudin fasse moins bien avec sa paire de sourcils ! D'autant que, d'ici 2015, ils auront eu le temps d'opérer enfin la jonction vers laquelle ils tendent.

Il est donc l'heure de rappeler à nous notre future égérie, de lui ouvrir nos bras fraternels, lui confisquer ses crèmes dépilatoires ; et de communier tous ensemble dans l'espoir d'une France à nouveau gagnante, dominatrice et sûre d'elle-même. Reviens vite, Leonarda B., reviens-nous !

lundi 19 mai 2014

Papa blogueur… bébé pleureur…


Vrai, ils me feraient presque pitié. Vingt-quatre heures sans internet et, de retour, je les trouve tous en train de sangloter. ¿ Qué pasa ? Un drame, une tragédie, que dis-je ? un tsunami : Juan Sarkofrance annonce qu'il se fait ermite et entre dans le silence. (Tout le monde semble avoir oublié qu'il était déjà plus ou moins censé la fermer lorsque Sarkozy a été éjecté par Hollande : il est possible qu'il tente de battre le record des faux départs, détenu, si ma mémoire est bonne, par Tino Rossi.) Du coup, tout le monde y va de sa larme ou de son appel à la résistance. Les seconds sont les plus raisonnables : on sent qu'ils n'y croient qu'à moitié, ou qu'ils s'en foutent, et ils se débarrassent de la corvée du commentaire par un : « Allez, courage, un coup de mou ç'arrive à tout le monde ! Sursum corda, bon sang de bois ! » Les premiers sont plus amusants. Il y a les indignés (« Ah non, Juan, pas toi ! Tu ne peux pas nous faire ça ! On compte sur toi, bordel ! »), et les fatigués (« Ah ! comme je te comprends ! Moi aussi, j'ai souvent cette tentation d'arrêter… c'est terrible, ce poids sur nos épaules… Mais, en même temps, l'avenir du futur dépend de nous… Restons vigilants et forts, nom de dieu de cramouille à queue ! »)

Et moi-je ? Où me situé-je ? Assez nettement du côté de ceux qui n'en ont rien à battre, évidemment ; un écolo-socialiste qui décide de fermer sa margoulette, c'est un peu comme un journal qui meurt : presque toujours une bonne nouvelle. En même temps, vu la manière dont notre brave progressiste écrivait le français (qui semblait être pourtant sa langue maternelle), je vais être privé d'un réservoir riche pour mes Modernœuds.

Et puis, si vraiment il disparaît, ce que j'ai du mal à croire, on ne saura jamais si sa marmaille, un jour prochain, ira s'inscrire au Front national, juste pour ce plaisir, unique dans une vie, de faire chier papa blogueur.

dimanche 18 mai 2014

Une journée avec… Cette semaine : Michel Desgranges


 Il y a toujours de belles découvertes à faire, quand on se trouve invité chez Agnès et Michel Desgranges. Les deux ânes, pour commencer : Jupiter et Lazare ; on ne sait si on se retrouvera au paradis avec eux (il avait été question de Francis Jammes, durant le déjeuner qui venait de se terminer), mais pour l'instant, nous partageons bien la même portion de Terre.

Ensuite viennent les trois chats : deux que je n'ai encore jamais réussi à voir, tant ils se méfient – et ils ont probablement raison – des étrangers, et le troisième, Visiteur, qui a passé l'essentiel de la journée à s'approcher au plus près de Bergotte en
soufflant, crachant et grondant à qui mieux mieux, sans provoquer autre chose chez le chien qu'une totale indifférence à ses simagrées, qu'il a probablement dû trouver assez vexante à la longue.

