jeudi 31 janvier 2013

Session de rattrapage condensée pour les nouveaux arrivants


La maison a fait un réel effort, puisque ce livre de plus de deux cents pages ne vous coûtera que la modique somme de 9,95 € (plus les frais de port, tout de même…), alors qu'il s'agit là d'un concentré encore jamais vu de pensée française ! Il comporte environ soixante-dix textes (sur près de mille cinq cents billets…) publiés ici même entre novembre 2007 et décembre 2009.  En voici la table des matières, à titre indicatif :

– De la vie privé................................................... p. 11

– Dans les livres .................................................. p. 41

–L'Enfer aux lapins ............................................. p. 75

– Chemins de Travers ......................................... p. 87

– De ma fenêtre ................................................. p. 119

– La Comédie des horreurs ............................... p. 139

– En territoire ennemi ....................................... p. 155

– Côté femmes .................................................. p. 191

– À tous les kékés ............................................. p. 201

Un ouvrage absolument indispensable pour toute personne n'ayant découvert ce blog à nul autre pareil qu'à partir de janvier 2010…

lundi 28 janvier 2013

Et si on laissait les Pourtousses dans leur bauge ?

Puisqu'on vous dit que la gauche c'est le Bien, le Beau, la Tolérance, la Gentillesse et les bisous dans le cou…

Mais bon sang que j'en ai marre de cet interminable échange d'invectives et de sentences définitives à propos du mariage “pourtousse” ! Que les progressistes débitent leurs habituelles âneries, encore : soit ; leur seul slogan étant “y a pas d'raison”, on ne peut leur demander de produire des arguments un tant soit peu construits (c'est d'ailleurs ce qu'il y a de très pratique, avec ce concept d'égalité poussé à l'absurde : il permet de justifier absolument n'importe quoi sans avoir à argumenter plus avant) ; mais que mes petits camarades réactionnaires (pour faire bref) se mettent à leur répondre sur le même ton et à un niveau de sottise bornée tendant vers l'équivalence, voilà qui passe les bornes de ma patience et de ma mansuétude. De toute façon, le mariage dit civil n'a à peu près plus de sens depuis déjà belle lurette, rongé qu'il est jusqu'à la trame par les acides du divorce par consentement mutuel, des droits accordés aux enfants naturels, etc. J'ai bien peur que, depuis quelques semaines, mes amis ne s'arcboutent contre la muraille pour défendre une outre flasque. Il est d'ailleurs fort drôle de se dire que, bientôt, lorsque la loi-hochet sera votée puis promulguée, on va assister à des déferlements de bruyante joie, des démonstrations bariolées de triomphe de la part de la volaille progressiste, qui sera sincèrement persuadée qu'elle a pondu un œuf, alors qu'on lui aura simplement glissé sous le cul une coquille vide : avant même d'être mariées, déjà cocues, les minorités agissantes.

Time Édith


Il a été beaucoup question d'elle, en décembre.

samedi 26 janvier 2013

D'où l'expression : en chier comme un Russe


Dans ses Terres de sang, plus précisément au chapitre qu'il consacre à l'invasion allemande de l'Europe de l'Est et de la Russie à partir du 22 juin 1941, Timothy Snyder fait observer que, durant l'automne de cette année-là, il est mort chaque jour autant de prisonniers russes que de prisonniers américains et britanniques durant toute la Seconde Guerre mondiale… À partir d'un certain degré, les mots comme horreur, abomination, etc. se vident de tout sens, et il se fait un grand blanc dans l'esprit du lecteur, qui se met à recevoir ces informations de la manière la plus passive et la moins réagissante qui soit. Ce qui est peut-être l'effet le plus effrayant de cette lecture.

vendredi 25 janvier 2013

Georges contre Ygor Yanka : qu'est-ce qu'on s'amuse !

Rien à voir avec le sujet du billet. Mais enfin, quel plaisir de montrer de vrais hommes, dans de vrais uniformes !

Ça m'a fait un bien fou, cette cure de cinq jours, durant laquelle j'ai cédé la place, sur ce blog, à un écrivain, un des plus grands que le siècle précédent – le mien – ait engendrés. Et sans commentaires ! L'idée que chacun pouvait lire, faire silence en soi, relire éventuellement, n'avoir envie de rien dire… Quel bonheur !

Pendant ce temps, la blogosphère continuait de s'agiter ; pour rien mais en essayant de montrer que la blogosphère s'agite pour rien. Cela, c'est la grande spécialité de Georges, on le sait. Il y va une fois de plus, aujourd'hui, comme il y va presque tous les jours – disons une fois par semaine. D'abord, on peine à comprendre comment Georges peut consacrer une telle énergie à des gens qu'il semble mépriser autant. Et puis, on s'aperçoit qu'on fait la même chose, depuis qu'on a plongé dans ce cloaque : pourquoi Didier Goux a-t-il, malgré son intelligence évidente, passé autant de temps à lire les misérables billets de cette pauvre Céleste ? Comment a-t-il, ce même Didier Goux, déchu au point d'en arriver à Rosaelle ? Nul ne sait. Si ça ne tenait qu'à moi, je vous dirais que, de sa part, s'intéresser à de semblables zombies, est sans doute la preuve qu'il ne mérite pas qu'on se soucie de ce qu'il peut dire – franchement.

Revenons à Georges. Il s'est trouvé un nouveau con : Ygor Yanka. Il en fait un billet. Billet assez bien “troussé”, chacun pourra le voir. Mais qu'est-ce qu'un billet “bien troussé” prouve ? Qu'on n'est rien de plus qu'un trousseur de billets, soit un petit bonhomme qui tient un blog – rien de plus, rien de moins, mais qu'y aurait-il de moins que cela, si l'on en croit Georges ?

Donc, Georges rentre dans le lard de Yanka. Il n'est pas le premier à faire ça, n'est-ce pas ? Sauf que, lui, il le fait bien, intelligemment, avec humour et langage. Du coup, je me retrouve d'accord (mais ça ne veut rien dire : d'accord…) avec ces deux têtes de pioches. Ce qui fait, par exemple, une énorme différence entre Georges et XP (du blog collectif et apparemment en état de mort clinique I lyke your style), celui-ci ayant attaqué Yanka à une époque où précisément il ne fallait pas l'attaquer et l'ayant fait d'une manière répugnante. Mais, bon, on se fout d'XP, on parle d'autre chose.

Lisant le billet de Georges, je me suis dit que je devais transmettre cette déjection drôle à Yanka. Mais il l'a vue déjà, forcément : contrairement à ce que pense Georges, tout le monde le lit dès qu'il publie – il est tristement comme les autres.

Néanmoins, Georges n'a pas tort sur toute la ligne. Ygor Yanka, dans ses trois derniers messages, prête le flanc à la moquerie. Il répond à je ne sais quelles bonnes femmes (que j'ai appelées “bas bleus” il y a deux jours, à qui il a sottement prêté la parole, à mon avis). En effet – Georges a raison de se moquer – Yanka est, là, en deçà de lui-même : il plastronne, il fait ce que ses petites filles attendent de lui. Les questions qu'elles lui posent ? Pff ! Des questions de fille, de femme cherchant un homme, ce genre-là.

Elles sont soumises, elles se croient fines ; elle mouillent. Du coup (là, je rejoins Georges), Ygor Yanka se rengorge. Il pense se regarder objectivement, et en fait il se met à se vanter, sans même s'en apercevoir, ce qui est normal, puisque que sa cour de “bas bleus” fait “clap ! clap ! clap !” dès qu'il ouvre la bouche. 

Elles lui tendent un miroir, il se regarde dedans. On a envie de lui dire quelque chose comme : Laisse tomber Facebook et les pétasses qui vont avec ! – enfin, quelque chose comme ça. Mais on sait ce qu'il va nous répondre ; quelque chose comme : « Fous-moi la paix, vieux machin, je suis en train de changer de vie ! »

Il aura raison, et Georges restera le con qu'il n'est pas mais dont il s'imite au plus près.

