mercredi 31 janvier 2018

Traduttore, etc.


On se demande parfois, lorsqu'on lit des écrivains s'exprimant dans une autre langue, quel démon a pu pousser certaines personnes, un jour, à décider qu'elles seraient traducteurs ou rien ; un peu comme si votre serviteur avait choisi d'exercer un métier réclamant une haute habileté manuelle. C'est un certain M. Ledoux qui m'a amené à faire cette réflexion, mais hélas il est loin d'être seul de son engeance. M. Ledoux a traduit de l'anglais au français, croit-il, le roman de Mme Oates qui s'intitule Eux (en V.O., Them : jusque-là rien à redire) et que je lis en ce moment – avec assez peu d'enthousiasme, mais c'est une autre question. Je ne sais pas si M. Ledoux connaît bien l'anglais, mais, concernant la langue d'arrivée, on ne peut pas dire qu'il pèche par excès d'élégance ni de vocabulaire.

Ainsi tombai-je tout à l'heure, à la page 183 (édition Points Seuil) sur cette courte phrase : « C'était avec le souvenir de son père qu'il devait se coltiner. » Outre que le verbe n'est pas d'un niveau de langue bien relevé (mais, évidemment, j'ignore quel verbe anglais a employé l'auteur), il signifie quelque chose comme : porter avec difficulté, assumer une tâche pénible, etc. Il est donc tout à fait impossible de se coltiner avec. La vérité des choses est que M. Ledoux est tombé dans le piège grossier que je croyais réservé aux blogueurs de modèle courant, à savoir confondre se coltiner avec se colleter. Le drame n'est pas cette bévue en elle-même, puisqu'elle est facilement repérable ; c'est qu'elle jette brusquement la lumière sombre du discrédit, ou au moins du doute le plus suspicieux, sur l'ensemble du roman que l'on est en train de lire.

D'autant que, si M. Ledoux présente de nettes faiblesses de vocabulaire, il ne se rachète guère par l'élégance du style. Dans le même paragraphe d'où j'ai extrait la phrase précédente, en voici une autre (c'est moi qui souligne) : « Comme Jules passait devant un banc du parc, un vieil homme l'observa attentivement, comme sur le point de le reconnaître. » Encore une fois, je ne connais pas personnellement Mme Oates, mais je doute qu'elle ait pu écrire et laisser imprimer sous son nom quelque chose d'aussi pataud.

S'ils continuent à m'énerver comme ça, je vais finir par ne plus lire que des auteurs français. À la rigueur belges ou roumains.

mardi 30 janvier 2018

Noël en décembre


Fait suffisamment rare pour être signalé : nous avons vécu une fin d'année à la fois sobre et balzacienne.

dimanche 28 janvier 2018

Greguerías del domingo, 8


–  Presque toutes les enseignes lumineuses sont neurasthéniques.

– L'homme qui recommande son médecin spécialiste à cet ami qui “a la même chose” aspire à être remplacé et relevé de sa maladie.

– Le thé est une sorte de tabac à tremper.

– C'est toujours grâce à la nouvelle arme qu'elles utilisent que les armées gagnent les guerres… La première à se servir du tambour a remporté une victoire.

– Tout Grec est à la fois lui-même et un ancêtre.

– Il est dangereux de voir plus d'étoiles qu'il n'y en a.

– L'albâtre est tellement charnel qu'il pourrait porter une chemise.

– La puce fait du chien un guitariste.

– C'est avec le papier gommé blanc qui borde les planches de timbres que l'on devrait affranchir les lettres anonymes.

– Les cimetières sont peuplés de gens qui “ont ri les derniers”.

– Lever ses lunettes vers le ciel pour les nettoyer est un geste d'astronome.