De retour à la maison, il est temps de passer à des contemplations plus intellectuelles. Cependant que les deux femmes ont mystérieusement disparu je ne sais où, Michel me montre les quelques lettres autographes qui sont en sa possession. C'est à peine si j'ose poser mes gros doigts contemporains sur une courte missive de Chateaubriand, datée de 1822. La
seconde est de Barbey d'Aurevilly, je crois bien me souvenir qu'elle est non datée, mais sans en être sûr tout à fait. Quant à la troisième, elle a été adressée par Villiers de L'Isle-Adam à Léon Bloy, puis intégralement recopiée par celui-ci ; il s'agit donc d'une lettre de Villiers exprimée par la l'écriture de Bloy. Nous en verrons une autre un peu plus tard – j'ai oublié de qui : je ferais décidément un bien piètre mémorialiste –, à l'écriture fort élégante vue à cinquante centimètres, mais à peu près illisible lorsqu'on s'en rapproche.

Enfin, il m'a été donné de lire le début du premier chapitre du prochain roman (s'il se montre moins fainéant que moi et parvient au bout de son ouvrage…) du maître des lieux. Il s'agit du second volume de ses Mœurs contemporaines, venant à la suite d'Une femme d'État. Dans les deux pages que j'ai lues, on découvre un éminent ontologue (oui, je crois bien que c'est ça) aux prises avec le délicat problème que son épouse l'a sommé de prendre en charge, à savoir l'achat d'un flacon d'assouplissant textile à la supérette locale. Je sais d'ores et déjà que je ne pourrai jamais plus entendre le mot Soupline sans être pris d'un léger frisson de crainte.

Pendant ce temps, Visiteur continuait de tourner autour de Bergotte, par cercles centripètes, en essayant de faire le chat méchant.

samedi 17 mai 2014

Houellebecq, écrivain de la joie pure


Je ne suis pas un farouche partisan du paradoxe, qui n'est généralement qu'une amusette d'adolescent. Néanmoins, après avoir relu tous ses romans sauf un (Extension du domaine de la lutte, qui me semble à cette heure son meilleur, mais que je connais trop “par cœur” pour y revenir encore), je tiens Michel Houellebecq pour l'écrivain le plus roboratif de ces vingt dernières années. Il y a indubitablement une sorte de joie qui émane de ses pages, son désespoir a quelque chose d'un grand vent de printemps : il chasse les miasmes du mensonge convenu, il balaie les pesanteurs que l'on croyait être le seul à subir, on se plonge dans son humour désespéré comme dans une petite cascade soustraite au regard des touristes. Pour tout lecteur sachant le lire, Houellebecq devient instantanément un ami, à la fois le Grand Consolateur et le petit animal que l'on prend entre ses bras pour tenter de lui faire oublier un moment la noirceur générale. Houellebecq est une sorte de midinette nantie d'un cerveau impitoyable, et c'est cette alchimie improbable qui crée la déflagration créatrice ; comme, chez Proust, l'alliance entre une sensibilité d'enfant et une intelligence surhumaine.

Et c'est pourquoi Houellebecq m'a déçu. Après Extension et Les Particules élémentaires, je m'attendais à voir surgir un génie ; j'escomptais de lui le chef-d'œuvre du XXIe siècle. Or, pour l'instant, il ne l'a pas donné. Ses romans suivants n'étaient pas mauvais, ils étaient en tout cas bien meilleurs que tout ce que peuvent lancer dans le public les plumitifs dont les noms vous viennent à l'esprit, mais ce grand roman que j'attendais n'est toujours pas venu, Houellebecq n'a pas répondu à mon attente.

Cela peut encore venir, je ne retire pas mon amour aux gens aussi facilement. Mais pourquoi me malmène-t-il ainsi ? Quand je le vois perdre son temps avec cet imbécile d'Aubert, j'ai presque l'impression d'être cocu. Qu'importe, après tout…

Néanmoins, je sens qu'il est encore là, et je veux croire que la flamme n'est pas éteinte. Ses livres déjà anciens vibrent dès qu'on les rouvre, j'en témoigne. Le XXe siècle devra rendre compte à Houellebecq de ce qu'il fut, nul n'a fait tomber plus de masques que lui.

