L'histoire ne dit pas si Marchenoir a lu tout Bouchard, mais son dernier billet paru lui a en tout cas inspiré quelques commentaires, que j'ai trouvés en me levant (ou plutôt juste après) dans ma boitamel. Et que je vous livre tels quels, tout chauds.
« Ce monde de merde que nous laissent nos parents »
Marion fait fausse route. Une route qui ne la mènera nulle part. C'est la névrose mille fois racontée, ces temps-ci, du “monde de merde que nous laissent nos parents”. Racontée aussi bien, d’ailleurs, par les enfants que par les parents. Que de lamentations démagogiques de “vieux”, se tordant les mains à l’évocation navrée du “monde que nous laissons à nos enfants” !
Mais, Marion, vous n'avez aucun droit à quoi que ce soit en venant au monde. Il n'y a pas de drouadlôm à recevoir, à sa majorité, un joli paquet-cadeau avec un monde tout propre à l'intérieur, en parfait état de fonctionnement, amoureusement mitonné par vos parents et leur génération, de sorte que vous n'auriez plus qu'à glisser vos mignons petits pieds dans les pantoufles de “l'ascenseur social” ; lequel vous amènerait, en quelques années et dans un merveilleux chuintement d'efficacité technologico-étatique, au restaurant panoramique de la réussite du même nom.
D’ailleurs, cela n’a jamais existé. La génération de vos parents vous l’a raconté, et vous l’avez crue. Mais c’est là votre erreur, et celle de votre génération. Rien que l’expression est grotesque, quand on y pense : ascenseur social ! Il faut vraiment être français, pour inventer un concept aussi immoral et mensonger que celui-là !
Vous dites beaucoup de choses justes sur la laideur du monde, mais c’est votre ton et votre désespoir qui sonnent faux. C’est votre point de vue qui est aberrant. Vous avez vingt-et-un ans, et vous avez un point de vue de vieux. Vous usurpez un rôle qui n’est pas le vôtre. C’est aux vieux de se lamenter que c’était mieux avant, que de leur temps le monde était mieux fait, que désormais tout part à vau-l’eau, etc.
Le rôle des jeunes est de le changer, ce monde. Et cela a toujours été comme ça. Le rôle des jeunes a toujours été de ne pas tenir compte de “ce monde que leur ont laissé leurs parents”, de tirer un trait dessus par principe, et d’en faire… ce qu’ils arriveront à en faire, avant de se lamenter, à leur tour, que tout se barre en couille, etc.
Vous, vous mettez en cause la génération de 1968. XP met en cause celle d’avant. Peut-être. Si on veut. Je n’ai aucune estime particulière, ni pour les valeurs de 1968, ni pour les valeurs stato-gauchistes de 1945.
Mais si vous vous plaignez de “l’héritage” que vous recevez en 2011, qu’auraient pu dire ceux qui avaient vingt ans en 1940 ? Ou ceux qui avaient vingt ans en 1929 ?
Avez-vous entendu, à la Libération, une génération entière se plaindre « du monde de merde que nous ont laissé nos parents, en nous entraînant dans le communisme, le nazisme et la Seconde guerre mondiale » ? Avez-vous entendu, en 1929, une génération entière se plaindre « du monde de merde que nous ont laissé nos parents, en ruinant l’économie après nous avoir entraînés dans l’innommable boucherie de la Première guerre mondiale, et en semant les graines de la Seconde avec le traité de Versailles » ?
Il me semble pourtant que l’une et l’autre génération auraient eu bien davantage de motifs à se plaindre que la vôtre ! C’est quoi, votre problème ? Vous n’arrivez pas à trouver un logement correct à un prix décent ? Sans blague ? Parce que vous croyez qu’en 1945, les jeunes de votre âge, en France, se voyaient remettre, en paquet-cadeau, par le Conseil national de la Résistance, un deux-pièces cuisine en centre-ville à prix modique, avec tout le confort ?
En 1945, une bonne partie des villes françaises étaient à moitié détruites, et les logements qui tenaient debout n’avaient ni salle de bains ni WC. La crise du logement était autrement plus vive qu’aujourd’hui. Elle n’avait d’ailleurs pas cessé depuis 1918 – et n’a, en fait, jamais cessé jusqu’à ce jour, à l’exception d’une brève parenthèse qui doit se situer aux alentours des années 1960-1970, âge d’or de la construction de ces fameux “grands ensembles”, voués aux gémonies aujourd’hui.
