Mail de Rémi Usseil, le 23 octobre, 18 h 31 :
Mon cher Didier,
Je suis tout à fait d'accord pour que tu publies notre échange de mails : l'idée me semble excellente.
Je viens de lire ton journal d'aujourd'hui, qui m'a fait un vif plaisir. Si j'ai pu te surprendre agréablement, j'en suis très heureux. Je ne t'apprendrai rien en te disant qu'il est très agréable et flatteur, pour qui a eu l'audace d'écrire un livre, de lui trouver des lecteurs qui le lisent finement et l'apprécient.
Quant à ces lourdeurs que tu as trouvées sous ma plume, et qui m'exaspèrent autant que le font celles que tu découvres dans ton propre livre, je crois que nous touchons-là à un des grands mystères de l'écriture : comment se fait-il que ces maladresses, qui ont échappé à nos multiples relectures, nous sautent brusquement aux yeux quand il est trop tard pour les corriger, lorsque nous les voyons dans le texte imprimé, comme autant de taches de boue sur un blason que l'on voudrait immaculé ? Cela tient du prodige !
Rémi
Mercredi 22 octobre
Sept heures dix. – Commençant un peu à me fatiguer de Rybakov et de ses Enfants de l'Arbat, j'ai saisi tout à l'heure le livre de Rémi Usseil, Berthe au grand pied. Après une soixantaine de pages, je sais déjà que son pari est gagné : sa langue est fort belle, très harmonieuse, délicatement émaillée d'archaïsmes, lesquels sont dosés avec une précision d'alchimiste : ni trop – ils obscurciraient –, ni trop peu – ils sonneraient comme des incongruités. Le narrateur – qui n'est pas, nous avertit-on en préambule, l'auteur : on se croirait chez Proust — cède régulièrement la place à ses personnages pour des invocations, lamentations, prières ou chansons, lesquelles prennent alors quelques-unes des formes de la poésie médiévale : j'ai repéré à coup sûr des ballades, sans doute un ou deux virelais, un rondeau peut-être. Quant aux autres, il serait bon que je dépoussiérasse mes connaissances en la matière, qui sont à peu près nulles. On sait gré à l'auteur de n'avoir pas contourné la difficulté mais, au contraire, de s'être colleté avec elle. Il y réussit d'ailleurs fort bien : ses poèmes se lisent très agréablement, et il y a une élégance presque villonesque (les références à Villon ne manquent pas, du reste) dans sa façon de couper à 4/6 les décasyllabes de ses ballades. Et c'est bien parce que l'exercice aurait pu être pleinement réussi qu'on a envie de botter le fondement de l'auteur, pour avoir laissé passer un certain nombre de vers “boiteux” (en général, ils ont une syllabe de trop parce qu'il s'est laissé piéger par un e “muet” placé à la césure juste avant un mot commençant par une consonne. En tout cas, et n'ayant pas encore tout à fait atteint la moitié du texte, le lecteur comprend que l'auteur a déjà réussi à refermer sur lui son piège. Dans son introduction, Usseil précise qu'il a pris des libertés avec la légende, ajoutant ici, supprimant là, modifiant ailleurs. Et l'on se dit qu'on n'aura plus l'esprit tranquille tant que l'on ne sera pas allé confronter son texte à l'un ou l'autre des originaux, pour voir, comme on dit au poker. Diable d'homme ! Si on m'avait dit que l'envie me prendrait un jour de retourner aux chansons de geste…
Il faudrait aussi parler de certains des thèmes abordés : la forêt, à la fois maléfique mais aussi lieu d'initiation, et d'une manière toute “moderne” d'introduire les événements possiblement miraculeux. Et puis, l'ours (le roi), l'ermite et le voyer bienveillant. Mais je vais laisser cela pour quand j'aurai achevé ma lecture.
Je pense que j'aurai terminé le livre demain. Après, il me restera à tenter d'en faire une critique pas trop sotte sur le blog, ce qui va encore m'occasionner quelques suées froides, je le sens.
Mon cher Didier,
Je te remercie vivement de m'avoir fait part de ces premières impressions : tu as parfaitement deviné l'impatience et l'avidité de “retombées” qui sont les miennes !
J'ai découvert ces lignes avec grand plaisir, et je les ai trouvées très pertinentes et très fines. J'en suis d'autant plus heureux qu'elles viennent de ton journal et n'ont donc pas été rédigées à des fins “publicitaires”. Merci de m'avoir lu avec tant d'attention !
En ce qui concerne mes vers boiteux, et tout en acceptant bien volontiers d'avoir le fondement botté à cause d'eux, je puis avancer pour leur défense une raison qui, sans doute, ne les excusera pas, mais au moins les expliquera.