Attendons encore.

Mais revenons à la base, à cette déflagration ressentie, vers 1994 ou 95, à la lecture d'Extension du domaine de la lutte. Ce roman m'a été apporté un matin, à France Dimanche, par mon chef du rewriting, lequel le tenait de son fils, qui devait l'avoir obtenu de Philippe Muray. Il s'est trouvé que, ce jour-là, aucun travail ne m'a été confié, et que j'ai donc passé mon temps à lire ce livre. Déflagration est le bon mot : j'ai compris instantanément que la trop fameuse “génération 68” venait de mourir, qu'un nouvel écrivain l'avait mise à nu. J'en ai ressenti une excitation extraordinaire, une jubilation intellectuelle comme je ne m'en étais jamais connu. Ce jour-là, dans les locaux levalloisiens où je gagnais ma croûte, j'ai su qu'on venait de changer d'époque, et que j'en étais profondément soulagé.

Depuis, donc, j'attends le chef-d'œuvre.

vendredi 16 mai 2014

De la nauséabonderie d'Outre-Manche

Ce livre nous a été présenté hier, chez et par Michel Desgranges – celui-ci entre beaucoup d'autres, comme à chacune de nos visites. La lecture rapide du texte de quatrième nous a tout de suite emballés, Catherine et moi, on se demande bien pourquoi. Voici ce qu'il dit :

Carlyle est un écrivain quelque peu effrayant. Réactionnaire et violente, son œuvre regorge d'idées et de sentences à faire frémir humanistes et progressistes : pour lui, la démocratie est “le chaos doté d'urnes électorales”, le monde doit être dirigé par des héros dont il affirme la supériorité morale ; il se prononce contre l'abolition de l'esclavage ; quant à la première Exposition universelle, elle lui fait l'effet d'un “grand bazar industriel”. Ne nous donnons pas la peine d'aller plus loin, il suffit de compléter par cette description lapidaire que fit de lui Spencer dans son Autobiographie : « Il sécrétait chaque jour une certaine quantité d'imprécations et il lui fallait trouver quelque chose ou quelqu'un sur qui les déverser. » Voilà le portrait peu flatteur qu'on pourrait rapidement dresser de cet esprit aussi contrarié qu'un Céline.

En France, Carlyle est presque complètement ignoré. Sans doute son aversion pour notre pays, qu'il jugeait frivole et superficiel, et auquel il préférait la rigoureuse et sérieuse Allemagne, n'y est-elle pas pour rien. Choisir entre deux nations qui se considèrent comme des ennemis héréditaires, c'est nécessairement s'en mettre une à dos. Il aggrava d'ailleurs son cas en applaudissant des deux mains la victoire allemande en 1870. Malgré cela, il était encore lu au début du XXIe siècle : certains de ses ouvrages passèrent, par exemple, entre les mains de Proust ou Claudel.

Il y a quelque chose d'énigmatique dans l'existence même d'un tel livre. Ouvrage improbable pour l'époque, il l'est encore aujourd'hui à maints égards, malgré l'habitude que nous avons des expé­rimentations littéraires. Tenant à la fois de l'essai philosophique, du roman d'apprentissage, ou encore de la satire, le Sartor Resartus résiste à toutes les classifications et se dresse avec un charme capi­teux en singularité pure dans l'horizon littéraire.

Le livre nous arrivera d'ici trois ou quatre jours : on en reparlera éventuellement.

Faut-il éclater de rire ou bien se taire ?

Établissement d'une motion de synthèse dans un congrès socialiste.


Hier, Maître Jacques se demandait pour quelles raisons les blogueurs nauséabonds semblaient se faire moins présents et pugnaces ces derniers temps. Je lui ai proposé cette réponse, légèrement récrite ce matin :

Bon, d'abord, il y a eu les saints de glace : ça compte.

