vendredi 31 octobre 2014

Correspondances russes


J'ai fait descendre de son étagère La Vie d'Arséniev, roman d'Ivan Bounine, premier Russe à recevoir le prix Nobel de littérature, en 1933. Né en 1870 à Voronej, Bounine fuit sa patrie, tombée sous le joug léniniste, en 1920, après s'être réfugié durant deux ans dans le sud de la Russie, encore tenu par les armées “blanches” ; il vivra en France (Paris et Grasse) jusqu'à sa mort en 1953, fraternellement salué par Gide, Martin du Gard ou encore Mauriac.

En 1934, le poète Ossip Mandelstam est arrêté par le NKVD, à cause d'un poème “sacrilège” qu'il a écrit sur Staline, et qu'il a eu l'imprudence de lire à quelques personnes. Finalement libéré, il est contraint à l'exil dans la petite ville de Russie de son choix (les grandes lui sont interdites) ; Nadejda*, sa femme, et lui choisissent d'aller vivre à Voronej. C'est là que le NKVD l'arrêtera de nouveau en 1937 ; et Mandelstam disparaîtra dans le grand vent des camps.

En 1943, Varlam Chalamov** survit tant bien que mal dans divers camps de la Kolyma, depuis déjà six ans. Alors que touche à sa fin sa peine initiale, pour “activités trotskistes contre-révolutionnaires”, il se voit octroyer une rallonge de dix ans pour “agitation anti-soviétique”. Son crime : avoir soutenu que Bounine était un classique de la littérature russe.


* Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, Gallimard, Tel, 3 vol.
** Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Verdier.

jeudi 30 octobre 2014

Opus 111 et autres joies de l'automne



Parce qu'il en fut question en septembre.

mercredi 29 octobre 2014

20 ans après… les mêmes, à peine plus cabossés


On a un peu l'impression que la photo nous arrive des années trente : on n'est tout de même pas si vieux que ça, bon sang de bois ! Mais enfin, 20 ans de mariage, c'est une trotte. Cela s'appelle, me dit-on, des noces de porcelaine, peut-être parce que c'est l'âge où les épousailles ont souvent besoin d'être raccommodées. Cela tombe un peu à côté en ce qui nous concerne, puisque, en ces temps, nous vivions tout près de Gien, qui est plutôt connue pour sa faïence.

Bref, nous nous épousâmes, ce 29 octobre 1994, en la mairie de Beaulieu-sur-Loire, dont dépendait notre hameau d'Assay, sis au bord du canal de Briare. Mariage réduit au minimum : nous, nos deux témoins, Kent pour moi et sa fille aînée pour Catherine, laquelle a ensuite pris la photo des deux jeunes mariés et de leur pièce montée – car il y eut bel et bien une telle pièce –, plus Freddie, la femme de Kent. Le soir, nous dînâmes tous cinq à l'Auberge des Templiers, où la table voisine de la nôtre (Mais M. Chieuvrou va encore m'accuser de radoter) était occupée par Alain Delon, venu en voisin de Douchy, et sa batave compagne de l'époque, Rosalie.

Ensuite, nous nous accordâmes seize petites années de réflexion, avant de franchir le porche de l'église de Pacy-sur-Eure.

lundi 27 octobre 2014

Après les martyrs viennent toujours les bourreaux (notes additionnelles à La Faculté de l'inutile)


* On n'exagérerait pas tant, en écrivant que les principaux personnages de La Faculté de l'inutile sont Ponce Pilate, Caïphe, Judas, Pierre et le bon larron ; surplombés par les deux figures tutélaires, des ténèbres et de la lumière : Staline et le Christ. Dombrovski marque très fortement cette double présence puisque, à ce qui sonne comme la dernière phrase logique de son roman, il ajoute cette sorte de coda : 

Quant à cette peu réjouissante histoire, elle est arrivée l'an cinquante-huit après la naissance de Joseph Vissarionovitch Staline, le génial guide des peuples, c'est-à-dire l'an mil neuf cent trente-sept après la naissance de Jésus-Christ, année néfaste, torride, grosse d'un avenir terrifiant.

* La troisième partie (sur cinq) forme une sorte de récit dans le récit, à la manière du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Au fond d'un bouge désert, le père André, défroqué, ancien bagnard, vagabond et ivrogne, raconte à  sa façon à Kornilov, collègue et ami de ce Zybine dont je parlais dans le précédent billet, la Passion du Christ, laquelle devient la clé permettant de comprendre les persécutions staliniennes, par une suite de va-et-vient temporels vertigineux. Le pope rappelle la loi édictée en l'an 15 par Tibère : « Toute critique des actes de l'empereur est assimilée à un outrage à la grandeur du peuple romain. », qui se passe de commentaire. Puis s'avance la figure essentielle de Pilate. Pourquoi veut-il gracier et relâcher Jésus ? Parce que ses prêches divisent les Juifs contre eux-mêmes, met la zizanie au sein de ce peuple que, en tant que procurateur romain de Judée, il doit absolument réduire : il a en tête de l'utiliser afin qu'il lui ramène de plus gros poissons. Pourquoi, alors, le condamne-t-il finalement à la croix ? Parce que Caïphe, le grand-prêtre du Sanhédrin, lui susurre des paroles effrayantes, et qui peuvent être lourdes de conséquences pour lui : « Il se prétend roi des Juifs. Or, nous n'avons d'autre roi que César, procurateur. Si tu le relâches, tu n'es point ami de César. Quiconque se dit roi est ennemi de César, procurateur. » Par crainte du froncement de sourcil de César, Pilate envoie donc Jésus au Golgotha. Le reniement de Pierre et la conversion du bon larron trouvent également leur équivalent sous le règne du César géorgien ; et aussi la trahison de Judas, à propos de qui Kornilov a cette formule : « Le traître est un martyr manqué. » Il y aurait encore à dire sur ce père André, mais je dois me taire, par égard pour ceux qui auraient l'excellente idée de lire le roman. (Roman dont, une fois de plus, je déclare que ce devrait être l'une des grandes hontes des éditeurs français qu'il ne soit plus disponible chez aucun d'entre eux. Heureusement, on le trouve facilement d'occasion : merci Amazon et Price Minister.)