Dans l'entonnoir, dernier chapitre



49

     David passa la paume sur le châssis en acier de la porte  et sentit son froid lisse. Il vit dans le miroir d'acier une tache gris clair aux contours imprécis : le reflet de son visage. Ses plantes de pied lui dirent que le sol dans la pièce était plus froid que dans le couloir, on l'avait récemment lavé et arrosé.
     Il traversait à petits pas lents la boîte en béton gris, au plafond bas, il ne voyait pas les lampes mais il régnait une lumière grise, comme si le soleil pénétrait ici à travers un ciel recouvert de béton, la lumière de béton ne semblait faite pour des êtres vivants.
     Des hommes qui avaient été jusque-là tout le temps ensemble se perdirent de vue. David entrevit le visage de Lioussia Sterenthal. Quand, dans le wagon, David la regardait, il éprouvait pour elle un sentiment amoureux, doux et triste. Mais l'instant d'après, à la place de Lioussia, il y avait une petite femme sans cou. Et aussitôt, un vieillard aux yeux bleus, un léger duvet sur le crâne. Et aussitôt, le regard fixe et les yeux écarquillés d'un jeune homme.
     C'était un mouvement qui n'était pas un mouvement propre à des êtres humains.  Ce n'était pas un mouvement propre à des êtres vivants. Il n'avait ni sens ni but ; il n'était pas le résultat de la volonté d'êtres vivants. La foule s'écoulait dans la chambre à gaz, les arrivants poussaient ceux qui étaient déjà entrés, ceux-ci poussaient leurs voisins ; et de tous ces petits heurts du coude, de l'épaule, du ventre, naissait un mouvement en tout point semblable au mouvement moléculaire qu'avait découvert le botaniste Robert Brown.
     David avait l'impression qu'on le menait, il fallait donc avancer. Il arriva au mur, toucha le froid brut du béton, d'abord du genou, puis de la poitrine, il ne pouvait plus avancer. Sofia Ossipovna s'adossa au mur.
     Ils regardaient les hommes qui continuaient d'affluer. La porte était loin et on ne pouvait la situer qu'à la plus grande densité de corps qui se serraient à l'entrée de la chambre à gaz.
     David voyait les visages des gens. Depuis le matin, depuis la descente du train, il n'avait vu que des dos ; à présent, tout le convoi, semblait-il, était face à lui. Sofia Ossipovna était devenue autre ; sa voix avait changé dans l'espace de béton, elle-même avait changé depuis qu'elle était entrée. Quand elle lui avait dit : « Tiens-moi bien fort, mon petit gars », il avait senti qu'elle avait peur de le lâcher parce qu'elle avait peur de rester seule. Mais ils ne purent demeurer contre le mur ; ils s'en écartèrent et marchèrent à petits pas. David sentit qu'il se déplaçait plus rapidement que Sofia Ossipovna. elle le tenait par la main, le serrait contre elle. Mais une force douce et insensible entraînait David, les doigts de Sofia Ossipovna s'ouvraient.
     La foule devenait de plus en plus dense, les mouvements de plus en plus lents, les pas de plus en plus courts. Personne ne dirigeait les mouvements à l'intérieur de la boîte en béton. Les Allemands ne s'inquiétaient pas de savoir ce que fabriquaient les hommes dans la chambre à gaz, s'ils restaient immobiles ou s'ils décrivaient des boucles et des cercles insensés. Et le petit garçon nu faisait des petits pas sans but ni signification. La courbe du mouvement qu'effectuait son petit corps léger ne coïncida plus avec la courbe du mouvement qu'effectuait le grand corps pesant de Sofia Ossipovna, et ils se séparèrent. Il ne fallait pas le tenir par la main, mais comme ça, comme ces deux femmes, la mère et sa fille, convulsivement, avec le sombre entêtement de l'amour, se serrer joue contre joue, poitrine contre poitrine, devenir un seul corps.
     La foule continuait à augmenter, et le mouvement des corps, de plus en plus serrés, n'obéissait plus à la loi d'Avogadro. Quand le garçon perdit Sofia Ossipovna, il se mit à crier. Mais aussitôt, Sofia Ossipovna se perdit dans le passé ; seul l'instant présent existait. Les bouches respiraient côte à côte, les corps se touchaient, les pensées et les sentiments s'unissaient.
     David se trouva pris dans un tourbillon qui, se heurtant au mur du fond, repartait vers la porte. David vit trois personnes réunies : deux hommes et une vieille femme ; elle protégeait ses enfants, ils soutenaient leur mère. Et soudain, un nouveau mouvement se produisit à côté de David. Le bruit aussi était nouveau, il ne se confondait pas avec le bruissement et les murmures.
     – Laissez passer !
     Un homme, tête baissée, le cou épais, ses bras puissamment tendus, se frayait un passage à travers la masse des corps. Il voulait échapper au rythme hypnotique entre les murs de béton ; son corps se révoltait, comme le corps du poisson sur la table de la cuisine, aveugle et vide de pensées. Il se calma rapidement, suffoqua et reprit la marche à petits pas, la marche de tout le monde.
     Le désordre que son corps avait produit dans le mouvement général rapprocha David de Sofia Ossipovna. Elle serra contre elle le petit garçon avec cette force que purent mesurer les membres des Sonderkommandos dans les camps de la mort : quand ils vidaient les chambres à gaz, ils ne cherchaient jamais à défaire l'étreinte de proches qui étaient restés enserrés.
     Des cris parvinrent du côté de la porte ; les gens qui arrivaient, à la vue de la masse compacte qui emplissait la chambre, refusaient de passer la porte.
     David vit la porte se fermer : l'acier de la porte se rapprocha doucement, progressivement, de l'acier du châssis, puis ils se fondirent, ne firent plus qu'un.
     David remarqua que quelque chose de vivant avait bougé derrière le grillage, en haut du mur ; il crut d'abord à un rat, puis il comprit que c'était un ventilateur qui s'était mis en marche. Il sentit une faible odeur douceâtre.
     Le bruissement des pas s'interrompit, on n'entendait plus que quelques paroles indistinctes, des plaintes, des cris rares et brefs. Ils n'avaient plus besoin de paroles et les actes n'avaient plus de sens ; les actes sont orientés vers l'avenir et il n'y avait plus d'avenir dans la chambre à gaz. Les mouvements de la tête et du cou chez David ne firent pas naître en Sofia Ossipovna le désir de regarder ce que regardait un autre être.
     Ses yeux, qui avaient lu Homère, la Pravda, Les Aventures de Huckleberry Finn, Mayne Reid, la Logique de Hegel, ses yeux qui avaient vu des hommes bons ou mauvais, des oies dans la campagne de Koursk, des étoiles à l'Observatoire de Poulkovo, l'éclat de l'acier chirurgical, La Joconde au Louvre, des tomates et des navets sur les étalages des marchés, les eaux bleues du lac Issyk-Koul, ses yeux ne lui étaient plus d'aucune utilité.
     Elle respirait, mais respirer était devenu un dur travail et elle s'épuisait à faire le dur travail de respirer. Elle aurait voulu se concentrer sur sa dernière pensée malgré les cloches qui sonnaient dans sa tête ; mais elle n'avait pas de pensée. Sofia Ossipovna, les yeux grands ouverts, était aveugle et muette. 
     Le mouvement de l'enfant l'emplit de pitié. Son sentiment pour David était si simple qu'elle n'avait plus besoin de paroles et de regards. L'enfant respirait encore mais l'air qu'on lui donnait n'apportait pas la vie, il la chassait. Sa tête se tournait, il voulait encore regarder. Il voyait les corps s'affaisser, il voyait les bouches ouvertes, des bouches édentées, des dents blanches, des dents couronnées d'or, il voyait un filet de sang qui coulait du nez. Il vit des yeux curieux qui observaient l'intérieur de la chambre à gaz par un judas ; les yeux contemplatifs de Rosé avaient croisé le regard de David. Et il aurait eu besoin aussi de sa voix, il aurait demandé à tatie Sofia ce qu'étaient ces yeux de loup. Et il avait besoin aussi de ses pensées. Il n'avait eu le temps que de faire quelques pas dans la vie ; il avait vu les traces de pieds nus dans la poussière chaude, à Moscou il y avait maman, la lune regardait d'en haut et les yeux la voyaient d'en bas, l'eau dans la bouilloire chauffait sur le gaz ; le monde où courait une poule décapitée, le monde où il y avait le lait du matin et les grenouilles qu'il faisait danser en les tenant par les pattes de devant, le monde l'intéressait encore.
     Pendant tout ce temps des mains fortes et chaudes étreignirent David. L'enfant ne sentit pas ses yeux devenir aveugles, son cœur vide et creux, son cerveau morne et noir. On l'avait tué et il avait cessé d'être.
     Sofia Ossipovna sentit le corps de l'enfant s'affaisser dans ses bras. Elle était à nouveau séparée de lui. Dans les mines, les animaux témoins, les oiseaux et les souris, meurent sur-le-champ en présence de gaz dangereux. Ils ont de petits corps et le garçon au petit corps d'oiseau était mort avant elle.
     « Je suis mère », pensa-t-elle.
     Ce fut sa dernière pensée.
     Mais son cœur vivait encore : il se serrait, souffrait, vous plaignait, vous, les vivants et les morts ; des vomissements jaillirent, Sofia Levintone serra contre elle David, poupée sans vie, et elle devint morte, poupée.