D'autre part, je risque une théorie, plus ou moins basée sur mes réactions personnelles : je crois que nous sommes dépassés. Les modernœuds, les progressistes, les socialistes de confort, etc. deviennent si déments, si cliniquement irrécupérables qu'il n'est plus guère possible de s'en prendre sérieusement à leurs divagations. Je prends le cas de la gentille Élodie (c'est un simple exemple, il y en a quantité d'autres). Un chanteur nul se laisse pousser la barbe et s'habille en fille dans le seul but de gagner l'Eurovision en s'appuyant sur la sottise contemporaine ? Elle trouve ça génial. L'académie de Nantes relaie et soutient l'initiative de douze lycéens décérébrés et demande à tous de venir au lycée en jupe ? Elle se demande sérieusement “où est le problème”.

Comment voulez-vous faire des billets là-dessus ? Est-ce qu'il vous viendrait à l'idée de prendre une demi-heure pour expliquer à un fou se prenant pour Napoléon que Napoléon est mort en 1821 à Sainte-Hélène et que, par conséquent, etc. ?

Vous allez me dire que je triche, que c'est pas de jeu, que je prends une folklorique Mademoiselle Foldingue pour une loi générale. Dans ce cas, tournons-nous vers les vrais blogueurs politiques, les sérieux, les costauds, les élevés-sous-la-mère. Ils se sont réunis pour animer un blog destiné à glorifier toutes les magnifiques actions de François Hollande, blog qu'ils ont affublé d'un nom angloïde imbitable : Stopbashing. Que voulez-vous répondre à ces gens ? À ces merveilleux séraphins qui, au milieu des ruines, chantent la gloire du Très-Haut aux commandes du bulldozer ?

Nous sommes arrivés à un stade où il n'y a plus qu'une alternative : on observe un pieux silence ou on éclate de rire. Or, il arrive que l'on soit un peu fatigué de s'esclaffer.

Il y aurait bien aussi les bombes incendiaires et le virus ébola, mais j'ai un peu passé l'âge des solutions extrêmes.

mardi 13 mai 2014

Les commerces de proximité ? qu'ils crèvent !


Cela lui arrive assez rarement, mais ce matin Catherine a eu envie d'un cadenas ; sautant au volant de Liselotte, elle est donc descendue jusqu'à la quincaillerie de Pacy. Lorsqu'elle entre, la boutique est vide de pratique, deux employées discutent mollement de part et d'autre du comptoir. « Bonjour, Mesdames ! », claironne la future cliente ; elle est toute surprise, et charmée, de recevoir une réponse de l'une des créatures. Sans rien demander à personne, elle s'enfonce dans les allées, trouve son cadenas, revient, le pose sur le comptoir devant les deux femmes, ainsi qu'un billet de vingt euros (vingt z'euros, en langue vernaculaire de boutique…) ; puis elle attend. Celle qui est derrière le comptoir continue tout tranquillement de trier et ranger les petits objets épars sous ses yeux ; l'autre, regardant fixement vers la rue, finit par dire : « Il faudra quand même qu'on pense à rentrer les palettes… » À cet instant, ma noble et patiente épouse est saisie par une désagréable impression de totale transparence, le vertige de la non existence l'empoigne. Afin de tenir la bride courte à son pas-être-là (nichtdasein, chez Heidegger), elle donne à nouveau de la voix : « Eh bien, gardez-le, votre cadenas ! » Et elle sort, non sans avoir auparavant rempoché son billet de vingt.