– Le bourreau est comme l'anthropophage, il tue pour manger.

samedi 27 janvier 2018

L'étrange cas du docteur Charlus et de Mister Ch'ponk


Non seulement Charlus est né avec une crête sur la tête, mais voilà qu'il s'est mis à lui pousser des rouflaquettes aux joues. Il ne devrait plus tarder à ressembler aux Dupondt lorsqu'ils ont avalé de l'aspirine frelatée. À part ça, l'animal a eu cinq mois hier : les parents et l'enfant se portent bien.

mardi 23 janvier 2018

Monsieur Durand ou les nouveaux déboires intérieurs


S'ils n'étaient d'un maniement aussi pratique et d'un abord aussi agréable, il y a beau temps que j'aurais cessé d'acheter des volumes de la Pléiade, en tout cas de ceux publiés ces quarante dernières années. Depuis deux ou trois jours que je relis François Mauriac (Mémoires et Nouveaux mémoires intérieurs), je ne cesse de pester contre celui que j'ai entre les mains, où sont réunis les essais autobiographiques de l'écrivain. Il date de 1990 et sa réalisation a été confiée à un certain monsieur Durand (quelle funeste idée on a eu de l'en faire sortir !). Ses notes occupent trois cents pages sur mille trois cents, ce qui est déjà une preuve de sans-gêne. Mais surtout, pour une qui se révèle utile, informative, précisante, les neuf autres ne sont là que pour permettre à M. Durand d'étaler sa cuistrerie satisfaite d'universitaire au petit pied, n'étant que du bavardage n'ayant qu'un rapport fort ténu avec le texte qu'on est occupé à lire. Mais, pour M. Durand, la moindre idée qui traverse le casier à fiches lui tenant lieu de cerveau vaut la peine qu'on interrompe grossièrement le lecteur pour l'informer que “sur cette question Mauriac n'a pas toujours été d'un avis aussi tranché” ou bien lui indiquer que telle transition est particulièrement subtile (sous-entendu : moi, universitaire, moi spécialiste, je te fais remarquer, épais lecteur, humain approximatif, ce qui t'aurait immanquablement échappé sans moi). Bien sûr, on finit par ne plus y aller patauger, dans ce palus de fin de volume, mais tout de même : le simple fait de se souvenir qu'il y est suffit à ce qu'un léger agacement persiste au fond de soi.

Cela n'est pourtant pas de taille à gâcher le plaisir que j'éprouve à relire  les Nouveaux Mémoires intérieurs, que j'ai toujours préférés à ceux qui ne le sont pas, nouveaux. Publiés en septembre 1965, cinq ans exactement avant sa mort, par un homme octogénaire de fraîche date, il s'agit en fait, pour l'essentiel, d'articles précédemment écrits, et souvent parus dans des revues ou journaux, mais que Mauriac a cousus ensemble avec une telle habileté qu'il faudrait être un lecteur plus aiguisé que moi pour y repérer les raccords : c'est une sorte de patchwork que l'art a transformé en un linceul impeccable. Car il y est beaucoup question de la mort, dans ces Mémoires-là ; celle de l'auteur qui s'approche, bien sûr ; aussi celle des nombreux témoins de son enfance, dont les ombres reprennent vie dès qu'il pousse, en fin de chaque printemps, la porte de Malagar. Finalement, c'est plutôt dans des teintes automnales que baigne le livre, et l'on pressent que l'hiver ne tardera plus, même s'il arrive éclairé par les lumières d'une foi vivante, tantôt douces et diffuses, tantôt zébrantes comme l'orage.

Pourtant, Mauriac ne serait pas Mauriac si, dans ce climat de fin de veille, il ne s'autorisait encore quelques coups de patte, griffes seulement à demi rentrées. Du reste, Mauriac a rarement eu à se servir de l'épée qu'il porte au côté les jours de réception académique, lui qui est capable de vous tuer proprement son homme avec une simple épingle mouchetée ou un couteau à beurre. On peut donner un exemple de sa manière d'exécuter un individu en se donnant l'air de l'absoudre : une sorte de bénédiction capitale, si l'on veut, comme on prononce une peine du même nom.