jeudi 24 janvier 2013

À moi la vengeance et la rétribution !


« Il est clair et même évident que le mal dans l'homme est enfoui beaucoup plus profondément que ne le pensent les sociologues-médecins et qu'on ne peut l'éviter par aucune organisation de la société ; l'âme humaine restera telle qu'elle est, et c'est d'elle que naissent l'anomalie et le péché, et enfin les lois de l'esprit humain sont encore si mal connues, si peu expliquées par la science, si indéterminées et si mystérieuses, qu'il n'existe pas, qu'il ne peut encore exister ni médecins ni juges définitifs, mais seulement celui qui dit : “À moi la vengeance et la rétribution !” »

F.M. Dostoïevski, Journal d'un écrivain (1877). Cité par M. Bakhtine dans sa Poétique de Dostoïevski, Seuil, note au bas de la page 101.

Dans l'entonnoir, IV



48

     Une pénombre tranquille et chaude régnait dans les vestiaires éclairés par de petites ouvertures rectangulaires.
     Des bancs faits de grosses planches brutes portaient des numéros tracés à la peinture blanche. La salle était coupée en deux par une cloison à mi-hauteur qui allait de l'entrée au mur opposé ; les hommes devaient se déshabiller d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre.
     Cette séance de déshabillage n'inquiéta pas les gens car ils continuaient à se voir, à se parler : « Mania, Mania, tu es là ? – Oui, oui, je te vois. » Une voix cria : « Mathilde, apporte un gant pour me frotter le dos ! » La détente était générale.
     Des hommes à l'air compétent, en blouses, marchaient dans les travées et tenaient des propos raisonnables sur la nécessité de mettre les chaussettes et les bas à l'intérieur des chaussures, de retenir le numéro de la travée et du portemanteau.
     Les voix étaient faibles, comme assourdies.
     Quand un être humain se met nu, il se rapproche de lui-même. Seigneur, que les poils sur la poitrine sont devenus raides et épais, et que de poils blancs ! Que ces ongles des orteils sont laids ! Quand un homme nu se regarde, il ne tire pas de conclusions si ce n'est « c'est moi ». Il reconnaît son moi, toujours le même. Gamin, il regarde son corps de grenouille et se dit : « c'est moi » ; et, cinquante ans après, il examine les veines gonflées sur les jambes, la poitrine grasse et tombante, et il se dit « c'est moi ».
     Mais un autre sentiment frappa Sofia Ossipovna. Le maigre gamin au nez proéminent dont une vieille fille dit en hochant la tête : « Oï, mon pauvre hassid ! » ; la jeune fille de quatorze ans que, même ici, des centaines d'yeux regardaient avec admiration ; la laideur et la faiblesse des vieux et des vieilles qui éveillaient un respect religieux ; la force des dos poilus des hommes ; les jambes nerveuses et les fortes poitrines des femmes ; avec ces corps jeunes et vieux, le corps d'un peuple se débarrassait de ses guenilles. Sofia Ossipovna pensa le « c'est moi » non à l'égard d'elle-même mais à l'égard d'un peuple. C'était le corps dénudé d'un peuple, jeune et vieux, vivant, florissant, robuste, fané, beau et disgracieux. Elle regarda ses épaules fortes et blanches, personne ne les avait jamais embrassées, hormis sa mère il y avait bien longtemps. Puis elle reporta son regard sur le garçon. Était-ce vraiment elle qui avait, quelques instants auparavant, oublié le garçon pour se jeter, ivre de rage, sur le SS ? « Ce jeune bêta de Juif et son vieux disciple russe prônaient la non-violence (1), pensa-t-elle, mais ils ne connaissaient pas le nazisme. » Elle n'avait plus honte, maintenant, des sentiments maternels qu'elle éprouvait, elle, la vieille fille, et elle prit dans ses mains fortes de manuelle le petit visage de David ; il lui sembla qu'elle tenait ses yeux tièdes dans ses mains, et elle le baisa.
     – Et voilà, mon petit, dit-elle, nous sommes arrivés aux bains.
     Il lui sembla qu'elle avait entrevu, dans la pénombre du vestiaire, les yeux d'Alexandra Vladimirovna Chapochnikova. Était-elle encore en vie ? Elles s'étaient dit adieu et Sofia Ossipovna était partie, et la voilà arrivée maintenant, et Ania Strum était arrivée, elle aussi.
     Une femme voulut montrer à son mari leur petit garçon tout nu, mais le mari était de l'autre côté de la cloison et elle tendit le bébé à Sofia Ossipovna :
     – Il suffisait de le déshabiller, dit-elle toute fière, pour qu'il ne pleure plus.
     Un homme, le visage mangé par une barbe noire, avec un pantalon de pyjama déchiré en guise de caleçon, cria dans un éclair de ses yeux et de ses dents couronnées d'or :
     – Mania, il y a un maillot de bain en vente ? J'achète !
     Moussia Borissovna sourit à la plaisanterie. Elle cachait d'une main sa poitrine que découvrait sa chemise.
     Sofia Ossipovna savait déjà que ces plaisanteries de condamnés n'étaient pas signe de force ; les craintifs et les faibles ont moins peur de leur peur quand ils en rient.
     Rebecca Buchmann, le visage tiré, torturé et merveilleux, détournait ses yeux brûlants et immenses ; elle défaisait ses lourdes tresses pour y dissimuler bagues et boucles d'oreilles.
     Elle était la proie de la force aveugle et cruelle de la vie. Le nazisme l'avait rabaissée à son niveau, bien qu'elle fût malheureuse et désemparée ; plus rien ne pouvait l'arrêter dans ses efforts pour sauver sa vie. Alors qu'elle cachait ses bagues, elle ne se rappelait pas qu'elle avait de ces mêmes mains serré le cou de son enfant, de peur qu'il ne révèle par ses pleurs leur cachette.
     Mais au moment où elle poussait un profond soupir, le soupir d'un animal qui vient enfin de se mettre à l'abri dans les fourrés, elle vit une femme en blouse qui coupait à grands coups de ciseaux les nattes sur la tête de Moussia Borissovna. Une autre tondait une jeune fille et la soie noire des cheveux ruisselait sur le sol en béton. Les cheveux recouvraient le sol et l'on eût pu croire que les femmes se lavaient les pieds dans des eaux sombres et claires.
     La femme en blouse écarta d'un geste tranquille la main de Rebecca, saisit les cheveux à la hauteur de la nuque, l'extrémité des ciseaux heurta une bague cachée dans les cheveux et la femme, sans s'interrompre, passa rapidement la main et défit les bagues prises dans la chevelure ; elle se pencha à l'oreille de Rebecca et lui glissa : 
