Faut-il avoir l'âme assez basse pour souiller ainsi, fouler aux pieds, couvrir d'opprobre les plus précieux fleurons de notre génie lyrique, les plus émouvants bouquets assemblés par le génie même de notre peuple ! Nous ne prendrons même pas la peine de dire ce que nous inspirent les ricanantes contorsions d'un tel individu : laissons-le s'engluer dans ses boues fétides et, lui tournant résolument le dos, rétablissons plutôt la vérité en volant vers les cimes.
C’était un gamin, un gosse de Paris,
Pour famille il n’avait qu’ sa mère
Comme on le voit bien, ce gamin, ce gosse, cette fleur du pavé de Montmartre, remontant le nez en l'air et la frimousse curieuse, la rue Saint-Vincent ou celle des Saules ! Il doit avoir quelque chose comme dix ou onze ans, cet âge où le malheur n'est encore qu'une contrée lointaine et à peine réelle, seulement évoquée dans les contes de M. Perrault ou quelques chansons des rues et des cours. Protégé encore du malheur par son innocence, notre poulbot ne l'est pas de l'injustice des hommes. Qu'est-il donc arrivé à ce père absent, que, parfois, souvent, il voit sa mère pleurer en se cachant de lui, comme honteuse du secret qui l'oppresse ?
Les Roses blanches sont de 1928, on le sait. Sans doute conçu lors d'une de ses trop rares permissions, l'orphelin est né alors que son père, poilu par avance sacrifié à la voracité d'une clique militaro-industrielle tapie dans l'ombre des palais nationaux, était déjà remonté au front, le long du Chemin des Dames. Mais, s'il était un héros “certifié”, ce malheureux soldat, fauché par la mitraille en jaillissant de sa tranchée sous les ordres d'un officier de fer, pourquoi sa mère devrait-elle se cacher pour le pleurer ? Et pourquoi aucune photo du disparu dans les deux pièces en soupente où elle vit avec son enfant ? On le comprend sans qu'il soit besoin d'insister : le père du gamin a dû faire partie de ces courageux mutins de 1917, ceux qui ont osé se dresser et dire “non ! ” à la boucherie voulue par les forces bourgeoises. Il est tombé non pas face à l'ennemi, mais sous les balles d'autres Français, lié au poteau d'infamie.
L'absence ajoutée à la honte : il n'en faut pas plus pour détruire lentement mais sûrement la malheureuse ouvrière,
Une pauvre fille aux grands yeux rougis,
Par les chagrins et la misère
Qu'a-t-elle donc pour s'accrocher encore à la vie ? Son enfant. Ce vivant souvenir du disparu, qui revit un peu en lui, qui a son regard tour à tour pensif et malicieux, et aussi cette façon de repousser de deux doigts la mèche qui lui balaie le front. Son enfant et les quelques roses blanches qu'il lui apporte le dimanche, comme le faisait son fiancé au début de leur amour ! Une habitude que le gosse a reprise, sans se douter qu'elle lui venait de ce père dont il n'entend jamais parler. Et c'est pour ces quelques fleurs dominicales que le gosse n'hésite pas à braver la nuit et les froidures humides de l'hiver parisien, pour aller vendre par les rues les journaux aux odeurs d'encre fraîche, labeur qui lui rapportera les quelques sous nécessaires à l'achat des fleurs tant attendues par sa mère, laquelle profite de son seul jour de repos pour astiquer de fond en comble le sombre réduit qui leur sert de tanière.
Ces roses, souvent un peu défraîchies car l'enfant n'a guère les moyens d'entrer chez les fleuristes de luxe et doit bien souvent se contenter des fleurs du marché, celles dont aucun client n'a voulu et qui, sans lui, partiraient sans doute au ruisseau, ces fleurs sont le seul rayon de lumière qui éclaire encore ces deux êtres que le malheur a élus. Mais c'est encore trop :
Un matin d’avril parmi les promeneurs
N’ayant plus un sous dans sa poche
Sur un marché tout tremblant le pauvre mioche,
Furtivement vola des fleurs
Peut-on le condamner pour ce geste ? Non, pas plus qu'on aurait dû envoyer au bagne un Valjean voleur de pain ! Et la brave fleuriste ne s'y trompe pas qui, avec cette générosité innée du petit peuple et cette compréhension du prochain que confère la pauvreté commune, offre avec simplicité les roses que le gamin vient de lui voler. Peut-on imaginer sa joie à ce moment-là ? Se figurer le bonheur qui l'inonde en découvrant ce qu'il y a de bonté dans l'homme ? Joie et bonheur aussi vite anéantis que jaillis :
Puis à l’hôpital il vint en courant,
Pour offrir les fleurs à sa mère
Mais en le voyant, une infirmière,
Tout bas lui dit "Tu n’as plus de maman"
La chanson va-t-elle se terminer là, sombrer irrémédiablement dans la noirceur et le désespoir ? Non ! Car l'enfant puise dans cet anéantissement la force de se projeter à la fois vers l'avant, vers cette vie d'homme qu'il entrevoit désormais, et vers le haut, vers ce Ciel où, les bras chargés de roses blanches, sa pauvre mère est devenue bienheureuse, retrouvant en paradis celui qu'elle a tant aimé, le père de son fils, répudié par les hommes mais réhabilité en gloire par le Très-Haut, le Créateur des fleurs blanches et des enfants aimants.