Dans son chapitre XII, il revient sur la revue catholique qu'il a fondée en 1930, Vigile, à la direction de laquelle il a eu la malencontreuse idée d'associer celui qu'il nomme – ou plutôt ne nomme pas – l'abbé X, lequel se comporte dès le début comme un censeur inquisitorial, auquel il est hors de question de résister, tant il sait se montrer non seulement autoritaire mais manipulateur. Et voici comment Mauriac conclut les quelques paragraphes qu'il lui consacre : « […] si donc je pensais avoir le droit de le blâmer, bien loin d'admettre qu'il ait pu avoir le moindre tort, il soupirait : « Je savais que je devais aujourd'hui souffrir par vous ! » Et il offrait à Dieu sa souffrance. Il se faisait martyr et il me faisait bourreau. J'avais beau protester, taper du pied : plus je m'irritais et plus il s'offrait en holocauste. » Et c'est maintenant que le picador plante sa banderille : « Il faut se garder de rappeler à ce propos certains traits de Tartuffe qui ressemblent à cette ruse ; car chez l'abbé X il n'y avait nulle tromperie. Il ne trompait que lui-même et à son insu. »

Tout Mauriac est là : on ferait une lourde erreur en établissant un parallèle entre mon abbé et l'ignoble Tartuffe. Mais, en l'affirmant, je mets tout de même côte à côte l'abbé et Tartuffe ; ne serait-ce que pour indiquer le chemin “interdit” à ceux qui ne l'auraient pas repéré tout seuls. 

Bien sûr, les traits de ce genre ne sont pas très nombreux dans ces Nouveaux Mémoires, alors qu'ils fourmillent dans le Bloc-Notes, car le ton adopté et le climat créé ne s'y prêtent que peu. Mais, parfois, le bretteur ne peut s'empêcher de pousser une botte, avant de retourner se blottir au coin de son feu, l'œil encore tout pétillant de ce bref assaut. Et le lecteur se prend à rêver, quelques secondes seulement mais avec gourmandise, de la manière dont François Mauriac aurait accommodé notre fâcheux M. Durand.

dimanche 21 janvier 2018

Greguerías del domingo, 7


– Victor Hugo est né pour être statue.

– Les pingouins sur la grève doivent être désolés d'avoir raté le bateau.

– Le panégyrique semble alimentaire, mais c'est faux.

– La pluie ne noie pas les puces.

– Sur la lune, on a vu voltiger les papiers d'un pique-nique antédiluvien.

– Les jours de vent, les joncs ont cours d'escrime.

– Le plus amusant dans notre squelette, ce sont ses hanches de grand papillon d'os.

– Il est absolument interdit à un caissier de se rendre dans une agence de voyage.

– Dans nos rêves se glissent parfois des amis de nos amis qui ne sont pas nos amis.

– Au Moyen Âge, il y avait des dentistes pour les créneaux.

– Il était tellement moral qu'il poursuivait les conjonctions copulatives.

– Les hirondelles retournent à leur nid avant qu'il ne fasse nuit noire : l'idée qu'on puisse les confondre avec des chauves-souris les révulse.

samedi 20 janvier 2018

Joyce Carol Oates et les gens ordinaires


Ce pourrait être une sorte de Simenon qui serait devenu profus : les romans de l'Américaine Joyce Carol Oates dépassent fréquemment les sept cents pages (plus de onze cents, même, pour Blonde, cet étrange livre qui est une sorte de décalque et d'approfondissement de la vie de Marilyn (« Qui ? Monroe ? – Évidemment, Monroe ! Vous en connaissez d'autres, des Marilyn ? ») mais reste néanmoins un roman ; cela ne l'empêche pas d'en avoir écrit plusieurs dizaines, ce qui suffirait à justifier mon rapprochement avec le Belge. Mais c'est surtout que, comme lui – et pour autant que j'en puisse juger après seulement trois ou quatre œuvres lues –, elle s'intéresse principalement à des gens très ordinaires, présentant une façade lisse, presque invisible, et à qui, soudain, il arrive quelque chose qui n'aurait jamais dû se produire et qui, lézardant brusquement le masque qu'ils portent, les contraint à sortir de leur anodine coquille de silence. En sortent-ils, d'ailleurs ? Non, pas vraiment. Il se peut même qu'ils s'y enferment à triple tour, comme le fait le père de la famille Mulvaney après le viol de sa fille unique (unique en tant que fille : Marianne Mulvaney a trois frères), et c'est précisément ce silence brutal, assourdissant, remplaçant la façade de bonheur et de gaîté que, dès le début nous sentons dangereusement factice, qui va précipiter la famille dans le chaos et, de proche en proche, de fêlures en cassures, la détruire, comme nous en prévient honnêtement le titre : Nous étions les Mulvaney.