Ils résultent de l'usage de la “coupe épique”, qui consiste justement en l'élision du “e” muet à la césure avant consonne : la poésie classique la réprouve, mais celle du moyen âge l'autorise tout-à-fait, et on lui donne le nom de coupe épique justement parce qu'elle est abondamment représentée dans les chansons de geste. Plusieurs fameux vers de la Chanson de Roland l'utilisent, et Adenet Le Roi ne se prive pas de s'en servir non plus : tu en trouveras un exemple dans le vers cité en exergue, page 61.
Évidemment, cette précision ne m’absout pas, car l'usage de la coupe épique a bien sûr été pour moi une facilité, comme il l'était déjà au moyen âge. Au moins explique-t-elle que je me sois autorisé, dans une adaptation de chanson de geste et par l'intermédiaire d'un narrateur médiéval, un procédé qui m'aurait fait monter le rouge de la honte au front si je l'avais placé sous la plume d'un narrateur du Grand Siècle.
Merci encore de tes commentaires, et surtout ne te fais pas de sueurs froides au sujet de cette critique sur ton blog : si elle est à l'image de cet échantillon de ton journal, elle n'aura rien de sot, bien au contraire !
Bien à toi,
Rémi
Mon cher Rémi,
Ah ! mais si : tes explications sont une “excuse” largement suffisante ! Après tout, si tes illustres, ou anonymes, devanciers se sont donné cette facilité, tu aurais été bien bête de te la refuser ! Du reste, je soupçonnais quelque chose du genre, car ces “boiteux” étaient tout de même trop nombreux pour être le fait d'une simple négligence de ta part.
J'ai poursuivi ma lecture ce matin, au saut du lit, et me suis trouvé bien aise de voir les méchants punis ! Je me suis arrêté là momentanément, m'estimant trop peu réveillé pour participer à une chasse à courre…
En tout cas, bravo : tout cela se lit avec un grand plaisir, et ta langue est d'une belle et souple harmonie (si bien que l'on regrette d'autant plus, comme une fausse note dans une sonate de Mozart, les trois ou quatre “lourdeurs” (pas davantage, ne t'inquiète pas) que tu as finalement laissé passer, malgré des relectures que j'imagine attentives et nombreuses. Mais, quand il m'arrive de l'ouvrir, j'en trouve aussi dans mon propre livre, ce qui, à chaque fois, m'énerve prodigieusement.
Bonne journée,
Didier
Jeudi 23 octobre
Cinq heures. – Je viens juste de terminer la chanson
de Rémi et j'en sors tout émerveillé. Je peux bien le reconnaître
maintenant : je craignais de ne pouvoir faire cette lecture que par
devoir d'amitié, en quelque sorte, tant je suis peu attiré par l'univers
dans lequel lui se meut avec délices et passion. Et voilà qu'il me
vient déjà des frémissements d'impatience de ce Charlemagne dont
il m'a fait, le week-end dernier, miroiter la possible parution
prochaine ; de même, alors que la minceur de son volume m'avait rassuré
lorsque Rémi me l'a donné, je me suis trouvé presque frustré, et de plus
en plus nettement à mesure que j'avançais, de ce que son récit ne soit
pas plus long, plus touffu, développant d'autres épopées adventices,
faisant surgir de nouveaux personnages, etc.
Mais enfin, telle qu'elle est, cette Berthe au grand pied
est une superbe réussite, parfaitement maîtrisée et d'un grand agrément
de lecture. J'ai fait allusion, hier, au thème de la forêt ; mais je
n'étais pas encore assez avancé dans l'histoire pour en prendre la
pleine mesure. Le thème – ô combien médiéval, si mes souvenirs ne
m'abusent pas – contribue à structurer tout le récit, formant une sorte
d'arche qui le soutient et l'ordonne : c'est au deuxième chapitre que
Berthe s'enfonce pour s'y perdre dans la forêt du Mans, c'est à
l'avant-dernier que Pépin à son tour y pénètre, mais lui pour s'y
retrouver, en quelque sorte, pour y renaître. De fait, ce sont bien deux
forêts différentes, ou plutôt deux visages de la même : celle de Berthe
est froide, nocturne, annonciatrice du long hiver qui attend la
malheureuse héroïne, peuplée de cris effrayants et de bêtes dangereuses
(la rencontre avec l'ourse, qui est elle aussi une reine ; et peut-être
est-ce pour cela qu'elle épargne Berthe) ; puis voici la forêt de Pépin,
printanière, lumineuse, emplie du pépiement des oiseaux, dans laquelle
on ne se perd plus mais qui, au contraire, vous mène tout droit à la
bien-aimée en prière au pied du calvaire.
Tout cela
pourrait être emprunté, artificiel, forcé. C'est au contraire avec une
aisance souveraine que Rémi Usseil développe son récit ; au point que le
lecteur a de plus en plus de mal, à mesure qu'il avance, à se persuader
qu'il ne lit nullement une histoire tirée du néant, mais bien une
subtile, et parfois malicieuse, variation d'un récit ayant déjà cent
visages et vieux de presque mille ans. Chapeau.