     – Tout vous sera rendu, puis, encore plus doucement : l'Allemand est là, il faut ganz ruhig (2).
     Rebecca ne retint pas le visage de la femme, la femme en blouse n'avait pas d'yeux, de lèvres, elle n'était que des mains à la peau jaune veinée de bleu.
     Un homme aux cheveux blancs, les lunettes de travers sur un nez de travers, se montra de l'autre côté de la cloison, il ressemblait à un diable malade et triste. Il parcourut du regard les bancs et dit d'une voix forte et distincte, articulant chaque syllabe comme quelqu'un habitué à parler à un sourd :
     – Maman, maman, maman, comment te sens-tu ?
     Une petite vieille ridée entendit la voix de son fils dans le brouhaha de centaines de voix, lui sourit tendrement et, devinant la question familière, répondit :
     – Ça va, le pouls est bon, bien frappé, t'inquiète pas.
     Une voix au côté de Sofia Ossipovna fit :
     – C'est Guelman, un médecin célèbre.
     Une jeune femme nue, qui tenait par la main une fillette en culotte blanche, se mit à crier :
     – On va nous tuer, nous tuer, nous tuer !
     – Faites taire cette folle, disaient les femmes.
     Elles regardèrent autour d'elles, on ne voyait pas de gardes. Les yeux, les oreilles se reposaient dans l'ombre et le silence. Quelle volupté, oubliée depuis des mois, de pouvoir ôter les vêtements durcis par la sueur et la crasse, les chaussettes et les bas presque désagrégés. La tonte terminée, les femmes coiffeuses s'éloignèrent et les gens respirèrent encore plus librement. Les uns sommeillaient, d'autres examinaient les coutures de leurs vêtements, d'autres encore conversaient à voix basse.
     – Dommage qu'on n'ait pas de cartes, lança une voix, on pourrait se taper un carton.
     Mais à cet instant le chef du Sonderkommando, tirant sur son cigare, décrochait le téléphone ; le magasinier chargeait sur le chariot automoteur les boîtes métalliques contenant le Zyklon B dont les étiquettes rouges rappelaient des pots de confiture ; le responsable du groupe spécial attendait le signal de la lampe rouge.
     L'ordre « debout ! » retentit à différentes extrémités du vestiaire. Là où s'arrêtaient les bancs se tenaient les Allemands en uniforme noir. Les gens pénétrèrent dans un large couloir faiblement éclairé par des lampes que protégeaient des verres épais. On voyait la puissance du béton qui, en une courbe progressive, aspirait le flot humain. On n'entendait que le bruissement des pieds nus sur le sol.
     Au cours d'une conversation qu'elle avait eue avant la guerre avec Evguenia Nikolaïevna Chapochnikovna, Sofia Ossipovna avait dit : « Si un homme doit être tué par un autre homme, il serait curieux de pouvoir suivre leurs vies, de voir leurs chemins se rapprocher. Au début, ils sont très éloignés l'un de l'autre : moi, je suis dans les montagnes du Pamir, je ramasse des roses alpestres et je mitraille avec mon Leica ; lui, ma mort, se trouve pendant ce temps à huit mille verstes (3) de là, il pêche, après l'école, des gardons dans la rivière. Je m'habille pour aller au concert, et lui, il achète un billet à la gare pour aller chez sa belle-mère ; mais de toute façon nous nous rencontrerons, l'affaire aura lieu. » Et maintenant, Sofia Ossipovna se rappelait cette conversation étrange. Elle regarda le plafond ; à travers cette épaisseur de béton elle ne pourra plus voir la casserole renversée de la Grande Ourse, elle ne pourrait plus entendre l'orage… Elle allait pieds nus à la rencontre d'une nouvelle courbe du couloir et le couloir s'ouvrait doucement et complaisamment devant elle ; le mouvement s'effectuait sans violence, de lui-même, une sorte de glissement à mi-chemin entre le sommeil et le réel, comme si tout, autour d'elle, et tout en elle était enduit de glycérine et glissait de lui-même.
     L'entrée apparut malgré tout progressivement et soudainement. Le flot humain glissait lentement. Le vieux et la vieille qui avaient cinquante ans de vie commune derrière eux, séparés pendant la séance de déshabillage, marchaient à nouveau côte à côte ; la mère portait son enfant réveillé dans ses bras ; la mère et le fils regardaient par-dessus les têtes, ils regardaient le temps et non l'espace. Passa le visage du médecin, tout à côté il y avait les yeux emplis de bonté de Moussia Borissovna, le regard empli d'effroi de Rebecca Buchmann. Voici Lioussia Sterenthal, il est impossible d'assourdir, d'étouffer la beauté de ces jeunes yeux, de ce nez, de ce cou, de ces lèvres entrouvertes ; à côté marchait le vieux Lapidus, aux lèvres bleues, à la bouche fripée. Sofia Ossipovna serra de nouveau les épaules du garçon contre elle. Jamais encore son cœur n'avait connu une telle tendresse pour les gens.
     Soudain Rebecca cria, son cri était plein d'une épouvante insupportable, le cri d'un homme qui se transforme en cendres.
     À l'entrée de la chambre à gaz, se tenait un homme avec un tuyau de plomb à la main. Il portait une chemise marron à manches courtes, la fermeture éclair du col était ouverte. C'est en voyant son sourire trouble, insensé, enfantin et enivré que Rebecca Buchmann avait poussé son hurlement de terreur.
     Les yeux de l'homme glissèrent sur le visage de Sofia Ossipovna : c'était bien lui, ils avaient donc fini quand même par se rencontrer !
     Elle sentit que ses doigts devaient serrer ce cou qui rampait hors du col ouvert. Mais l'homme souriant leva d'un geste bref sa matraque. Et elle entendit à travers le tintement du verre brisé et les cloches qui sonnaient dans sa tête :
     – Tiens-toi tranquille, la Youpine.
     Elle parvint à rester debout sur ses jambes et d'un pas lourd et régulier elle franchit avec David le seuil d'acier de la porte.

––––––––––
(1) Allusion au sermon évangélique de Tolstoï.
(2) Il faut « se tenir tranquille ».
(3) Ancienne mesure de distance équivalant à 1,06 km.

mercredi 23 janvier 2013

Une terrifiante perspective


Ces blogueuses qui se prennent pour des femmes savantes et ne dépassent jamais la précieuse ridicule. Si l'on songe que nombre de leurs homologues masculins se croient Jean Moulin et ne sont que Tartarin, on frémit à l'idée qu'ils pourraient un de ces soirs s'entre-féconder.