Demain, on tentera notre chance au Bricomarché.

lundi 12 mai 2014

Potasser son réactionnariat


On commence par relire deux ou trois cents pages de La Vie des hommes, d'Olivier Bardolle, simplement parce que quelqu'un y a fait allusion en commentaire d'un billet ; mais on l'abandonne, un peu frustré, une fois que l'on a constaté que l'auteur n'était qu'auteur et certainement pas écrivain. Sans doute à cause de la ressemblance des titres, ou encore parce que Bardolle l'a cité deux ou trois fois au fil de ses pages, on ressort de son rayonnage La Vie sur terre de Baudouin de Bodinat, livre plaisamment sous-titré Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes ; c'est déjà plus riche, plus moiré, mais ce n'est pas encore ça ; pas ça que l'on voulait vraiment. Finalement, on trouve ; et on revient à Houellebecq.

Plateforme est un roman, son troisième, que j'avais mésestimé à première lecture ; il est pourtant excellent, et une preuve supplémentaire que son auteur reste l'écrivain le plus important de ces vingt dernières années – en tout cas parmi ceux que je connais. Il est d'une lecture paradoxalement roborative, presque joyeuse, en raison de cette adéquation parfaite entre une écriture et le monde qu'elle est chargée de mettre au jour. On comprend aussi très bien pourquoi, d'une façon générale, les femmes n'aiment pas Houellebecq : parce qu'elles demandent aux livres du rêve, ou au moins une certaine consolation, et que les siens leur infligent des blessures d'autant plus cruelles qu'elles semblent n'être pas faites intentionnellement ; elles ne peuvent nier la vérité de ce qu'il montre, donc elles lui en veulent de le faire.

Et, comme chaque fois, je m'ébahis de ce qu'on puisse accuser cet écrivain de n'avoir pas de style. Sortez de chez vous un dimanche soir de novembre, ou de février, et allez dîner seul dans une pizzéria de banlieue : vous verrez que Michel Houellebecq a un style, et que c'est même le seul possible.


samedi 10 mai 2014

Le quart d'heure d'auto-flagellation, c'est maintenant !


Nos amis progressistes ont bêtement laissé passer le 8 mai, à notre grande stupéfaction : on s'attendait à entendre retentir les appels des muezzins antifascistes à tous les minarets de blogs, pour nous rappeler que la lutte contre la bête immonde est plus que jamais d'actualité, et bla et bla et bla. Et puis, rien. Heureusement, depuis ce matin, attirés par le cliquetis des chaînes comme par la chair fraîche les zombis, tous nos petits Toussaint se sont réveillés et ont signalé l'ouverture de la lutte contre l'esclavage – laquelle est en effet urgente et plus que jamais d'actualité.

Évidemment, je plaisante. Ils ont beau être déments, ils savent tout de même que l'esclavage a cessé d'exister. (Sauf, peut-être, pour quelques femmes de ménages philippines dans quelques pays arabes, mais l'information ne semble pas être parvenue jusqu'à eux.) Ce n'est pas une raison, à leurs yeux injectés, pour que l'homme blanc occidental quitte le devant de la scène mondiale. Leurs grands-parents se savaient irremplaçables pour répandre les lumières et la civilisation, les petits-enfants, eux, se voient comme le mal absolu ; ils sont restés donc tels : indispensables en tout et partout. Rien ne peut se faire dans le monde sans eux. On se parait naguère des plumes du paon, on se roule désormais dans la fange, avec les mêmes petits couinements de plaisir. (Exemples d'orgasmes masochistes chez Dame Rosa et chez Miss Élodie, très entre autres.)

Bien entendu, naïf serait celui qui chercherait, dans ces parades de repentance, la moindre allusion à ce que fut réellement l'esclavage, universel depuis l'origine de l'humanité, à la traite inter-africaine si juteuse (on peut lire à ce propos cet instructif billet), aux razzias millénaires des Arabes ; et encore moins au fait amusant que si l'esclavage a finalement disparu (ou presque), c'est à ce damné mâle blanc occidental et chrétien qu'on le doit : il faudrait quand même voir à ne pas désespérer le 9-3, ni Dame Taubira dont c'est le gagne-pain depuis un quart de siècle.

