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Gabriel-Louis Pringué est debout, une tasse à la main. |
Revenons donc sur ces 30 ans de dîners en ville, qui assureront l'immortalité à Gabriel-Louis Pringué, n'en doutons pas. J'ai dit que c'était Jean-François Revel qui m'avait donné l'envie de ce livre et de son auteur, par la manière fortement ironique dont il en parle, au détour d'une page de son Sur Proust, republié à la fin des années quatre-vingt par Grasset dans ses Cahiers Rouges. Voici un petit extrait de ce qu'il en dit :
« Pringué croit au “monde”, à l'image parfaite que s'en faisaient en 1900 ceux qui n'y allaient jamais. Tout en y allant, c'est comme eux qu'il le voit. Pour lui, les salons sont peuplés de femmes “diablement» jolies (c'est son adverbe) ; les reines ont toujours un port de reine ; les auteurs à la mode font leur entrée en “lançant trois ou quatre mots d'esprit”, tout comme dans l'imagination des enfants un héros du Far West ne se déplace qu'en tirant des coups de pistolet. »
Ce qui est piquant, dans le livre de Pringué, c'est qu'il ne se contente pas d'affirmer que toutes les duchesses et les marquises qu'il fréquente ont un sens de la répartie à assommer un bœuf : il en donne des exemples ; et c'est le décalage entre son admiration éperdue et la nullité de ce qu'il cite qui produit un irrésistible effet comique. Les plus réjouissantes de ces citations sont celles qui émanent de “grands esprits”, voire de “profonds philosophes” – abondamment titrés, il va sans dire. Prenons par exemple Mme Manœuvrier-Duquesne, dont l'esprit est évidemment “étincelant” et la beauté “parfaite”. Voici ce qui sort de cet esprit : « La nature est un grand livre ouvert sur lequel chacun se penche mais qui est rédigé en caractères secrets. » Ou bien ceci : « Le souvenir erre souriant parmi les deuils dans cette union de la vie et de la mort qui accompagne nos pas. » Ou encore : « L'amour est la seule richesse qui ait cours à la fois dans le temps et dans l'éternité. » Autant de pomposités creuses qui laissent pantelant ce bon Gabriel-Louis.
Du reste, son livre n'est qu'un interminable exercice d'adoration de près de 400 pages. Adoration pour la duchesse de Clermont-Tonnerre, entre autres, laquelle « délivrait des sentences de haute philosophie ». Vous voulez quelques échantillons de pensée de cet Aristote à corset ? Voici : « On ne comprend vraiment la vie qu'au moment de la quitter. » « En général, on n'aime jamais qu'à contretemps. » « L'expérience est un fruit que l'on ne cueille que mûri et inutilisable. »
La comtesse de Durfort, elle aussi, produit des phrases de haute philosophie. Gabriel-Louis nous en prodigue une : « Vivons au jour le jour, chaque heure est une voyageuse qui vient timidement à nous. Recevons-la avec des brassées de rose et des sourires. Cela sera mieux pour elle et pour nous. »
Fort heureusement, pour ce qui est de sa postérité, Gabriel-Louis peut compter sur l'intempérance fleurie de son style. Lorsqu'on écrit avec le petit doigt en l'air, cela donne des choses comme celles-ci :
« Les épaules de Mme de Montebello, dignes de la sculpture antique, sortaient de corsets intelligemment lacés par de patientes caméristes de tout repos. »
« Majestueuses, sur un rythme lent, passaient les belles duchesses, […] et l'effervescente Marie-Thérèse, duchesse d'Uzès, dont on sentait bondir le sang russe à travers la steppe de son esprit étincelant et fantasque. »
« L'une d'elles, personnage redoutable, […] était une sorte de couleuvre se glissant partout et sans arrêt avec des instincts de pieuvre […]. »
« […], le silence mystique des murs étant la plus généreuse des éloquences. »
« Le marquis de Castellane amusait son dilettantisme en des gestes de porcelaine de Saxe. »
« Ce ménage évoluait dans l'auréole d'une extrême politesse. »
Et maintenant que vous savez qu'une couleuvre peut avoir des instincts de pieuvre et que la politesse laisse des auréoles, vous pouvez reprendre une activité normale.