Dans l'entonnoir, III



47

     Sofia Ossipovna marchait d'un pas lourd et régulier, le garçon la tenait par la main. De son autre main, le petit garçon tenait dans sa poche la boîte d'allumettes où, dans du coton sale, il avait une chrysalide qui venait de sortir de son cocon. À leurs côtés marchaient le serrurier Lazare Yankelevitch, sa femme Deborah Samouïlovna, portant leur enfant dans ses bras. Rebecca Buchmann murmurait : « Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu, oh, mon Dieu. » La cinquième dans leur rangée était Moussia Borissovna. Elle était bien coiffée, son col de dentelle semblait blanc. Pendant le voyage elle avait cédé à plusieurs reprises sa ration de pain contre un peu d'eau. Cette Moussia Borissovna était toujours prête à tout donner ; dans son wagon, on la prenait pour une sainte et les vieilles, qui connaissaient la vie et les hommes, baisaient le bas de sa robe. La rangée qui marchait devant eux ne comptait que quatre personnes ; pendant la sélection, l'officier avait fait sortir deux personnes d'un coup, le père et le fils Slepoï ; quand on leur avait demandé leur profession, ils avaient crié Zahnarzt (1). Et l'officier avait fait oui de la tête, les Slepoï avaient deviné juste, ils avaient gagné leur vie. Sur les quatre restants, trois marchaient en balançant les bras, leurs bras qui avaient été jugés inutiles ; le quatrième avait relevé le col de son veston, il marchait les mains dans les poches, l'air indépendant, la tête haute. À quatre ou cinq rangs devant eux, un vieillard, coiffé d'un bonnet de l'armée Rouge, dépassait tous les autres d'une tête.
     Moussia Vinokour marchait juste derrière Sofia Ossipovna, elle avait eu ses quatorze ans pendant le voyage.
     La mort ! Elle était devenue apprivoisée, familière, elle passait voir les gens sans façon, elle entrait dans les cours, dans les échoppes ; elle rencontrait la ménagère sur le marché et l'emmenait avec son cabas ; elle se mêlait au jeu des enfants, elle se faufilait dans l'atelier où le tailleur pour dames mettait la dernière main à un manteau ; elle prenait sa place dans les queues devant les boulangeries ; elle s'asseyait au côté d'une vieille en train de ravauder un bas.
     La mort faisait son travail, les gens faisaient le leur. Parfois, elle laissait finir la cigarette, avaler la bouchée ; parfois, elle surprenait en vieux copain, grossièrement, avec un grand rire et des claques dans le dos.
     Les hommes commençaient à la comprendre, elle leur avait révélé son caractère banal, sa simplicité enfantine. Car le passage était devenu bien simple, comme franchir un ruisseau avec quelques planches en guise de pont, la fumée des isbas sur une rive, les prés de l'autre côté ; quatre, cinq pas et c'est tout. Qu'y a-t-il d'effrayant à cela ? Un veau vient de passer, des gamins courent sur le pont, les talons de leurs pieds nus résonnent sur les planches.
     Sofia Ossipovna entendit la musique. Elle l'avait entendue pour la première fois alors qu'elle n'était qu'une enfant, elle l'avait entendue quand elle était étudiante, puis jeune médecin ; cette musique lui avait toujours donné comme le pressentiment d'un avenir qui s'ouvrait devant elle. La musique la trompait. Sofia Ossipovna n'avait pas d'avenir, elle n'avait qu'une vie passée.
     Et le sentiment de sa vie à elle, de la vie qu'elle, et personne d'autre, avait vécue dissimula un bref instant le présent : le bord du gouffre.
     Le plus terrible des sentiments ! On ne peut le transmettre, on ne peut le faire partager à l'être le plus proche, femme, mère, frère, fils, ami, père, il est le secret de l'âme, et l'âme ne peut, même si elle le désire ardemment, révéler son secret. L'homme emporte avec lui le sentiment de sa vie, il ne le partagera avec personne. Le miracle d'un individu dont la conscience, dont l'inconscient réunissent tout le bien et tout le mal, le risible, l'attendrissant, le honteux, le pitoyable, le timide, le craintif, le tendre, l'étonné, tout ce qu'il a vécu depuis l'enfance et jusqu'à la vieillesse est dans ce sentiment unique, muet et secret de son unique vie.
     Quand la musique se mit à jouer, David voulut sortir la boîte de sa poche, l'entrouvrir un instant, pour que la chrysalide ne prenne pas froid, et la montrer aux musiciens. Mais, quelques pas plus tard, il ne pensait plus aux hommes sur l'estrade, il ne restait plus que la lueur dans le ciel et la musique. La musique puissante et triste emplit son âme à ras bord du désir douloureux de revoir sa mère. Pas sa mère forte et calme mais sa mère honteuse d'avoir été abandonnée par son mari. Elle lui avait fait une chemise et les autres locataires se moquaient des petites fleurs et des manches cousues de travers. Sa mère était son unique défense, son unique espoir. Il avait toujours compté sur elle de façon aveugle et inébranlable. Mais peut-être la musique avait-elle eu pour effet qu'il ne comptait plus sur sa mère. Il l'aimait, mais elle était aussi désarmée et faible que les gens qui marchaient à ses côtés. La musique douce et rêveuse lui semblait des vagues dans la mer ; il les avait vues dans son délire, quand il faisait de fortes fièvres, et il se laissait glisser de son oreiller brûlant sur le sable tiède et humide.
     L'orchestre hurla, une gorge desséchée s'ouvrit, énorme, dans un cri.
     Le mur noir, qui se dressait hors de l'eau pendant ses angines, le dominait maintenant, couvrant tout le ciel.
     Tout, tout ce qui faisait peur à son cœur d'enfant s'était maintenant fondu en un. Et sa peur à la vue de l'image où le chevreau joue dans la clairière sans remarquer l'ombre du loup qui le guette derrière les sapins, et les têtes de veaux aux yeux bleus sur les étals du marché, et sa grand-mère morte, et la petite fille de Rebecca Buchmann étranglée par sa mère, et sa première angoisse nocturne qui l'avait fait lever de son lit en appelant sa mère. La mort se dressait de toute la hauteur du ciel immense et regardait : le petit David allait vers elle de ses petites jambes. Tout autour, il n'y avait que la musique, on ne pouvait pas s'y cramponner, on ne pouvait pas se briser la tête contre elle.
     T'es juif et ça suffit.
     La chrysalide n'a ni ailes, ni pattes, ni antennes, elle est dans sa boîte et elle attend, confiante, cette sotte.
     Il hoquetait, le souffle coupé. S'il avait pu, il se serait étranglé lui-même. La musique cessa. Ses petites jambes, comme des dizaines d'autres, se dépêchaient, couraient. Il n'avait plus de pensées, il ne pouvait ni crier ni penser. Ses doigts moites de sueur serraient, dans sa poche, la boîte d'allumettes ; mais il avait même oublié le cocon. Seules ses petites jambes marchaient, marchaient, se dépêchaient, couraient.
     Si la terreur qui s'était emparée de lui avait duré encore quelques minutes, il serait tombé, le cœur éclaté.
     Quand la musique cessa, Sofia Ossipovna essuya ses larmes et dit :
     – Eh bien, voilà.
     Puis elle regarda le visage de l'enfant ; il était si effroyable que, même ici, il se distinguait par son expression particulière.
     – Qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui te prend ? s'écria Sofia Ossipovna en le tirant brutalement par la main. Qu'est-ce qui te prend ? Nous allons au bain, c'est tout.
     Quand on demanda s'il y avait des médecins, elle ne répondit pas, s'opposant à cette force qu'elle haïssait.
     Dans les bras de sa mère, le bébé malingre, à la tête trop grosse, regardait autour de lui d'un regard songeur. La femme du serrurier avait, au cours d'une des nuits du voyage, volé une pincée de sucre pour son bébé. La victime du vol était très faible, et un vieillard, du nom de Lapidus (personne ne le voulait comme voisin car il faisait sous lui) avait pris sa défense.
     Et maintenant, Deborah, la femme du serrurier, avançait, pensive, son bébé dans les bras. Et le bébé, qui avait crié jour et nuit, se taisait maintenant. Les yeux tristes et sombres de la mère éclipsaient la laideur de son visage sale, de ses lèvres fripées et exsangues.
     « La Vierge à l'enfant », pensa Sofia Ossipovna.
     Un jour, c'était deux ans avant le début de la guerre, elle était dans les monts T'ien-Chan et regardait le soleil levant qui éclairait les pins et les écureuils dans leurs branches, alors que le lac, dont le bleu dense avait le poli de la pierre, était encore plongé dans la pénombre ; elle avait pensé en cet instant qu'il n'était d'homme au monde qui n'eût voulu être à sa place et, au même instant, elle avait senti, avec une violence qui brûlait son cœur de quinquagénaire, qu'elle eût tout sacrifié pour que les bras d'un enfant l'étreignissent quelque part dans une chambre sombre et misérable.
     David avait éveillé en elle une tendresse particulière, comme elle n'en avait jamais éprouvé jusqu'alors, bien qu'elle eût toujours aimé les enfants. Pendant le voyage, dans le wagon, elle lui donnait une part de son pain ; il tournait sa tête vers elle, et elle avait envie de pleurer, de le serrer dans ses bras, de le couvrir de ces baisers rapides et rapprochés que les mères donnent à leurs enfants. Elle répétait, à voix basse pour qu'il ne puisse entendre : « Mange, mon fils chéri, mange. »
     Elle lui parlait peu, un étrange sentiment de honte la forçait à dissimuler le sentiment maternel qui était né en elle. Mais elle avait remarqué qu'il la suivait du regard quand elle changeait de place dans le wagon et qu'il s'apaisait quand elle se trouvait près de lui.
     Elle ne voulait pas s'avouer à elle-même pourquoi elle n'avait pas répondu quand on avait appelé les médecins et chirurgiens, pourquoi elle était restée dans la colonne, pourquoi elle avait eu un sentiment d'exaltation en le faisant.
     La colonne passait devant des barbelés, des miradors avec des mitrailleuses au sommet, des fossés, et il semblait à ces êtres qui avaient oublié ce qu'est la liberté que les barbelés et les mitrailleuses étaient là non pour empêcher les détenus de fuir mais pour que les condamnés à la mort ne puissent se dissimuler à l'intérieur du camp de travaux forcés.
     Puis la route s'écarta des barbelés pour mener vers des bâtiments bas, aux toits plats ; de loin, ces parallélépipèdes gris et sans fenêtres rappelaient à David ses cubes, d'énormes cubes dont on eût détaché les images.
     La colonne tourna et le garçon aperçut par le jour qui s'était ouvert entre les rangs les bâtiments aux portes grandes ouvertes ; sans savoir pourquoi, il sortit la boîte d'allumettes et, sans même dire adieu à la chrysalide, il la jeta sur le côté. Tu peux vivre !
     – Ils savent construire, ces Allemands, dit l'homme qui marchait devant eux, comme s'il espérait que les gardes entendent et apprécient sa flatterie.
     L'homme au col relevé esquissa un mouvement étrange des épaules, jeta un coup d'œil de part et d'autre, sembla devenir plus grand, plus fort, et soudain, d'un bond léger, il fut sur le SS et le fit tomber à terre d'un coup de poing. Sofia Ossipovna se lança à sa suite avec un cri de haine mais trébucha, tomba. Aussitôt, des mains la relevèrent. Les rangées de derrière avançaient toujours, et David regarda derrière lui, craignant de se faire jeter à terre, et il vit les gardiens du camp traîner l'homme sur le côté.
     Sofia Ossipovna avait oublié l'enfant pendant le bref instant où elle avait tenté de se jeter sur le gardien, maintenant elle le tenait de nouveau par la main. David avait pu voir ce qu'était la beauté, la colère, la clarté dans les yeux d'un être qui avait, l'espace d'une seconde, senti la liberté.
     Pendant ce temps, les premiers rangs avaient déjà atteint la place asphaltée devant l'entrée des bains ; le bruit des pas changeait quand les gens passaient par les portes largement ouvertes.