* Dostoïevski est sans cesse présent, soit en filigrane, soit nommément. Le père André parle de lui, pour montrer à Kornilov que, dans son approche du Christ, tantôt tout de résignation et d'amour (L'Idiot), tantôt armé du glaive mais amputé d'amour (Grand Inquisiteur), l'écrivain a fait preuve de moins de réalisme et de cohérence que Pilate. Au début de la dernière partie, c'est Stern, un ponte du NKVD d'Alma-Ata, qui l'invoque, au moment où il explique à sa jeune subordonnée débutante, Tamara, qu'elle a eu bien raison de suivre les cours de l'Institut du Théâtre avant d'entrer dans les “Organes” :

C'est la meilleure des écoles pour un instructeur. Parce que tout dépend de votre aptitude à pénétrer un caractère, à vous incarner dans un personnage. Sur ce point, l'écrivain, l'instructeur et l'artiste se rejoignent. Un instructeur qui n'a pas le sens du tragique ne vaudra jamais rien. Dostoïevski, lui, le possédait ce sens. Je me suis souvent dit qu'il aurait fait un instructeur de tout premier ordre et que j'aurais aimé travailler avec lui. Parce qu'il savait où est le refuge du crime : dans le cerveau. C'est la pensée qui est criminelle. La pensée en tant que telle. Tout commence par la pensée. Étouffez-la dans l'œuf, et il n'y aura pas de crime. Dostoïevski l'avait compris.

Ajouter à cela que la plupart des protagonistes, y compris les agents du NKVD, y compris Staline lui-même, sont des personnages du souterrain, du sous-sol.

* Vision “moderne” de l'histoire récente : un tyran engendre l'autre, qui passe pour son contraire et un rempart contre lui, alors qu'ils sont rigoureusement semblables ; sans Staline, pas de Hitler.

* Passion du Christ, Passion de Zybine, le conservateur des antiquités. Y aura-t-il pardon, rédemption, résurrection ? À la dernière page, dans le square le plus proche de la prison, on retrouve le peintre Kalmykov, un peu fol, méprisé et moqué au début de la première partie ; sur un morceau de carton, il peint Rybine, affaissé sur un banc, entouré de Kornilov, ivre, et de Neumann, l'instructeur radié du NKVD et en attente de son arrestation prochaine : un Christ écrasé et deux larrons grotesques. Mais Dombrovski affirme que cette pochade hâtive de Karmykov demeurera “pour les siècles des siècles”.

samedi 25 octobre 2014

La Faculté de l'inutile

C'est très bien, Les Enfants de l'Arbat. Mais ce ne doit pourtant pas être si bien que cela, puisque, ayant refermé le roman sur sa mille cinq-centième page, le lecteur ressent comme une frustration diffuse, la sensation vague que, dans cette fresque russe aux pires temps du stalinisme (1934 – 1943), l'essentiel lui a échappé ; et qu'il éprouve le besoin d'aller vers (ou de revenir à) un plus grand écrivain que Rybakov, afin de descendre plus profondément dans l'entonnoir maléfique, de tenter d'en saisir la nature réelle. Et, heureusement, Iouri Dombrovski se trouve dans la bibliothèque de ce lecteur-là.

La faculté de l'inutile… C'est une jeune milicienne du NKVD qui explique à Guéorgui Nicolaïevitch Zybine, le conservateur des antiquités d'Alma-Ata, qui vient d'être arrêté, ce qu'il faut entendre par là : 

« Vous avez fait du droit ? Eh bien, de votre temps, la faculté de droit, c'était la faculté de l'inutile. Vous y appreniez une science de formalités, d'arguties, de chicanes. Nous, on nous a enseigné à découvrir la vérité. »

Moyennant quoi, Zybine va découvrir rapidement de quelle manière les instructeurs du NKVD, faisant fi du droit devenu inutile, s'y prennent pour parvenir à cette vérité, qui a été entièrement déterminée à l'avance dans le bureau d'un commissaire du peuple, aux étages supérieurs. Sa chance (mais est-ce vraiment une chance ? Je n'en sais encore rien…) est d'être enfermé dans une cellule déjà occupée par un “ennemi du peuple” plus âgé et plus expérimenté que lui. Zybine se transforme alors en une sorte d'Edmond Dantès, et son compagnon en abbé Faria, symbolisant le savoir et la sagesse – sagesse carcérale, mais sagesse tout de même –, comme son nom semble l'indiquer : Bouddo (Alexandre Ivanovitch).

La Faculté de l'inutile est composé de cinq parties, peut-être parce qu'une tragédie a cinq actes ; j'arrive à l'orée de la troisième, mais je sais déjà que je suis aux prises avec un grand roman. Du reste, je le savais déjà, pour l'avoir lu une première fois lorsqu'il est sorti en France, ou peu après : vers 1980 ou 81. Seulement, il ne m'en restait aucun souvenir, hors celui de l'éblouissement qui avait alors été le mien.