J'ai fait allusion au viol de Marianne, adolescente et vierge, qui est l'étincelle primordiale : c'est sans doute à cause de lui que j'ai abandonné le roman au bout d'une centaine de pages, avant d'y revenir quelques jours plus tard et de me laisser empoigner par lui. Généralement, les histoires de viol m'ennuient, surtout lorsqu'elles sont traitées par des femmes. Je sais bien que je vais faire hurler en disant cela, mais je n'y puis rien, c'est ainsi : les intrigues de roman à base de viol me font généralement tomber le livre des mains, tout comme le font les récits de rêves. Seulement, là, en reprenant le roman où je l'avais laissé, je me suis vite rendu compte que le viol n'était pas le sujet du livre, ce n'était que son prétexte, son élément déclencheur ; tout comme, dans un raz-de-marée, ce n'est pas l'effondrement de la croûte terrestre sous-marine qui compte et intéresse mais l'énorme vague qu'il engendre. Ici, la vague, c'est la dissolution implacable d'une famille où l'on parle énormément pour ne rien dire, mais dont tous les membres sont soudain frappés de mutisme dès lors qu'il y aurait vraiment de quoi parler. En fait, si l'action ne se déroulait pas essentiellement dans les années soixante-dix, on pourrait dire que les Mulvaney sont des “bobos” ; ou encore des “néo-ruraux”. La mère, Corinne, est particulièrement gratinée : femme se voulant fantasque, éprise d'antiquailleries, brassant énormément d'air mais ne faisant à peu près rien, cependant que son mari travaille (et réussit) du matin au soir pour entretenir la ferme de sa Marie-Antoinette et les quatre enfants qu'il lui a faits. C'est, pour ceux qui connaissent le spécimen, une sorte de Virginie B., mais en nettement plus attachante tout de même. Après le viol de la fille, cette sympathique façade va se lézarder rapidement, et les murs qui semblaient porteurs vont montrer, en s'écroulant, qu'ils ne portaient que du vent. (Tout cela est noté trop rapidement et de manière bien trop superficielle : le roman vaut beaucoup mieux que l'image que j'ai peur d'en donner.) Mais, au bout du compte, on se demande si ce tsunami n'était pas ce qui pouvait arriver de mieux aux Mulvaney, en les expulsant de ce petit paradis factice que constituait la ferme familiale ; et l'on ne trouve évidemment pas de réponse assurée, car tel est le talent de Joyce Carol Oates, de toujours nous contraindre à naviguer dans des eaux incertaines, où le bien et le mal sont perpétuellement changeants.

(Je voulais, dans ce même billet, parler aussi d'un autre roman remarquable de la même : Les Chutes. Mais je m'aperçois que j'ai déjà dû perdre en route les trois quarts de mes douze lecteurs habituels ; remettons donc à une prochaine fois l'excursion à Niagara Falls.)

mardi 16 janvier 2018

Diagnostic & remède


Si le gauchiste se trouve dans l'état pitoyable où nous le voyons hélas trop souvent, et qui est parfois confondu à tort avec la simple démence, en raison de la troublante proximité des symptômes, c'est en réalité à cause d'un dérèglement de sa glande idéologique qui se met à sécréter beaucoup trop d'hormones collectivistes. Le mal peut dans certains cas être réversible, au prix toutefois de quelques séquelles psychiques qui mettent rarement l'existence du sujet en danger, mais il est essentiel, dès l'apparition des premiers signes inquiétants, de consulter sans tarder un bon endoctrinologue.

dimanche 14 janvier 2018

Greguerías del domingo, 6


– Le côté pratique de la civilisation apparaît lorsqu'on invente le fer à cheval.

