Un peu surpris, ce matin, de recevoir déjà La Tour, le journal
de Renaud Camus pour 2015, commandé il y a seulement quatre ou cinq
jours. Naturellement, comme les années précédentes, j'ai cédé à la
puérile pulsion consistant à filer directement à l'index, pour voir s'il
était question de moi à un moment ou à un autre. Je n'ai droit, cette
année, qu'à une seule “entrée”, celle du premier octobre ; elle n'est
guère flatteuse pour moi, je le crains, mais elle mérite d'être un peu
discutée. Je vais commencer par recopier le passage, et peut-être m'en
tiendrai-je là pour ce soir, car il est un peu long. Voici :
« Plieux, jeudi 1er octobre 2015, minuit moins le quart. Jérôme Vallet a déposé sur Facebook, ce matin, je ne sais pourquoi, une discussion très désagréable
à mon sujet, qui s'était déroulée sur le blog de Didier Goux, à son
initiative, semble-t-il. Le consensus entre les participants était que
mon inspiration littéraire avait subi un terrible rétrécissement,
depuis le début du siècle. La majorité des intervenants attribuaient ce
désastre à la place croissante de la politique, dans ma vie et dans mes
écrits : elle avait terriblement décomplexifié et délittérarisé ma
pensée et mon œuvre, qui avaient perdu toute vibration bathmologique de
fait de ma concentration obsessionnelle sur des opinions et des thèmes
précis, trop clairs, caricaturaux. D'autres, beaucoup moins nombreux,
incriminaient l'amour, le bonheur, la vie de couple, trop régulière et
paisible. Goux lui-même pensait qu'il fallait surtout chercher du côté
de l'âge, de la réduction des moyens intellectuels et de la capacité
littéraire, du fait de l'âge.
« Le piquant est que le
rencontrant pour la première fois, il y a une quinzaine d'années, et
confronté à son enthousiasme délirant qui m'embarrassait un peu (au
moins socialement, devant des tiers), je lui avais prédit (un peu pour
dire quelque chose) qu'un jour il ne le comprendrait plus du tout, cet
enthousiasme ; et que toute cette ferveur exaltée se renverserait en son
contraire exact, comme je l'avais vu cent fois arriver chez d'autres.
Bien entendu il n'avait pas cru un mot de ce que je lui disais, et
jurait ses grands dieux que pareil renversement ne se produirait jamais.
»
Voilà le dossier, donc. Commençons par le second
paragraphe. D'abord, une première erreur factuelle, dénuée d'importance
ici : nous nous sommes rencontrés pour la première fois à la fin de
l'année 2006, c'est-à-dire il y a un peu moins de dix ans. C'était à une
réunion de lecteurs et d'amis qui, suite à une lecture publique faite
par Camus à Beaubourg de l'une de ses églogues, avait eu lieu chez
Jean-Paul Marcheschi, dans cette rue dont le nom m'échappe en ce moment,
qui commence rue du Louvre, à la hauteur de la Bourse du Commerce (ou
anciennement telle). Je ne me souviens pas d'avoir été particulièrement
“délirant”, ni même très prolixe dans l'expression de mon enthousiasme –
très réel, lui. Mais enfin, le vin rouge aidant, il est possible que je
l'aie été. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que c'est seulement
quelques mois plus tard, lors de notre second dîner privé, dans le Gers, que Camus me
fit cette réflexion que je l'aimais (ou admirais ?) trop et que, un de
ces jours, je lui planterais un poignard dans le dos (ce fut son
expression). Et, en effet, je lui avais alors juré que cela n'aurait
jamais lieu. D'où son triomphe en demi-sourire et en forme de
je-l'avais-bien-dit.
Seulement, Camus se trompe : bien
loin de se transformer en “son exact contraire”, cet enthousiasme d'il y
a dix ans est demeuré intact, pour les livres de lui publiés à cette époque et pour l'écrivain qu'il était (et est peut-être encore,
après tout, même s'il persiste à n'en plus guère donner de preuves
éclatantes). En clair, alors que par ce billet – que je vais aller
relire ainsi que tous ses commentaires – j'exprimais, il me semble, une inquiétude au sujet de son pouvoir créateur, lui préfère se placer sur le terrain de la trahison.
Or, il me semble que toute personne qui décide de rendre publics ses
écrits accepte par là même, ou devrait accepter, que tel ou tel lecteur,
après avoir été enthousiasmé par celui-ci, se déclare déçu de celui-là.
On n'entre pas dans l'œuvre d'un écrivain comme on le fait en religion ;
et, plongeant dans celle de Camus il a dix ans, m'y immergeant
totalement durant deux ans, et ne l'abandonnant jamais ensuite, je n'ai
pas pour autant fait acte d'allégeance inconditionnelle à son auteur ; il
n'y eut, entre nous, ni adoubement ni ordination : seulement, de moi
vers lui, et c'est déjà beaucoup, une admiration pour la plupart des
livres qu'il a écrits depuis 40 ans. Mais lui-même semble voir les choses
autrement et plus ou moins me refuser cette liberté de jugement dont je
parle, puisque, deux paragraphe plus loin, il évoque ma “désertion” ;
or, je ne me souviens pas d'avoir jamais signé d'engagement ferme dans
une quelconque armée camusienne.
Je viens de rechercher le billet mis en cause par Camus : impossible de mettre la main ni l'œil dessus !
Me voilà donc un peu embarrassé pour aborder le premier paragraphe,
auquel je comptais arriver maintenant. Ce dont je me souviens, c'est d'y
avoir envisagé, en tant qu'hypothèse, un tarissement, total ou
relatif, de la veine créatrice, ou disons purement littéraire. Mais je
suis bien certain de n'avoir jamais parlé de “réduction des moyens
intellectuels”, ce qui aurait équivalu à traiter Camus de semi-gâteux,
ou en voie de gâtification, chose qui ne m'a jamais effleuré l'esprit.
Et parler, en ce qui me concerne d'un “abandon” est tout aussi inexact,
puisque je n'ai jamais cessé de lire les livres de Camus à mesure
qu'ils paraissaient, à en rendre compte souvent dans le blog, à dire mon
adhésion presque complète (presque parce que je trouve l'expression Grand Remplacement plutôt malheureuse en elle-même) à ses thèses “politiques” et à recommander toujours aussi chaudement la lecture de son œuvre, comme un certain nombre de mes amis pourrait en témoigner.
Il y a tout de même une chose amusante, dans ces deux paragraphes, c'est lorsque Camus se demande pourquoi Jérôme Vallet
a cru bon de transporter billet et commentaires sur Facebook. Comme
s'il était surpris de ce petit jet de bile, évidemment destiné à semer
la zizanie entre lui et moi, de la part d'un individu dont, lors de ce
même dîner où il prophétisait son assassinat par moi, Camus nous avait
dit ne plus le supporter, ni lui ni ses interventions sur les différents
forums. Sur ce, je vais retourner à La Tour, dans la lecture de quoi, malgré mes divers abandon et trahison, je suis plongé depuis ce matin à peu près sans interruption.