Je tenterai d'y revenir lorsque la pièce sera jouée.

jeudi 23 octobre 2014

Critique littéraire spatio-temporelle

 Mail de Rémi Usseil, le 23 octobre, 18 h 31 :

Mon cher Didier,

Je suis tout à fait d'accord pour que tu publies notre échange de mails : l'idée me semble excellente.

Je viens de lire ton journal d'aujourd'hui, qui m'a fait un vif plaisir. Si j'ai pu te surprendre agréablement, j'en suis très heureux. Je ne t'apprendrai rien en te disant qu'il est très agréable et flatteur, pour qui a eu l'audace d'écrire un livre, de lui trouver des lecteurs qui le lisent finement et l'apprécient.

Quant à ces lourdeurs que tu as trouvées sous ma plume, et qui m'exaspèrent autant que le font celles que tu découvres dans ton propre livre, je crois que nous touchons-là à un des grands mystères de l'écriture : comment se fait-il que ces maladresses, qui ont échappé à nos multiples relectures, nous sautent brusquement aux yeux quand il est trop tard pour les corriger, lorsque nous les voyons dans le texte imprimé, comme autant de taches de boue sur un blason que l'on voudrait immaculé ? Cela tient du prodige !

Rémi



Mercredi 22 octobre

Sept heures dix. – Commençant un peu à me fatiguer de Rybakov et de ses Enfants de l'Arbat, j'ai saisi tout à l'heure le livre de Rémi Usseil, Berthe au grand pied. Après une soixantaine de pages, je sais déjà que son pari est gagné : sa langue est fort belle, très harmonieuse, délicatement émaillée d'archaïsmes, lesquels sont dosés avec une précision d'alchimiste : ni trop – ils obscurciraient –, ni trop peu – ils sonneraient comme des incongruités. Le narrateur – qui n'est pas, nous avertit-on en préambule, l'auteur : on se croirait chez Proust — cède régulièrement la place à ses personnages pour des invocations, lamentations, prières ou chansons, lesquelles prennent alors quelques-unes des formes de la poésie médiévale : j'ai repéré à coup sûr des ballades, sans doute un ou deux virelais, un rondeau peut-être. Quant aux autres, il serait bon que je dépoussiérasse mes connaissances en la matière, qui sont à peu près nulles. On sait gré à l'auteur de n'avoir pas contourné la difficulté mais, au contraire, de s'être colleté avec elle. Il y réussit d'ailleurs fort bien : ses poèmes se lisent très agréablement, et il y a une élégance presque villonesque (les références à Villon ne manquent pas, du reste) dans sa façon de couper à 4/6 les décasyllabes de ses ballades. Et c'est bien parce que l'exercice aurait pu être pleinement réussi qu'on a envie de botter le fondement de l'auteur, pour avoir laissé passer un certain nombre de vers “boiteux” (en général, ils ont une syllabe de trop parce qu'il s'est laissé piéger par un e “muet” placé à la césure juste avant un mot commençant par une consonne. En tout cas, et n'ayant pas encore tout à fait atteint la moitié du texte, le lecteur comprend que l'auteur a déjà réussi à refermer sur lui son piège. Dans son introduction, Usseil précise qu'il a pris des libertés avec la légende, ajoutant ici, supprimant là, modifiant ailleurs. Et l'on se dit qu'on n'aura plus l'esprit tranquille tant que l'on ne sera pas allé confronter son texte à l'un ou l'autre des originaux, pour voir, comme on dit au poker. Diable d'homme ! Si on m'avait dit que l'envie me prendrait un jour de retourner aux chansons de geste…

Il faudrait aussi parler de certains des thèmes abordés : la forêt, à la fois maléfique mais aussi lieu d'initiation, et d'une manière toute “moderne” d'introduire les événements possiblement miraculeux. Et puis, l'ours (le roi), l'ermite et le voyer bienveillant. Mais je vais laisser cela pour quand j'aurai achevé ma lecture.

Je pense que j'aurai terminé le livre demain. Après, il me restera à tenter d'en faire une critique pas trop sotte sur le blog, ce qui va encore m'occasionner quelques suées froides, je le sens.



Mon cher Didier,

Je te remercie vivement de m'avoir fait part de ces premières impressions : tu as parfaitement deviné l'impatience et l'avidité de “retombées” qui sont les miennes !

J'ai découvert ces lignes avec grand plaisir, et je les ai trouvées très pertinentes et très fines. J'en suis d'autant plus heureux qu'elles viennent de ton journal et n'ont donc pas été rédigées à des fins “publicitaires”. Merci de m'avoir lu avec tant d'attention !

En ce qui concerne mes vers boiteux, et tout en acceptant bien volontiers d'avoir le fondement botté à cause d'eux, je puis avancer pour leur défense une raison qui, sans doute, ne les excusera pas, mais au moins les expliquera.

Ils résultent de l'usage de la “coupe épique”, qui consiste justement en l'élision du “e” muet à la césure avant consonne : la poésie classique la réprouve, mais celle du moyen âge l'autorise tout-à-fait, et on lui donne le nom de coupe épique justement parce qu'elle est abondamment représentée dans les chansons de geste. Plusieurs fameux vers de la Chanson de Roland l'utilisent, et Adenet Le Roi ne se prive pas de s'en servir non plus : tu en trouveras un exemple dans le vers cité en exergue, page 61.
Évidemment, cette précision ne m’absout pas, car l'usage de la coupe épique a bien sûr été pour moi une facilité, comme il l'était déjà au moyen âge. Au moins explique-t-elle que je me sois autorisé, dans une adaptation de chanson de geste et par l'intermédiaire d'un narrateur médiéval, un procédé qui m'aurait fait monter le rouge de la honte au front si je l'avais placé sous la plume d'un narrateur du Grand Siècle.