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(1) « Dentiste ».

mardi 22 janvier 2013

Dans l'entonnoir, II



46

     Une grande ville s'ouvrit aux yeux des voyageurs. Son extrémité occidentale se perdait dans le brouillard. La fumée noire qui sortait des lointaines cheminées d'usine se mêlait au brouillard ; le dernier des blocks était couvert d'une brume et cette association du brouillard avec la géométrie des rues semblait étrange.
     Au nord-est, un halo noir et rouge montait dans le ciel, on eût dit que le ciel humide de l'automne s'était embrasé. De temps en temps une flamme lente, sale, rampante en sortait.
     Les arrivants débouchèrent sur une vaste place. Une dizaine de personnes se tenaient sur une estrade dressée au milieu de la place. C'était un orchestre ; les hommes se différenciaient fortement les uns des autres, comme leurs instruments. Quelques-uns se tournaient du côté de la colonne qui arrivait. Mais l'homme aux cheveux blancs prononça quelques mots et les hommes sur l'estrade prirent leurs instruments. Soudain, le cri craintif et insolent d'un oiseau retentit : l'air, déchiré par les fils de fer barbelés et les hurlements des sirènes, empuanti par les immondices et gras de suie, l'air s'emplit de musique. C'était comme si une pluie chaude d'été s'était abattue, étincelante, sur le sol.
     Les hommes dans les prisons, les hommes dans les camps, les hommes échappés des prisons, les hommes qui vont à la mort connaissent la force de la musique. Personne ne ressent la musique comme ceux qui ont connu la prison et le camp, comme ceux qui vont à la mort.
     En touchant l'homme qui périt, la musique ne fait pas renaître en lui la pensée ou l'espoir, juste le sentiment aveugle et aigu du miracle de la vie. Un sanglot parcourut la colonne. Tout ce qui s'était émietté, la maison, le monde, l'enfance, le voyage, le bruit des roues, la soif, la peur et cette ville surgie du brouillard, cette aube d'un rouge terne, tout se réunit soudain ; ce n'était pas dans la mémoire ni dans un tableau, mais dans le sentiment aveugle, douloureux et brûlant d'une vie écoulée. C'est ici, à la lumière des fours, sur la place du camp, que les hommes sentirent que la vie est plus que le bonheur : elle est aussi malheur. La liberté n'est pas qu'un bien : la liberté est difficile, elle est parfois malheur, elle est la vie.
     La musique avait su exprimer le dernier ébranlement de l'âme qui avait réuni dans ses profondeurs aveugles tout ce qu'elle avait ressenti dans sa vie, ses joies et ses malheurs, avec ce matin brumeux et ce halo au-dessus des têtes. Mais peut-être n'en était-il pas ainsi. Peut-être la musique n'était-elle qu'une clef qui donnait accès aux sentiments de l'homme : elle avait ouvert son intérieur en cet instant terrible, mais ce n'était pas elle qui avait empli l'homme.
     Il arrive qu'une chanson enfantine fasse pleurer un vieillard. Mais le vieillard ne pleure pas sur cette chanson : la chanson n'est qu'une clef qui ouvre son âme.
     Alors que la colonne traçait lentement un demi-cercle dans la cour, une voiture couleur crème franchit les portes du camp. Un officier SS en sortit, il eut un geste impatient et le chef d'orchestre, qui le suivait du regard, abaissa aussitôt les bras, la musique s'interrompit.
     De nombreuses voix crièrent : « Halt ! »
     L'officier marchait le long de la colonne. L'officier montrait un homme du doigt et le chef de la colonne le faisait sortir des rangs. L'officier fixait la personne qui se tenait devant lui d'un œil indifférent pendant que le chef de colonne posait des questions à voix basse pour ne pas troubler les pensées du SS.
     – Âge ? Profession ?
     Une trentaine de personnes furent ainsi choisies. Une question parcourut les rangs :
     – Les médecins, les chirurgiens !
     Personne ne répondit.
     – Les médecins et les chirurgiens, sortez des rangs !
     Personne ne répondit.
     L'officier perdit tout intérêt pour la foule sur la place et regagna sa voiture. 
     Les sélectionnés furent alignés en rangs par cinq face à l'inscription au-dessus du portail du camp : « Arbeit macht frei ! » (1)
     Un bébé cria, des femmes poussèrent des cris perçants et sauvages. Les hommes sélectionnés restaient silencieux, tête baissée.
     Comment faire pour rendre ce qui se passe chez un homme qui desserre la main de sa femme, qui jette un dernier, un rapide regard sur le visage aimé ? Comment faire pour vivre quand une mémoire impitoyable te rappelle qu'à l'instant des adieux silencieux tes yeux se sont, pendant une fraction de seconde, détournés pour dissimuler la joie grossière d'avoir sauvé ton existence ?
     Comment noyer le souvenir de la femme tendant à son mari un petit sac avec l'alliance, un morceau de pain et quelques morceaux de sucre ? Peut-on continuer à vivre quand on a vu la lueur rouge flamboyer avec une force nouvelle ? Dans les fours brûlent les mains qu'il a embrassées, les yeux qui s'éclairaient à sa venue, les cheveux dont il reconnaissait l'odeur dans le noir, ce sont ses enfants, sa femme, sa mère. Peut-on demander dans le block une place auprès du poêle, peut-on mettre sa gamelle sous la louche qui verse un litre d'un liquide grisâtre, peut-on rafistoler la semelle de chaussure qui se décolle ? Peut-on manier la barre à mine, respirer, boire ? Dans les oreilles résonnent les cris des enfants, le hurlement de la mère.
     On mène ceux qui continueront à exister en direction du portail. Des cris parviennent jusqu'à eux, eux-mêmes poussent des cris, déchirent les chemises sur leurs poitrines. Mais une nouvelle vie vient à leur rencontre : les barbelés électrifiés, les miradors avec des mitrailleuses, les blocks, les visages blêmes de femmes et de jeunes filles qui les regardent passer, les colonnes de travailleurs avec des triangles  rouges, jaunes, bleus cousus sur la poitrine.
     L'orchestre se remet à jouer. Les hommes qui sont sélectionnés pour le travail entrent dans la ville construite sur des marécages. L'eau sombre se fraie un chemin entre les dalles gluantes de béton, entre les rochers pesants. Cette eau d'un noir roussâtre sent la pourriture, des plaques d'écume verte, des lambeaux sanglants provenant des salles d'opération, des chiffons sales flottent à la surface. L'eau s'enfoncera dans la terre du camp, ressortira à la surface, s'en ira à nouveau. Elle fera son chemin, car dans cette eau sinistre des camps vivent la vague de la mer et la rosée du matin.
     Les condamnés allèrent à la mort.