– Il avait une voix triste, comme sortie de son squelette.

– On parle de “lapin chasseur” pour dissimuler qu'il s'agit d'un lapin délevage.

– L'un des contrastes les plus amusants dans les spectacles modernes, c'est, à la boxe,  lorsque le petit homme en bras de chemise et cravate aide l'athlète vainqueur à lever le bras. Quel bel effort !

– Les mouettes naissent des mouchoirs que l'on agite au départ des bateaux.

– Chacun de nos éternuements éteint une petite bougies de nos anniversaires à venir.

– Cette femme m'a regardé comme on regarde un taxi occupé.

– Le M se sentira toujours supérieur au N.

– Les trains devraient tous partir en même temps, car rien ne vous donne autant le vertige que de voir avancer le wagon d'à côté par la fenêtre immobile.

– C'est par le chas des arcs de triomphe que passe le fil de l'histoire.

– La grande joie de l'escabeau, c'est de voir tomber le marteau du haut de sa plus haute marche.

– Les crabes sont des mains de pianistes interprétant maladroitement des barcarolles.

jeudi 11 janvier 2018

Le monde Sándor


Sándor Márai (1900 – 1989) est un écrivain hongrois, ce qui n'est pas donné à tout le monde. C'est d'ailleurs pourquoi on devrait plutôt l'appeler Márai Sándor, ainsi qu'on a coutume de le faire dans son parler finno-ougrien. Notons aussi que, pour écrire les noms magyars, un clavier espagnol s'avère bien précieux. Toujours est-il que certains de ses romans sont disponibles en français ; on peut même en acquérir cinq d'un coup, grâce à un volume de la Pochothèque, cette Pléiade du miséreux (si l'on veut bien considérer que la collection Bouquins est déjà la Pléiade du pauvre) ; parmi ces cinq-là, je viens de terminer Les Braises.

Le roman se situe presque tout entier – à part son ouverture – à l'intérieur d'une salle à manger de château, pièce qui n'a pas été habitée depuis de nombreuses années, de même que toute l'aile qui la renferme, le châtelain, un général, se confinant volontairement dans une autre partie de sa demeure, avec quelques domestiques et Nini, la gouvernante qui l'a vu naître et qui a maintenant 91 ans. Dans cette salle à manger, le général va passer la soirée et une grande partie de la nuit – l'aube point au moment où le livre s'achève – avec Konrád, son ami d'enfance, d'adolescence et de jeunesse, qu'il n'a pas vu depuis 41 ans. Tout le roman n'est qu'une longue conversation entre eux, dans laquelle d'ailleurs, c'est presque toujours le général qui parle : on pourrait appeler cela un “monologue ponctué”. Entre eux, une chaise vide, celle de l'épouse morte du général, Kristina. Il s'agit, pour ces deux vieillards (ils ont près de 75 ans et vivent dans la première moitié du XXe siècle) de solder leur compte, d'apurer le passé, de faire jaillir la vérité avant que la mort ne vienne les prendre. Sauf que la vérité ne jaillit pas comme d'un puits, surtout après 41 ans de silence. Elle est tapie au fond de l'œil d'un vaste entonnoir, dans lequel on comprend que les deux hommes ne pourront descendre qu'en dessinant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés, rapides, et donc dangereux. Le général semble mener cette sorte de danse macabre circulaire, mais le lecteur en arrive assez vite à se demander si ce n'est pas plutôt le laconique et réticent Konrád qui détient toutes les clés. Les clés de quelle porte ? C'est l'objet du roman : à  vous d'aller la pousser.