Merci encore de tes commentaires, et surtout ne te fais pas de sueurs froides au sujet de cette critique sur ton blog : si elle est à l'image de cet échantillon de ton journal, elle n'aura rien de sot, bien au contraire !

Bien à toi,

Rémi



Mon cher Rémi,

Ah ! mais si : tes explications sont une “excuse” largement suffisante ! Après tout, si tes illustres, ou anonymes, devanciers se sont donné cette facilité, tu aurais été bien bête de te la refuser ! Du reste, je soupçonnais quelque chose du genre, car ces “boiteux” étaient tout de même trop nombreux pour être le fait d'une simple négligence de ta part.

J'ai poursuivi ma lecture ce matin, au saut du lit, et me suis trouvé bien aise de voir les méchants punis ! Je me suis arrêté là momentanément, m'estimant trop peu réveillé pour participer à une chasse à courre…

En tout cas, bravo : tout cela se lit avec un grand plaisir, et ta langue est d'une belle et souple harmonie (si bien que l'on regrette d'autant plus, comme une fausse note dans une sonate de Mozart, les trois ou quatre “lourdeurs” (pas davantage, ne t'inquiète pas) que tu as finalement laissé passer, malgré des relectures que j'imagine attentives et nombreuses. Mais, quand il m'arrive de l'ouvrir, j'en trouve aussi dans mon propre livre, ce qui, à chaque fois, m'énerve prodigieusement.

Bonne journée,

Didier



Jeudi 23 octobre

Cinq heures. –  Je viens juste de terminer la chanson de Rémi et j'en sors tout émerveillé. Je peux bien le reconnaître maintenant : je craignais de ne pouvoir faire cette lecture que par devoir d'amitié, en quelque sorte, tant je suis peu attiré par l'univers dans lequel lui se meut avec délices et passion. Et voilà qu'il me vient déjà des frémissements d'impatience de ce Charlemagne dont il m'a fait, le week-end dernier, miroiter la possible parution prochaine ; de même, alors que la minceur de son volume m'avait rassuré lorsque Rémi me l'a donné, je me suis trouvé presque frustré, et de plus en plus nettement à mesure que j'avançais, de ce que son récit ne soit pas plus long, plus touffu, développant d'autres épopées adventices, faisant surgir de nouveaux personnages, etc.

Mais enfin, telle qu'elle est, cette Berthe au grand pied est une superbe réussite, parfaitement maîtrisée et d'un grand agrément de lecture.  J'ai fait allusion, hier, au thème de la forêt ; mais je n'étais pas encore assez avancé dans l'histoire pour en prendre la pleine mesure. Le thème – ô combien médiéval, si mes souvenirs ne m'abusent pas – contribue à structurer tout le récit, formant une sorte d'arche qui le soutient et l'ordonne : c'est au deuxième chapitre que Berthe s'enfonce pour s'y perdre dans la forêt du Mans, c'est à l'avant-dernier que Pépin à son tour y pénètre, mais lui pour s'y retrouver, en quelque sorte, pour y renaître. De fait, ce sont bien deux forêts différentes, ou plutôt deux visages de la même : celle de Berthe est froide, nocturne, annonciatrice du long hiver qui attend la malheureuse héroïne, peuplée de cris effrayants et de bêtes dangereuses (la rencontre avec l'ourse, qui est elle aussi une reine ; et peut-être est-ce pour cela qu'elle épargne Berthe) ; puis voici la forêt de Pépin, printanière, lumineuse, emplie du pépiement des oiseaux, dans laquelle on ne se perd plus mais qui, au contraire, vous mène tout droit à la bien-aimée en prière au pied du calvaire.

Tout cela pourrait être emprunté, artificiel, forcé. C'est au contraire avec une aisance souveraine que Rémi Usseil développe son récit ; au point que le lecteur a de plus en plus de mal, à mesure qu'il avance, à se persuader qu'il ne lit nullement une histoire tirée du néant, mais bien une subtile, et parfois malicieuse, variation d'un récit ayant déjà cent visages et vieux de presque mille ans. Chapeau.

mercredi 22 octobre 2014

dimanche 19 octobre 2014

Le livre que tout le monde attendait


J'étais comme tous les crétins incultes de format standard : je pensais que Berthe avait deux grands pieds. L'auteur, qui fut notre hôte hier soir, se chargea de me détromper, tout en en m'offrant son livre, dont la couverture est bien plus réussie que celle du mien, ce qui continue de m'agacer un peu.

Que vaut l'ouvrage ? Je n'en sais rien, n'en ayant lu que la dédicace, avant d'ouvrir la première des nombreuses bouteilles qui furent vidées, avec l'aide efficace de Jacques Étienne et de sa compagne (ils étaient venus avec leur chienne de format de poche, mais elle a fort peu bu ; Bergotte et elle se sont superbement ignorées). Néanmoins, j'aurais tendance à lui accorder, au livre, une grande valeur, dans la mesure où je me suis laissé dire que cet éditeur ne publiait que des œuvres absolument essentielles.