Quant à ceux qui n'auraient pas le courage de se plonger dès maintenant dans ce tourbillon d'auto-flagellation, je tiens à les rassurer : ça n'a aucune importance, vous pourrez relire exactement les mêmes délires masochistes le 10 mai prochain.

Modernœud et Groréacq


Modernœud : « Un autre monde est possible ! »

Groréacq : « Hélas, oui… »

vendredi 9 mai 2014

Bienvenue au métèque !


Le Causeur de ce mois de mai n'est pas excellent seulement parce qu'il signale l'existence de quelques ouvrages littéraires particulièrement remarquables. Il l'est aussi en raison du mini-dossier qu'il consacre à Alain Finkielkraut, à l'occasion de cette élection triomphale dont je ne fus pas le dernier à me doublement réjouir. Il s'ouvre sur un article de Dame Lévy au titre tendrement ironique : Habemus papam ! Si la première partie de mon “doublement” vient du fait que nul, à mon sens, n'était plus digne de l'Académie que ce pontife-là, la seconde est bien exprimée dans le chapeau qui coiffe (c'est dire s'il fait bien son métier de chapeau) cet article :

« Ses ennemis ne le critiquent pas, ils le calomnient. Ils ne réfutent pas sa vision du monde, ils la caricaturent. Ils ne contestent pas ses idées, ils insultent sa personne. Leur défaite a comme un goût de miel. »

C'est exactement cela. Il est peut-être puéril, ce plaisir que nous ressentons à voir s'affaisser les crêtes et pâlir les ergots de la volaille modernœuse, mais il est trop rare pour que l'on se prive de lui. On le prolongera, l'intensifiera, l'approfondira en lisant l'article de Jean Clair (académicien saluant son nouveau confrère) à qui j'ai emprunté son titre pour ce billet. Il y est question d'un instituteur communiste, d'un juif polonais naturalisé, d'un Flamand homosexuel, de Picasso et des foires de Champagne, entre autres choses. On y croisera Pierre Dumayet et Jean Amrouche, mais aussi Manuel Valls, L'Homme qui rit ou le Joker de Batman ; et, bien sûr, Finkielkraut, avec qui, deux pages plus loin, Natacha Polony se reconnaît des liens de filiation ancienne.

Par contraste, lorsqu'on aborde, ensuite, le dossier principal de ce numéro, Les jeunes sont-ils vieux ?, on acquiert cette certitude jubilatoire, que c'est bien un authentique jeune homme qui vient d'être ennobli d'immortalité.

mercredi 7 mai 2014

Pire qu'un réac, deux réacs !


Tel est le titre de la double page que le Causeur du mois de mai nous consacre, à Denis Tillinac et à moi-même. Voici le “chapeau” de l'article :

Si Didier Goux et Denis Tillinac défrisent les progressistes aux idées courtes, leurs pamphlets évitent néanmoins les facilités du contrepied systématique.

Je ne suis pas sûr qu'En territoire ennemi ressortisse au genre du pamphlet, mais être associé à Tillinac me plaît beaucoup. 

Vous trouvez ce billet vantard et son auteur imbu de lui-même ? Vous avez raison : ils le sont ! Et je n'en ai même pas honte.

lundi 5 mai 2014

Le livre est l'objet amplifié du titre


On entre en ce livre* comme dans un brouillard ; et cela suffit pour comprendre que nous sommes bien chez Eugène Nicole, dont on a déjà dit tout le bien que l'on pensait de son Œuvre des mers. Tous les contours sont flous, d'abord, les mugissements de la corne à peine audibles. Qui est auteur ? Qui, narrateur ? Qui, personnage ? Nicole nous mène en bateau, mais il le fait au sens premier, en nous embarquant sur l'Adelaïde Bellair, qui tire son nom de l'épouse de son propriétaire. Mais on n'y reste guère puisque l'Adelaïde Bellair ne tarde pas à jouer les vaisseaux fantômes, perdant, au fil des croisières et des étapes, ses cabines, son argenterie, l'acajou de ses bars, son gouvernail, les marches de son escalier d'honneur, etc., jusqu'à s'évanouir totalement. Il est remplacé par un navire construit absolument à l'identique, par la volonté de Bellair, et qui s'appelle le Pyjama. Son capitaine se nomme Borman, et c'est lui qui tente d'écrire le roman que nous lisons, enfermé dans sa cabine.