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(1) « Le travail rend libre ! »

lundi 21 janvier 2013

Dans l'entonnoir, I


Les chapitres 45 à 49 de la deuxième partie de Vie et Destin forment en quelque sorte le cœur du cœur du roman essentiel de Vassili Grossman. Ou plutôt – car ici le mot “cœur” résonne de façon incongrue –, ils sont le centre de l'entonnoir, lequel débouche sur un trou noir dont aucune lumière ne peut plus ressortir jamais. Dans l'édition Bouquins, ils occupent les pages 458 à 473. Après quelques hésitations et atermoiements, j'ai décidé de recopier ces chapitres. Comme je connais les habitudes de lecture des blogueurs, je les publierai à raison d'un par matin, durant cinq jours, mais seulement après les avoir tous retranscrits : si vous êtes en train de lire ceci, vous pouvez donc être assuré que nous irons au bout de cette glaçante descente aux enfers…


45

     Et voilà, c'était le dernier jour du voyage. Les wagons grincèrent, les freins crissèrent et tout devint silencieux ; puis les verrous claquèrent, les portes s'ouvrirent, des voix crièrent :
     – Alle herraus ! (1)
     Des gens se mirent à descendre sur le quai encore mouillé de pluie.
     Qu'ils semblaient étranges, ces visages familiers, à la lumière du jour ! Les manteaux, les fichus avaient moins changé que les êtres ; les vestes, les robes rappelaient la maison où on les avait mis, les miroirs devant lesquels on les avait ajustés.
     En sortant des wagons, ils se serraient les uns contre les autres ; se retrouver ainsi en troupeau avait quelque chose de familier et d'apaisant ; la chaleur familière, l'odeur familière, les yeux et les visages épuisés, la densité de l'énorme foule descendue de quarante-deux wagons à bestiaux.
     Deux soldats SS dans leurs longues capotes passèrent sur le quai en faisant sonner sur l'asphalte leurs bottes ferrées. Rêveurs et hautains, ils passèrent sans un regard pour des jeunes Juifs qui sortaient d'un wagon le corps d'une vieille femme dont les cheveux blancs s'étaient répandus sur son blanc visage ; pour un homme-caniche crépu en train de laper à quatre pattes l'eau dans une flaque ; pour une bossue qui avait retroussé sa jupe afin d'arranger l'élastique de sa culotte.
     De temps à autre, les deux SS échangeaient quelques mots. Ils se déplaçaient sur le quai comme le soleil se déplace dans le ciel. Le soleil ne surveille pas le vent, les nuages, la tempête ou le bruit des feuilles, mais dans son mouvement régulier, il sait que tout sur terre existe grâce à lui.
     Des hommes en combinaisons bleues, coiffés de képis à longues visières et arborant un brassard blanc, pressaient les arrivants en une langue étrange : mélange de russe, d'allemand, de yiddish, de polonais et d'ukrainien.
     Les gaillards en bleu ont vite fait d'organiser la foule sur le quai, ils sélectionnent ceux qui ne peuvent plus marcher, ils obligent les plus solides à charger les mourants dans des camions, ils construisent dans ce chaos de mouvements désordonnés une colonne, lui donnent une direction et un sens. La colonne se met en rang par six, et une nouvelle court les rangs :  « Les douches, d'abord les douches ! »
     Même un Dieu de miséricorde n'aurait pas pu mieux trouver.
     – Alors, les Juifs, on va y aller ! crie un homme en képi, le chef de l'équipe de déchargement.
     Les hommes et les femmes ramassent leurs sacs, les enfants s'agrippent aux jupes des mères et aux vestons des pères.
     « Les douches… les douches… », ces mots ont un pouvoir hypnotique sur les consciences.
     Le solide gaillard à képi a quelque chose de familier, d'attirant, il semble proche de ce pauvre monde, pas comme ceux-là en capotes grises, avec leurs casques. Une vieille caresse du bout des doigts, avec une délicatesse religieuse, la manche de sa combinaison et demande :
     – Ir sind a yid, a Litvek, mein kind ? (2)
     – Oui, mémé, bien sûr.
     Et soudain, unissant dans une seule phrase les langues des deux armées ennemies, il cria d'une voix rauque mais forte :
     – Die Kolonne marsch ! Chagome march ! (3)
     Le quai est vide, les hommes en combinaison bleue balaient des chiffons, des bouts de bandage, une chaussure abandonnée, un cube en bois qu'un enfant a laissé tomber, ils referment avec fracas les portes des wagons. Le convoi démarre, il va être désinfecté.
     Ayant terminé son travail, le Kommando regagne le camp par le portail de service. Les convois de l'Est sont les pires. C'est là qu'il y a le plus de morts, de malades : on peut attraper des poux, les wagons puent.
     On ne trouve pas dans ces convois, à la différence de ceux qui viennent de Hongrie ou de Hollande, un flacon de parfum, un paquet de cacao ou une boîte de lait concentré.

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(1) « Tout le monde dehors ! »
(2) « Es-tu juif ou lituanien, mon enfant ? » (en yiddish).
(3) « Colonne, en avant ! Marchez au pas ! »

samedi 19 janvier 2013

Menus propos entre la soupe et le fromage


J'aurais bien aimé, en ce début de week-end enneigé, pouvoir éviter les questions taraudantes, les dilemmes angoissants, les casse-tête franco-français. Mais comme ce blog a pour principale vocation d'attaquer de front et sans barguigner les sujets les plus pénibles, je me vois contraint d'y aller, et d'aborder le douloureux problème du plateau de fromages. La question est simple mais elle est cornélienne : doit-on, à ses hôtes et à leur convoitise, présenter des fromages intacts ou entamés ? Autant le dire tout de suite : quelle qu'elle puisse être, votre réponse sera de toute façon insatisfaisante. En effet :

– Poser sur la table un plateau de fromages entamés peut sembler vouloir dire que l'estime que vous portez à vos invités est suffisamment faible pour qu'il ne vous gêne pas de leur servir vos rogatons de la veille voire de l'avant-veille – si ce n'est les restes de vos précédents commensaux qui, eux, supposera-t-on, avaient eu droit à des fromages flambant neufs.