On en reparlera lorsque je l'aura lu.

samedi 18 octobre 2014

Tous morts

Effet secondaire d'un apéritif imprévu ? Probable : il arrive, dans un vieux couple, que l'on se mette à évoquer le passé commun ; ce qui, au moins, prouve qu'on en a un. Dans notre cas, il peut arriver que ce passé commun prenne les allures criardes de cette couverture, qui nous a non seulement nourris mais bien occupés – et durant une vingtaine d'années, ce qui crée des liens.

Des liens désormais défaits, dans la vie “de tous les jours”, mais renforcés tout de même, dans la mesure – et ce fut la découverte de ce soir – où je suis momentanément le seul survivant de cette histoire.

La Brigade mondaine a été inventée (initiée, dirait-on aujourd'hui) en 1975 par trois hommes : Jean-Paul Bertrand, alors directeur financier (ou quelque chose d'approchant) des Presses de la Cité, Gérard de Villiers qu'on ne présente pas, et Bernard Touchais, chef du rewriting de France Dimanche et premier auteur de la glorieuse série.

Morts tous les trois.

À cette époque reculée dont je parle, chaque “opus”, pour parler comme les cons actuels, était relu par Maurice Vincent, ancien policier de la véritable Brigade mondaine, dont le travail consistait à vérifier que l'auteur ne racontait pas tout à fait n'importe quoi. Je me souviens avec un rien d'émotion des remarques que je recevais de ce Vincent-là, à chaque livre que j'écrivais.

Mort. 

Ensuite, le nombre de titres se multipliant chaque année, à mesure que les ventes baissaient, on engagea d'autre auteurs. Le premier fut Philippe Muray.

Mort.

Le suivant fut Didier Goux, très provisoirement vivant.

C'est par Didier Goux qu'arriva le troisième, Jean-Philippe Chatrier, dont j'ai déjà parlé

Mort.

Il y en eut d'autres ensuite, deux ou trois, dont j'espère, la collection étant elle aussi morte, finalement, qu'ils lui ont survécu.

Là-dessus, après ces évocations funèbres, Catherine et moi passâmes à table.

(J'ai choisi comme illustration ce numéro 200, que j'ai écrit, une histoire caverneuse (me semble-t-il) et à base de chant lyrique, dont je ne me souviens plus du tout. Et c'est, de plus, le seul numéro qui manque à ma collection. Mais, bon Dieu, qu'est-ce qui a bien pu arriver à ce pauvre castrat ?)


Rajout de samedi matin : Catherine me fait remarquer à juste titre, en commentaire, que j'ai oublié Loris, l'homme qui dessinait les couvertures.

Mort.

mercredi 15 octobre 2014

Ne tombons pas dans l'antizombisme primaire, je vous prie !

Ayant tapé “zombi communiste” dans Google, je n'ai rien trouvé de mieux que ce bon vieux Max…

Pour répondre à la question posée par Georges il y a quelques minutes, en commentaire du précédent billet (« Qu'est-ce qu'un zombi ? »), j'ai cherché, pour l'obliger, une définition convaincante. Je suis tombé, dans Wikipédia, sur ces deux paragraphes :

« Le terme zombie (ou zombi ; créole haïtien : zonbi ; kimbundu : nzumbe) désigne communément une personne ayant perdu toute forme de conscience et d'humanité, adoptant un comportement violent envers les êtres humains et dont le mal est terriblement contagieux.
« Le terme zombie trouve ses origines dans la culture haïtienne et sert également à qualifier les victimes de sortilèges vaudous permettant de ramener les morts à la vie ou de détruire la conscience d'un individu afin de le rendre corvéable à merci. Le mot zombie signifie en créole “esprit” ou “revenant”. »

Lisant cela, un voile s'est soudain déchiré devant mes yeux, et l'évidence m'est apparue dans sa clarté merveilleuse : zombi n'est rien d'autre que le synonyme de communiste, cette autre personne “ayant perdu toute forme de conscience et d'humanité, adoptant un comportement violent envers les êtres humains et dont le mal est terriblement contagieux”. 

Quant au communisme, si malheureusement il ne peut pas ramener les morts à la vie, pratiquant nettement plus volontiers l'opération inverse, il est bien cet envoûtement permettant “de détruire la conscience d'un individu afin de le rendre corvéable à merci”.

Reste une question : alors que les zombis nazis ont fait l'objet de tant d'impérissables chefs-d'œuvre cinématographiques, pourquoi n'existe-t-il aucun film mettant en scène des zombis communistes ? Par peur du pléonasme ?

dimanche 12 octobre 2014

Toi aussi, range ton fusil à pompe et apprends le vivre-ensemble avec les zombis


C'est une mini-série anglaise de trois heures : In the flesh. En voici le résumé, pompé éhontément je ne sais déjà plus où : 

Quatre ans après sa mort, Kieren Walker (photo) reprend sa place au sein de sa famille et retrouve ses marques dans le village où il a toujours vécu. Personne ne pensait le revoir un jour. Seulement peu de temps après son décès, par une étrange nuit, des milliers de personnes décédées se sont réveillées. Après des mois de réadaptation et de médication, ces zombies sont aujourd'hui rendus à leurs familles...