Sándor Márai a partagé les dernières décennies de son existence entre la région napolitaine et la Californie. Après avoir, en deux ou trois ans, vu mourir la plupart de ses proches : épouse, fils, frères…, il se suicide le 22 février 1989, quelques mois avant que la Hongrie ne soit libérée de la tyrannie communiste qui l'avait conduit à l'exil. Même les grands écrivains sont parfois mal inspirés.

mardi 9 janvier 2018

Nom de chien : le nom


À sa naissance, le 26 août de feue l'année 2017, la sorte de peluche que l'on voit ici a été baptisée Newzealand (ainsi orthographié si ma mémoire est sans faille) par l'homme chez qui s'est produite cette venue au monde (son “père porteur” ainsi que le nomme Catherine…) : c'était, si l'on veut mon avis, un peu abuser de l'obligation de lui trouver un nom commençant par N. Faisant fi d'icelle, nous l'avons comme on sait rebaptisé Charlus dès son entrée chez nous, fin octobre. Mais, depuis, il y a eu, le concernant, prolifération de canonymes, si je puis risquer le néologisme. Pour Catherine tout d'abord, Charlus est devenu Pioupiou ; non parce que c'était une jeune recrue dans notre armée fantasque, mais par une tentative de restituer verbalement le couinement bref produit par son renard en peluche lorsqu'il lui mordille la tête. Quant à moi, je l'appelle le plus souvent Chponk : c'est ainsi que l'un de nos amis, violemment picard, avait surnommé Ludovic, le fils de Catherine, à l'époque désormais lointaine où il arborait une superbe crête fluo. En réalité, et de plus en plus, son nom de Charlus (dans Calcutta désert, évidemment) ne sert plus que lorsqu'il s'agit de l'appeler. Ou de l'engueuler quand on le surprend en train de pisser dans le salon ; ce que, grâce à Dieu, il ne fait quasiment plus. Il est à noter que, si le nom proustien de nos chiens est toujours d'une remarquable stabilité temporelle, les sobriquets adventices peuvent varier assez considérablement au fil des jours et des mois : comment se nommera Charlus dans un an ? Dans cinq ans ? Celui qui tenterait de le deviner tomberait probablement sur un os.
 

lundi 8 janvier 2018

La baleine blanche et le briseur de barrages


C'est une chose curieuse, que ces blocages que l'on peut faire sur certains livres. Dans mon cas, il s'agit toujours de romans ; et pas de ceux qui m'arrivent vierges de toute réputation ou presque : ceux-là, s'ils me rebutent, je les abandonne sans le moindre regret après quelques dizaines de pages, parfois un peu davantage, et en général n'y reviens plus. Non, je parle de ces ouvrages qui s'avancent tout auréolés d'une réputation plus que flatteuse, œuvres consacrées par les siècles qu'on ne peut se dispenser d'avoir lues, qu'on est tenu d'aimer, etc. Quand l'un d'eux me repousse, se ferme, j'ai tendance, je crois, à prendre cette fin de non-recevoir comme un affront ; ou une provocation teintée d'ironie plutôt condescendante (« Allons, ne fais pas cette tête-là : tu auras peut-être plus de chance avec moi la prochaine fois, qui sait ? »). De fait, en général, je m'obstine. Et c'est pour m'apercevoir que ce que j'ai nommé “blocage” se comporte en fait plutôt comme un barrage hydraulique. Durant des années je patauge du côté du réservoir ; trois, quatre, cinq fois, je reviens buter contre le mur de béton convexe sans parvenir à trouver le sas qui me permettrait, l'empruntant, d'aller ensuite descendre sans effort le tranquille cours d'eau qui chantonne derrière.