Borman est fasciné par les titres, qui sont la grande spécialité de son ami Manlio, lequel en a fabriqué des centaines, tels que : Le Chef d'orchestre callipyge, ou Trente-trois projets de sieste, ou encore Lettre au Commandeur des mourants. Il existe d'ailleurs une “bourse aux titres”, fondée au XIXe siècle à Paris par Félicien Male et transportée ensuite dans une arrière-boutique dérobée du ghetto de Venise, où de nombreux auteurs en mal d'inspiration viennent les acheter fort cher. Cette obsession du titre est partagée par Creux-Ferdier, doyen de la faculté des lettres de l'université Michel-de-Montaigne de Bordeaux, qui, chaque 13 juin, une fois leur licence obtenue, examine les titres de thèses que ses étudiants ont inscrits sur des pancartes qu'ils promènent dans les jardins de la faculté. Titres convenus (La ville dont le prince est un enfant : drame symboliste ?) ou plus surprenants (L'absence des aveugles dans les Rougon-Macquart de Zola), dont aucun n'attire plus le doyen que celui-ci, qui devrait également ravir l'ami Rémi : Première pluie dans la littérature française. L'étudiant, un certain Jean-Karl Grossman, prétend avoir identifié, dans les dernières pages de La Mort le roi Artu, roman anonyme qui clôt le cycle breton, un épisode présentant une nouveauté dans la perception ou la description d'un phénomène devenu depuis littérairement banal : la pluie. C'est, d'après Grossman, l'irruption sur la scène littéraire de la première vraie pluie, une pluie qui mouille et dont il convient de s'abriter – c'est l'arrivée en trombe (…) du réel.

Le réel, par ailleurs, a beaucoup de mal à se tailler une place dans ce roman, où même les bateaux s'évanouissent par lambeaux. Bellair, par exemple, n'existe que par ce pyjama qui donne son nom à son navire, et que des lingères devenue vestales sont chaque soir chargées d'aller cérémonieusement installer sur la couchette d'une cabine, qui n'est jamais la même. Car, à bord du Pyjama, toutes les cabines sont inoccupées, à l'exception de la 12 et la 21 ; celle-ci l'est par Adélaïde Bellair, quant à l'autre j'y reviendrai dans une seconde.

Si les humains, à l'instar de Bellair, ont bien du mal à exister, s'ils sont pratiquement impuissants, comme Borman, à habiller de chair les squelettes de leurs titres, les livres, en revanche, ont une surabondance de vie. La nuit, sur leurs rayonnages, ils nouent des dialogues, se déroulent complaisamment leurs respectives biographies. Ils en viennent à parler de leurs divers propriétaires comme, dans Pot-Bouille, les domestiques de leurs maîtres, c'est-à-dire avec ce même ton de supériorité goguenarde. Par exemple :

« En somme, ce premier lecteur, c'était quelqu'un du genre dont tu te dis : “ i m'achète parce que tout le monde m'achète, c'est probablement un provincial qui vient de passer trois jours à Paris et qui va me laisser dépasser de sa poche demain quand il fera ses courses dans son trou parce qu'on parle de moi à la télé. ” Je ne m'étais trompé que de pays. Les bons patrons, ça se fait d'ailleurs de plus en plus rare, tu ne trouves pas ? Bref, une heure plus tard, dans un train qui file à cent à l'heure, je sers à garder la place de Monsieur, qui déjeune au wagon-restaurant.
« Un cri déchirant parvint de l'étagère supérieure où sur maint volume brillait l'étoile des éditions de Minuit. Il émanait d'un exemplaire numéroté de La Modification de Butor qui, reconnaissant dans ces propos un des motifs de son intrigue, avait eu l'impression qu'on le violait. »