Pour qu'ils puissent retrouver leur place au sein de leur communauté, les gentils zombis sont fournis en fond de teint et lentilles de contact, à leur sortie de l'hôpital. Normalement, tout devrait bien se passer… Ce serait compter sans les méchants vivants de souche du petit village de Roarton, Lancashire, et notamment les crypto-néo-nazis appartenant à la milice qui, juste après la Résurrection, a empêché à coups de flingos les zombis de bouffer tout le monde : allez savoir pourquoi, ces gens-là se méfient un peu du discours officiel essayant de leur persuader qu'il serait très nauséabond de généraliser en mélangeant les zombis (doux et pacifiques) avec ceux que nous appelleront les zombistes (très méchants, certes, mais c'est sûrement à cause de la misère sociale et des discriminations). Bref, les miliciens refusent très nettement de s'ouvrir à l'Autre, même s'il porte des lentilles de contact et se maquille comme un travelo tous les matins : le fait qu'ils surnomment les SSMP (Survivants du Syndrome de la Mort Partielle) les Putréfiés en dit long sur leur répugnante zombophobie. Naturellement, le plus enragé de massacres n'est autre que le pasteur du village, qui passe son temps à tonner des versets bibliques tout en poussant la milice à repartir au carnage. Bientôt, sous son impulsion, les portes des maisons abritant des SSMP sont marquées à la peinture verte (ils n'ont tout de même pas osé le jaune, sans doute pour rendre le message plus subtil, tu vois ?).

Heureusement, les zombis-à-lentilles, par leur gentillesse naturelle, vont prouver aux jamais-morts qu'ils ont tort de se laisser aller à leurs crispations identitaires de vivants et que l'important c'est de ne pas avoir peur des différences qui nous enrichissent tous. Finalement, après avoir quand même tué le chef de la milice devenu fou (évidemment : à ce point de repli-sur-soi, on ne peut que devenir dément, c'est connu) tout le monde ira prendre une bière au pub local – sauf les Putréfiés qui ne peuvent plus ni manger ni boire, et à qui le mot “bière” rappelle de mauvais souvenirs encore un peu trop frais.

Le film de zombis, si réjouissant en ses origines, est donc entré dans sa phase descendante, c'est-à-dire gonflé à la moraline, tout comme le western est devenu western-de-fiotes quand les cowboys se sont mis en tête de comprendre les Indiens et de compatir à leurs misères, au lieu de continuer à leur exploser les plumes à coups de Winchester comme le faisaient leurs pères pionniers.

C'est triste.

samedi 11 octobre 2014

On me l'a demandé gentiment…


Voici donc, comme proposé, les paroles de la chanson mise en ligne hier. Je décline toute responsabilité quant à à la fidélité de la traduction, ne faisant que recopier ce qui est écrit sur la pochette du disque : on attendra le verdict des russophones, s'il en passe par ici.


François Villon

Tant que la terre tourne encore, tant que la lumière est vive,
Seigneur, donne à chacun ce qu'il n'a pas :
Au sage une tête, au poltron un cheval,
À l'heureux de l'argent… Et ne m'oublie pas.

Tant que la terre tourne encore – Seigneur c'est en ton pouvoir !
Donne à ceux qui veulent le pouvoir de régner à loisir,
Donne à souffler au généreux, au moins jusqu'au soir,
À Caïn donne le remords… Et ne m'oublie pas.

Je le sais : tu peux tout, je crois en ta sagesse,
Comme un soldat tué croit vivre en Paradis,
Comme chaque oreille croit à tes doux propos,
Comme nous croyons nous-mêmes, ne sachant ce que nous faisons !

Seigneur, mon Dieu, mon doux Seigneur aux yeux verts !
Tant que tourne encore la terre, et cela paraît bien étrange,
Tant qu'il lui reste encore du temps et du feu,
Donne à chacun un peu… Et ne m'oublie pas.

Et pour ne pas se quitter comme ça, je vous offre ce petit bonus d'un autre chanteur russe, tout aussi mort que celui d'hier, et nettement plus “rugueux” que lui : Vladimir Vissotsky (photo). J'ai choisi une chanson déjà sous-titrée en français, sinon on risquerait la chaîne sans fin.


vendredi 10 octobre 2014

Un monument pour l'Homme à la guitare

   « Et puisque j'ai déjà parlé de monuments, il faut aussi en élever un à l'Homme à la guitare. 
   Où, dans quel pays ailleurs que chez nous, de mauvais enregistrements, réalisés au magnétophone par des amateurs, pourraient-ils être diffusés à des millions d'exemplaires, en cachette, sous la menace d'une arrestation ?
   Je me rappelle que j'ai entendu pour la première fois, à la fin des années 50, une voix qui chantait doucement, en s'accompagnant d'une guitare, les cours de Moscou, l'Arbat si cher à mon cœur et même la guerre, et elle chantait, cette voix, comme aucune voix n'avait encore chanté, sans aucune fausse note de patriotisme officiel. Nous nous sommes regardés avec étonnement, nous avons regardé tout autour de nous et nous avons senti soudain la nostalgie d'une patrie qui n'est plus. Il n'y avait rien de politique dans ces chansons, mais il y avait en elles tant de sincérité, tant de notre nostalgie et de notre douleur que les autorités ne purent le supporter. Poursuivi par la haine et la sottise, Okoudjava aura sans doute été le premier poète persécuté sous nos yeux. »

Vladimir Boukovsky, … et le vent reprend ses tours, Robert Laffont, p. 137.

J'ai choisi, parmi beaucoup d'autres disponibles sur Youtube, la chanson de Boulat Okoudjava qui s'intitule François Villon, à cause du titre évidemment, mais aussi parce qu'elle était la première d'un disque de vinyl que je possède depuis  près de quarante ans, je crois, et qui doit couler une vieillesse paisible dans un carton, au sous-sol. Si on me le demande avec insistance mais gentiment, je tâcherai, demain, d'en recopier ici, à condition de les retrouver, les paroles françaises.