C’est quoi, votre problème ? Le matérialisme de la société contemporaine ? Vous avez raison. Mais, attendez… Les mêmes qui déplorent « le monde de merde que nous a laissé la génération d’avant », au nom du chômage de masse et de l’avenir incertain qui est le leur, sont les premiers à exprimer leur nostalgie des Trente glorieuses, où, nous rappellent-ils, les ouvriers accédaient au réfrigérateur, à la télévision et à la voiture… Je me trompe ou c’est furieusement matérialiste, comme mètre-étalon de la société heureuse ?
Et d’ailleurs, qu’est-ce qui vous oblige, vous, à être matérialiste, si vous n’aimez pas ça ? Qu’est-ce qui vous empêche de rechercher la beauté, et de la créer ?
Vous vous plaignez de l’accueil renfrogné et bas du front que vous reçûtes, un soir de réveillon, dans une ville de province française ? Vous avez raison. C’est bovin et insupportable.
Vous croyez vraiment que c’est la faute de vos parents ? Ou celle de leur génération ? Vous êtes-vous jamais penchée sur les campagnes de propagande officielles, destinées à améliorer l’accueil des touristes en France ? Elles n’ont jamais cessé. Elles disent exactement la même chose en 2011 qu’en 1990, en 1970 ou en 1950 : soyez aimables avec les clients ; dites bonjour à la dame ; évitez de cracher à la gueule de ceux qui vous font vivre.
Un film en noir et blanc sur la Seconde Guerre mondiale, dont j’ai oublié le titre, met en scène un groupe de soldats américains prenant pension chez une aubergiste de la France profonde. Celle-ci applique les mêmes principes de la relation-client qui vous ont hérissée soixante ans plus tard. Un scénariste de Hollywood, ça se documente…
Au nom de quoi vous sentez-vous le droit d’attribuer un passé honteux à des vieillards que vous croisez dans l’autobus ? Que connaissez-vous d’eux ? Qu’avez-vous accompli, vous, qui vous rende moralement supérieure à ce point ? Qu’est-ce qui vous rend si sûre d’avoir la moindre légitimité pour les mépriser ? Ce sont des postures adolescentes.
Et puis, tant qu’à tenir une comptabilité de l’héritage parental, vous devriez remplir aussi bien la colonne actif que la colonne passif ; cela vous aiderait à voir les choses de façon plus optimiste. Tenez, au hasard, dans “le monde de merde que vos parents vous ont laissé”, il y a quand même deux énormes paquets-cadeaux, si l’on tient à raisonner comme vous le faites : Internet, et la faculté de se rendre n’importe où en Europe pour 50 euros.
Cela, ni la génération de 1968, ni celle de 1945, ni celle de 1929 ne l’avaient. Ne me dites pas que ce n’est rien. Ne me dites pas que cela ne vous donne pas des possibilités infinies que personne n’a jamais eues avant vous.
Les récriminations des jeunes envers la génération de 1968 sont faussées à la base, car elles s’appuient sur les principes mêmes de mai 68 qu’ils prétendent récuser : j’y ai droit, c’est mon droit, je le prends, donnez-le moi. Le jeunes qui se révoltent ainsi contre les valeurs de mai 68 se font couillonner tout seuls : ils s’enferment de leur propre chef dans la mentalité – effectivement délétère – qu’ils croient attaquer.
Votre rancœur déplacée envers les vieux que vous croisez dans la rue, c’est en réalité un hommage aux soixante-huitards, qui ont été les premiers à revendiquer le droit de cracher sur la tradition et sur leurs prédécesseurs.
La voie que vous avez choisie est une impasse. Vous plaindre que l’auberge n’est pas assez accueillante, le papier peint pas frais, les coussins trop râpeux, ne vous conduira nulle part. Il n’y a pas d’auberge, elle ne prend pas de clients, c’est un décor en carton-pâte sur le bord du chemin. Vous feriez mieux de fixer vos yeux sur la route.
Donc, soyez gentille, laissez les vieux se lamenter que c’était mieux avant, et faites, vous, votre boulot de jeune, qui consiste à bâtir le monde nouveau, et non à vous plaindre de celui que vous auriez reçu ; à bâtir votre propre avenir, et non à déplorer que vous ne l’ayez pas reçu par la poste.
Personne ne vous a rien donné. Personne ne vous doit rien.
Robert Marchenoir