Mais revenons à bord du Pyjama, et à sa cabine 12. Elle contient les archives du Bureau des objets trouvés à l'Opéra-Comique. Ce bureau est une véritable mégapole qui étend ses ramifications sans cesse en extension sous la salle Favart, transformant l'ensemble en une sorte de monstrueux iceberg – ce qui tombe assez bien puisqu'il est également question , brièvement, du Titanic, à bord duquel auraient dû s'embarquer les deux grands-tantes du Narrateur d'À la recherche du temps perdu, si la perte de leurs bagages ne les avait suffisamment retardées pour leur sauver la vie. Dans ce dédale, les objets laissés dans la salle par les spectateurs sont triés, répertoriés, classés selon des critères toujours plus fins, ce qui exige constamment l'ouverture de nouvelles salles, toujours plus profondes (« Une salle ne naît jamais que d'une autre », rappelle l'administrateur en chef à son Conseil). 

Le Bureau des objets trouvés, c'est naturellement la littérature dans son entier (et si l'auteur ne l'a pas pensé ainsi, c'est donc à moi qu'il revient de lui signaler sa distraction), avec ses livres vivants et sarcastiques, ses titres qui attendent encore le coup de baguette magique, ses écrivains qui engendrent eux-mêmes le navire dont ils occupent l'une des cabines. Finalement, l'ensemble du dédale souterrain se ramasse sur lui-même, se concentre, se résume, pour aboutir au studio de saint Augustin, de Carpaccio,  que Borman va contempler tout un après-midi à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni de Venise, juste avant de se rendre dans l'échoppe secrète où se tient la bourse aux titres. Il est temps, pour le capitaine du Pyjama, de prendre sa place dans la ronde, de suivre la leçon de saint Augustin, d'accomplir son destin. Et de tenter d'écrire sa Lettre au Commandeur des mourants.

C'est alors que tout : navire, musée, échoppe, catacombes, tout disparaît pour faire place au théâtre, sur la scène duquel chacun semble naturellement trouver la place qui l'attend. Un théâtre qui, pour le lecteur vaincu d'avance et complice, ne saurait être autre que celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, c'est-à-dire L'Œuvre-des-Mers.


*Eugène Nicole, Le Démon rassembleur, P.O.L

jeudi 1 mai 2014

Les animaux de Tomioka



Nonobstant la fête du Travail, je me suis acquitté, en fin de matinée, des six mille et quelques signes que je devais écrire à propos du “Dernier homme de Fukushima”. il s'agit d'un fermier dont la famille exploite la même terre depuis cinq ou six générations, située à un jet de pierre de la centrale litigieuse. Il s'appelle Naoto Matsumara. Après s'être carapaté comme tout le monde, le 11 mars 2011, juste après l'explosion, il a très vite décidé de revenir dans son village de Tomioka, notamment dans le but de sauver et de nourrir tous les animaux abandonnés dans leur fuite par les humains, ce qu'il fait depuis maintenant trois ans.  Bref, un homme qui serait tout à fait admirable si, probablement embobiné par une poignée dde militants à la mode de chez nous, il n'avait consenti à venir faire une petite tournée en Europe pour nous sommer de démanteler au plus vite nos méchantes centrales. Il a même prêché en chaire au Parlement de Strasbourg, suivant le principe de notre époque, qui veut que lorsqu'on se trouve victime d'un phénomène quelconque, on devient ipso facto spécialiste incontestable du phénomène en question. L'histoire ne dit pas, Noé ayant provisoirement abandonné son arche, qui a nourri pendant ce temps les animaux de Tomioka.