Le cimetière socialiste

« La foi surprenante, naïve et inhumaine de tous les socialistes dans la vertu de l'éducation a transformé nos années scolaires en supplice et couvert le pays de camps de concentration. Chez nous, on éduque tout le monde, du plus petit jusqu'au plus grand, et tous doivent s'éduquer mutuellement. D'où les réunions, les meetings, les discussions, l'information politique, la surveillance, les contrôles, les activités organisées, les “samedis communistes” et les “émulations socialistes”. Et, pour les plus difficiles à élever : les travaux physiques les plus pénibles dans les camps, ceux auxquels aspirait le cher Tolstoï. Mais comment construire autrement le socialisme ? Tout cela était très clair pour le gamin de quinze ans que j'étais. Mais, demandez maintenant encore à un socialiste de l'Occident : que faut-il faire, en régime socialiste, des gens qui sont inaptes ? Les éduquer ! répondra-t-il. »

Vladimir Boukovsky, … et le vent reprend ses toursMa vie de dissident, Robert Laffont, p. 103.

Deux pages plus loin, en une sorte de conclusion provisoire, Boukovsky revient sur ce thème, pour noter que si l'égalité des chances peut en effet s'obtenir sans recourir à la violence, l'égalité des résultats restera une chimère : « Ce n'est qu'au cimetière que les hommes trouvent une égalité absolue et, si vous voulez transformer votre pays en un gigantesque cimetière, alors oui, enrôlez-vous chez les socialistes ! »

On y travaille, mon cher, on y travaille…

mercredi 8 octobre 2014

Derrière la vitre


Il fait presque nuit, tombe une pluie lourde et lente, tellement épaisse qu'elle ne ruisselle qu'à grand-peine sur le carreau de cette pièce donnant à l'ouest, les grands arbres s'agitent puis s'apaisent, résignés peut-être à leur calvitie précoce ; joie profonde de l'automne.

lundi 6 octobre 2014

De la “pluralité” de la presse


Il convient bien entendu d'être chaleureusement pour : la presse doit être pluraliste, cela ne souffre aucune discussion ni réserve. Encore faudrait-il savoir de quoi on parle : si c'est de pluralité des opinions, c'est à coup sûr une excellente chose ; mais la pluralité de l'information ne me paraît pas signifier grand-chose, ou alors des choses plutôt pernicieuses dans leurs effets. Si une véritable information consiste en une collecte aussi complète que possible des faits, puis en leur livraison au public, on ne voit pas bien comment elle devrait être nécessairement pluraliste. Prenons un exemple simple, voire anecdotique : celui d'une manifestation, comme il s'en est déroulé une hier.

À l'issue de l'événement, on a évidemment assisté, à propos du nombre des participants, au petit pas de tango bien rôdé : 70 000 selon la Préfecture et 500 000 d'après les organisateurs étaient les nombres du jour – ils n'ont aucune importance en eux-mêmes, pour ce qui concerne ce billet. À la suite de leur divulgation, les journalistes ont en effet administré la preuve de leur pluralisme : certains, les opposants à la manifestation, ont dit ou écrit que les manifestants étaient 70 000, d'autres, les favorables, ont soutenu qu'ils étaient 500 000 (les petits malins iront jusqu'à écrire plutôt “un demi-million”, le mot, même bémolisé, ayant intrinsèquement la vertu de grossir la représentation que se fera le lecteur de la manifestation) ; enfin, le gros de la troupe, s'imaginant avoir atteint le comble de l'objectivité, a dit ou écrit que les manifestants étaient « 70 000 selon… et 500 000 selon… ». Il y a donc bien eu pluralisme ; mais y a-t-il eu information ? Évidemment non.

L'information, dans ce cas, aurait été, pour mes estimés confrères, d'acquérir préalablement des rudiments de technique concernant le comptage des foules, puis de les mettre en pratique, afin de pouvoir livrer à leurs lecteurs ou auditeurs un nombre aussi exact qu'humainement possible (éventuellement en leur précisant la marge d'incertitude qu'ils s'accordaient) ; auquel cas, ce nombre – mettons 250 000 – aurait été le même, ou du même ordre de grandeur, dans tous les organes de presse.

C'est ensuite, et ensuite seulement, que peut et doit intervenir la fameuse pluralité : au moment où l'on tente de tirer des conclusions de ce nombre, c'est-à-dire où le journaliste émet une opinion. Il pourra le trouver impressionnant, ou au contraire en retrait par rapport à celui d'une précédente manifestation, il sera habilité à en tirer les conclusions qu'il veut sur le mouvement lui-même, etc. Il pourra même tenter d'analyser l'écart farfelu entre les données de la Préfecture et celles des organisateurs, etc. Les lecteurs seront alors libres de le suivre ou de rejeter son point de vue, mais au moins, possédant la clé de l'affaire – le nombre exact de personnes présentes dans le cortège –, ils pourront le faire en connaissance de cause.