Et puis, un jour, “ça passe”. Parfois avec difficultés et sans grand agrément. Ainsi, il y a cinq ou six ans, peut-être dix, je suis enfin venu à bout de Sous le volcan de Malcolm Lowry ; mais ce fut sans plaisir, par le seul jeu de la volonté, en me demandant jusqu'à la dernière page ce que je foutais là. D'autres fois, c'est nettement plus gratifiant. Ainsi de l'Ulysse de Joyce, abordé sept fois et six fois abandonné avant la centième page. La septième tentative fut la bonne et j'y pris un réel plaisir. Mais il faut dire que, peu avant, durant l'escale qu'il fit chez nous à son retour du Québec, Ygor Yanka, par sa persuasion enthousiaste, m'avait habilement ouvert deux ou trois vannes de ce barrage-là, ce qui m'a évidemment facilité la nage.

Dans certains cas, la chose est si nette et si soudaine que j'ai plutôt l'impression que, sans que j'y aie auparavant repéré la moindre faille, c'est le barrage tout entier qui cède d'un coup. C'est ce qui est en train de se produire avec Moby Dick, que je tente vainement de lire depuis trente ou quarante ans (je n'essaie pas tous les matins, évidemment…), sans jamais être parvenu à dépasser la première cinquantaine de pages. Je ne saurais même pas dire pourquoi j'ai repiqué au truc avant-hier en fin de journée, au sortir de Balzac. Eh bien, non seulement, des sept cents et quelques pages du roman je m'apprête à franchir le cap de Bonne-Espérance (le passage du premier au second tome), mais je me demande comment j'ai pu être arrêté par ce livre durant autant d'années. Du coup, tout fiérot de cette victoire, j'ai ressorti de son étagère le Nostromo de Conrad (barrage particulièrement solide aussi) ; et, si l'état de grâce se prolonge avec lui, je bifurquerai du côté de chez Faulkner, dont les romans, jusqu'à présent, ne m'ont jamais été qu'un archipel de barrages, si je puis dire. Si tout se passe bien, je devrais finir, un de ces jours, par mourir en haute mer.

dimanche 7 janvier 2018

Greguerías del domingo, 5


– Comme la lune se couche au-delà de l'horizon, nul ne sait si elle tombe pile ou face.

– Encore heureux que les moustiques n'aient pas eu l'idée de jouer du saxophone.

– Lorsqu'un homme meurt, ses idées restent classées dans les archives ; mais on perd la clé du classeur et le classeur avec.

– L'architecture arabe est un agrandissement du trou de la serrure.

– Les coiffeurs graissent la patte des chiens pour qu'ils aboient au passage des gens mal coiffés.

– À chaque coup qu'il tire, le canon recule comme effrayé par ce qu'il vient de faire.

– L'inconvénient des dictionnaires encyclopédiques est qu'ils sont remplis de gravures de bacilles.

– Le matelas est plein de nombrils.

– Ce que l'aurore a de mieux, c'est de tout ignorer du jour précédent.

– Le violon est peut-être un Stradivarius, mais l'archet et le bras sont d'une époque bien pire.

– Le chameau a sa pomme d'Adam sur le dos.

– C'est parce qu'elle est arc et flèche à la fois que l'hirondelle vient de si loin.

vendredi 5 janvier 2018

Membres à la carte


Alors que, par ailleurs, et bien entendu à juste titre, nous faisons des pieds et des mains pour instaurer dans notre monde sublunaire une sourcilleuse égalité, je me demande par quel prodige, quelle étrange distraction, nous tolérons encore que nos bras et nos jambes soient discriminés en membres supérieurs et membres inférieurs.

jeudi 4 janvier 2018

L'adieu à Honoré (ce n'est qu'un au-revoir)


On va encore répétant – pont aux ânes – que les romans russes se caractérisent par la prolifération sans mesure des personnages qui les peuplent. D'abord, je pourrais dans le quart d'heure vous citer quatre ou cinq grands romans russes dont ce ne serait nullement la caractéristique ; admettons cependant. Mais à côté des Paysans de Balzac, livre tout juste achevé entre réveil et aurore, même La Guerre et la Paix de Tolstoï, Les Démons de Dostoïevski ou Les Golovlev de Saltykov-Chtchtédrine font presque figures de drames intimistes ! Les Paysans est vraiment un extraordinaire roman : la prolifération des personnages, le grouillement de la vie, l'enchevêtrement des intrigues des uns et des autres au gré de leurs intérêts, tantôt divergents, puis convergents, avant de s'opposer à nouveau, la description précise des combines et des montages financiers, les luttes d'influence, les alliances, économiques, matrimoniales ou autres ; tout cela forme un ensemble proprement hallucinant, d'où se dégage finalement, avec une acuité inégalée je crois, le tableau de la chute inexorable non seulement de l'aristocratie mais aussi de la grande bourgeoisie foncière qui pensait se substituer à elle. Un maître livre, comme auraient dit mes confrères du XIXe siècle.

Et la question qui revient, chaque fois que je m'offre une brasse coulée plus ou moins longue dans le grand bain de La Comédie humaine : qui et quoi lire, après ça ? Tout à l'heure, j'ai enchaîné directement – après un café-cigarette tout de même – sur Cœur de lièvre, roman de John Updike, écrivain encore jamais lu. Le malheureux Américain a sans doute pâti excessivement de l'ombre du géant car, après cinquante pages, je l'ai remisé avec un discret bâillement ; conscient du tort que je lui ai sans doute fait, de la lutte à armes trop inégales dans laquelle je l'ai contraint de s'engager, je lui accorderai une nouvelle chance d'ici une semaine ou deux. Depuis, c'est une romancière, elle aussi américaine et elle aussi non lue encore, qui se mesure à la statue d'Honoré : Joyce Carol Oates, Nous étions les Mulvaney. Pour l'instant, elle semble décidée à s'en tirer ; les frêles dames ont parfois de ces ressources insoupçonnées ; Honoré reste sur son quant-à-soi.

lundi 1 janvier 2018

Les petits fantômes d'Honoré



Balzac a, dans ses romans, une petite manie qui, aux yeux du lecteur novice, peut paraître étrange ; amusante ou agaçante selon le cas et les dispositions d'esprit. Elle consiste, cette manie, à établir des comparaisons qui ne permettent en aucune façon de comparer quoi que ce soit. Je vais prendre un exemple tiré du Curé de village, tout juste achevé à l'heure où j'écris (dimanche matin). Balzac nous présente un certain Clousier, ancien avocat de Limoges devenu juge de paix (Balzac écrit : juge-de-paix) à Montégnac, Haute-Vienne, où se déroule le roman. Son portrait d'environ une page se termine ainsi : « Son teint coloré, son embonpoint majeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu'il cultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. »

Mais qui est Troplong ? Et qui Toullier ? S'agit-il d'un duo de compères ? Ou, inconnus l'un à l'autre, forment-ils seulement les deux faces de la même médaille éthylique ? Bien renseigné qui pourrait nous le dire. Devant cette bizarrerie – et la Comédie humaine en compte des centaines du même genre –, le lecteur moderne se dit que, sans doute, il devait s'agir d'ivrognes célèbres dans les années 1840, dont se sont effacées ensuite les traces violâtres qu'ils laissèrent derrière eux. Mais depuis quand un simple intempérant atteint-il à la célébrité pour son intempérance même, y compris en son époque d'existence ? Troplong et Toullier eussent-ils été des pochtrons d'anthologie pour les Parisiens, comment auraient-ils pu servir de points de référence à un lecteur de Brest ? À une dévoreuse de Varsovie ? 

Bien sûr, pour nous autres, il y a la tentation Google : frappons Troplong et Toullier dans la petite fenêtre oblongue, on verra bien ce qui sort… C'est à quoi il est nécessaire de résister. Il me semble hautement préférable que ces Castor et Pollux œnophiles demeurent ce qu'ils ont été durant quelques instants : deux spectres à la trogne fleurie, deux petits fantômes que la brise est déjà en train de faire s'évanouir au-delà des premiers monts de la Corrèze, et qui ne reviendront plus par ici. Ce furent amis que vent emporte…