On voit qu'on en est loin.

samedi 4 octobre 2014

La valse des politologistes


Si vous êtes capable de discourir avec assurance et sans fou-rire intempestif durant une heure devant une batterie de caméras, alors pas de doute : vous êtes politologiste ; ou journaliste politique, ce qui revient à peu près au même. Les politologistes, depuis quelque temps, semblent se multiplier comme champignons après l'ondée, aussi bien dans la presse qu'à la télévision ; mais leur biotope naturel, leur aquarium d'élection, c'est évidemment l'émission de l'inénarrable Yves Calvi, C dans l'air. Là, on ne fait même plus semblant de varier les “plateaux” : ce bon Calvi, tel un propriétaire de haras avisé, dispose d'une trentaine de politologistes spécialistes du trot attelé, qu'il ressort par roulement et fournées de quatre. L'autre soir, Catherine et moi pouffâmes (de plus en plus de gens, dit-on, ont pris cette habitude, fâcheuse au regard de la convivialité familiale, de pouffer devant la télé) en imaginant qu'attenante au studio se trouvait une sorte de grande pièce tout en longueur et garnie de lits Picot alignés, dont les chroniqueurs n'étaient jamais autorisés à sortir, sauf pour venir s'asseoir, une heure par semaine en moyenne, autour de la table à blabla ; la distraction suprême des élus du jour étant de se revoir le soir-même, sur l'écran plat vissé solidement au plafond du dortoir, lors de la rediffusion de dix heures et demie.

Comment fonctionne un politologiste ? Comme une voyante qui ne prendrait même plus la peine de tirer les cartes ni d'investir dans une boule de verre : le politologiste est une Mme Soleil en roue libre, qui énonce d'une voix d'oracle les évidences qu'il vient de déduire de prémisses hasardeuses, voire totalement infondées. Lorsque le politologiste ne sait vraiment plus que dire, quand la branche à laquelle il vient de s'accrocher plie dangereusement sous son poids, il lance la phrase magique et multifonctions : « … et dans ce cas, ça risque de devenir très compliqué pour lui. » ; en suite de quoi, Yves Calvi comprend qu'il est temps de passer tout uniment au sujet suivant et à un autre de ses quatre politologistes du jour, pour laisser à celui-là le temps de se refaire.

Il est très difficile de trouver plus divertissant que le politologiste, qu'il soit élevé sous serre comme ceux de Calvi ou de plein air ; à part peut-être les économistes de plateau.

jeudi 2 octobre 2014

Le juif, le sioniste et le cosmopolite


Dans les premiers chapitres de ses Mémoires, Andreï Sakharov évoque la “servilité à l'égard de l'Occident”, qui sévissait en URSS juste après la Seconde Guerre mondiale, à l'époque où lui-même venait d'être intégré à L'Installation, ce laboratoire ultra-secret où de nombreux physiciens soviétiques avaient été réunis afin de mettre au point la bombe thermonucléaire russe. Le futur dissident en dit notamment ceci :

La lutte contre la “servilité devant l'Occident” rejoignait la campagne de “lutte contre le cosmopolitisme”, comme on disait ; il s'agissait, en fait, d'un antisémitisme pur et simple *. B.L. Vannikov, juif lui-même, amusait ses interlocuteurs de l'appareil par des blagues du genre de celle-ci : « Si tu ne veux pas être antisémite, appelle les Juifs “cosmopolites”. »

On voit que peuvent changer les époques et les longitudes : les vieux réflexes demeurent ; il suffit pour s'en rendre compte de remplacer cosmopolites par sionistes, et la bonne blague de Vannikov reprend une nouvelle jeunesse.


* La campagne contre les “cosmopolites” a duré de 1948 à 1953, et seule la mort de Staline l'a interrompue. Elle s'attaquait exclusivement aux Juifs et détruisit systématiquement la culture juive en Russie et dans les autres “républiques” asservies.

mercredi 1 octobre 2014

Humour, héroïsme et nez rouge

 Ce qui est souvent amusant, mais parfois déprimant, dans ce poulailler où la volaille est autogérée et que l'on nomme couramment la blogosphère, c'est que l'on est amené à côtoyer des individus dont la vie réelle nous préserve en général de connaître même l'existence. René Paul Henry est de ceux-là ; il tient blog à cette enseigne

René Paul Henry est ce qu'on pourrait appeler un “homosexuel tardif”, comme il y a des vendanges tardives : il semble ne pas revenir lui-même du jus automnal qu'il tire désormais de ces grains fripés qu'il pensait voués au compost. Ce changement de cap ne lui a heureusement pas fait perdre son humour, ni son formidable courage à combattre sabre au clair les hydres de toutes sortes. Il écrit :

« Un jour des témoins de Jéhova sont venus sonner chez moi. Pour m'en débarrasser à coup sûr je leur ai dit "Oh, Jésus! Moi vous savez, je lui pisse à la raie." Très efficace ils sont repartis en hurlant.... »

Où tout le monde peut voir que René Paul Henry est un menteur éhonté. Chacun ici a déjà rencontré des témoins de Jéhovah : on peut les juger fous à lier si l'on veut, mais on m'accordera qu'ils sont en général bien élevés et maîtres de leurs nerfs ; les siens ne sont donc évidemment pas repartis “en hurlant”, mais plus probablement tout tranquillement, en se disant qu'ils venaient de tomber sur un con mal élevé, comme cela doit leur arriver douze fois par jour lors de leur chemin de croix de porte en porte. De là à penser que, foireux matamore, jamais René Paul Henry ne leur a jeté au visage sa sublime réplique, le pas est court.

Par ailleurs, contempteur de Jéhovah et de ses troupes, René Paul Henry n'aime pas beaucoup que l'on brocarde les autres minorités, surtout une, ni même que l'on s'oppose à leurs exigences sociétales. Et l'on aimerait bien voir fondre le nez rouge dont il aime s'affubler, le jour où, faisant preuve du même humour corrosif que le sien, un abruti lui assènera un « Moi, les pédés, j'les encule ! » qui, n'en doutons pas, le fera s'enfuir en hurlant.