– À l'inverse, présentez des fromages intacts et l'on sera enclin à penser qu'ils n'ont été achetés que pour la circonstance, et même qu'ils l'ont été en rechignant à la dépense, dans la mesure où, visiblement, lorsque vous êtes seuls, vous semblez vous en passer fort bien – d'où un sentiment de gêne chez vos hôtes, pouvant être suffisamment fort pour les empêcher de se servir de ces pâtes molles ou dures qui, pourtant, leur font tellement envie. 

Vous l'avez compris : pour quelque solution que vous optiez, vous voici foutus. Et, du coup, vous mesurez soudain l'immense avantage que, de ce point de vue, la soupe indivise présente sur le fromage  en assortiment. Mais il fallait y penser avant.

vendredi 18 janvier 2013

Le rouge-gorge est un loup solitaire


J'ai toujours cru que le rouge-gorge était un oiseau ne tolérant pas la présence d'un congénère sur son territoire, alors même qu'il se comporte très pacifiquement avec les autres espèces d'oiseaux du jardin, ses compagnons de mangeoire. Il m'est sans doute même arrivé de le faire savoir autour de moi, de ce ton pompeusement professoral qui n'appartient qu'à moi, dans mes mauvais jours. Or, aujourd'hui, en fin de matinée, j'en ai finalement vu deux, à environ un mètre l'un de l'autre, entre la Case et le cerisier. L'un était occupé à picorer les graines que j'avais épandues sur la table de pique-nique, l'autre faisait la même chose au pied de celle-ci. Je commençais à me dire que j'allais devoir réviser mes certitudes à propos de ce piaf-à-plastron, lorsque celui qui était perché s'est soudain, se rapprochant du bord de la table, avisé de la présence de l'autre : il a fondu sur lui en piqué et l'a poursuivi jusque par-dessus le toit de la maison. Le banni a d'ailleurs filé sans chercher à se défendre, sachant probablement qu'il s'était mis dans son tort en enfreignant une règle plurimillénaire. Donc, vérification faite, le rouge-gorge semble bien être, ainsi qu'on nous l'enseigne avec sagesse dans les facultés ornithologiques, une manière de loup solitaire assez malcommode.

jeudi 17 janvier 2013

Nous au village aussi l'on a de beaux assassinats


L'auteur m'a gentiment envoyé son livre il y a quelques jours, en me demandant de n'en pas parler avant aujourd'hui, jour de sa parution officielle chez les libraires, réels ou virtuels. Je m'apprêtais donc à m'exécuter ce matin, l'ayant lu d'une traite et en ayant été assez fortement secoué. j'aurais dit quelques mots du côté angoissant de ce compte à rebours déclenché par l'auteur – jusque dans l'ordre de ses chapitres qui s'échelonnent de 10 à 1 –, du travail minutieux et implacable qu'il a fourni pour dresser ce tableau du réensauvagement de notre société ; j'aurais évoqué l'entêté aveuglement de nos tristement fameuses “élites” face à la montée semblant inexorable des violences remaquillées en incivilités, ou plutôt leur volonté mortifère de nous maintenir, nous, dans notre béate cécité actuelle ; j'aurais probablement souligné tout ce que ce livre indispensable peut avoir de précieux, en ce qu'il est aussi une sorte de guide pratique qui permettra de répondre plus efficacement, désormais, à tous ceux qui nous lancent à la tête que cette montée en puissance de la violence n'est qu'un banal “ressenti”, évidemment infondé et donc davantage du ressort des psys que de la police et de la justice ; j'aurais même, je crois, souligné deux ou trois petites choses mineures qui m'ont un peu irrité, mais pas assez pour freiner ma lecture, comme par exemple la référence insistante à Richard Dawkins, le Grand Inquisiteur en exercice du darwinisme dogmatique ; enfin, j'aurais probablement conclu en disant quel bien cela fait de constater qu'il se trouve encore, en France, des journalistes – et des jeunes ! – capables de voir, de comprendre, de synthétiser et de rendre compte.

Mais tout cela est brusquement devenu superflu, du moment que mes yeux sont tombés sur le long article que, ce matin, Pierre Cormary consacre au livre de Laurent Obertone sur Atlantico : il y dit presque exactement ce que j'aurais dit moi-même, mais sûrement de façon plus claire, en tout cas plus longuement. Je vous invite donc à sa lecture. Juste avant de vous plonger dans celle, éprouvante mais roborative, de cette France orange mécanique. Après ça, vous pourrez songer à revendre votre canne blanche sur e-bay.

mercredi 16 janvier 2013

De l'avantage de manger moins


C'est un phénomène qui se produit (du terroir) lorsque l'on a la stupide idée de prendre de l'âge : l'appétit, un peu comme tout le reste d'ailleurs, se restreint, s'amenuise, met un bémol à ses exigences, une sourdine à ses impératifs. Bref, on mange moins ; nettement moins. Corollaire : le fait de se mettre à table tend à devenir, sinon une corvée, en tout cas un point de passage que l'on contourne de plus en plus volontiers. C'est pourquoi nous avons, depuis quelques mois déjà, Catherine et moi, supprimé d'un commun accord spontané le déjeuner. Nous ne prenons donc plus qu'un repas par jour, le dîner, et encore se compose-t-il d'un plat unique – je m'empresse de préciser que cette règle se suspend lorsque se présente ici quelque invité à ripailles. À midi, chacun de son côté grignote, mangeote, se nourrit en mineur, au moment où il lui en prend à la fois l'envie et le courage (car l'un peut aller sans l'autre).

Outre le gain de temps et le défaut de vaisselle à laver, l'avantage qui apparaît très rapidement à l'esprit de l'inframangeur est que, ingérant des quantités nettement moindres que naguère, il peut de nouveau se permettre les aliments qu'il repoussait auparavant par crainte de surabondance cellulitique çà et là sur son corps de rêve. C'est ainsi que je me suis aujourd'hui autorisé de déjeuner d'un solide sandwich à l'andouille de Guéméné, suivi d'un autre non moins impressionnant à la rillette de sanglier. Cela sans une once de mauvaise conscience ni, j'en mettrais mes lipides à fondre, le moindre gramme excédentaire. Bien entendu, pour en être totalement certain, il me faudrait monter sur la balance. Mais c'est un autre avantage qu'acquiert le glouton repenti et vieillissant, celui de cesser à tout jamais de se peser.

mardi 15 janvier 2013

Le chien fouisseur et le lapin nain (histoire vraie)


Les humains méritent parfois ce qui leur arrive, tant ils sont puérils voire lâches. Par exemple, cette histoire, dont je garantis l'authenticité.

Dans un hôpital de province un homme demande à une de ses collègues si elle accepterait de venir, durant sa semaine de vacances, arroser ses plantes. La collègue dit oui. Le vacancier possède également deux lapins nains, chacun dans sa cage, mais tout va bien, il n'y a pas du tout à s'en soucier : seules les plantes comptent.

Quelques jours plus tard, la collègue envoie son mari arroser les plantes en question, le mari y va, avec son chien. Cependant qu'il arrose, le cador arrive à ses pieds. Avec, en travers de la gueule l'un des deux lapins nains – mort, évidemment. Monsieur flippe, il appelle Madame : Médor a réussi à ouvrir une des cages et a tué le lapin ! C'est alors que celle-ci prouve qu'elle est une âme sans principe, puisqu'elle dit à son mari quelque chose comme : « Refous-moi ce bestiau mort dans sa cage, referme celle-ci et barre-toi. » Ce que le mari fait, prouvant que les hommes sont tout de même de sacrées couilles molles, prêts à obéir à n'importe quelle épouse légitime – mais bon.

Là-dessus, évidemment, les patrons des lapins et des plantes reviennent. L'homme téléphone à sa collègue et lui dit quelque chose comme : « Merci pour les plantes, mais il y a quand même quelque chose de très bizarre… »  Elle comprend bien, à ce moment, que le lapin nain va surgir ; elle s'y prépare. Mais elle ne peut évidemment prévoir la forme que va prendre le coup. Car, alors, elle entend ceci :

« Il se passe un truc incompréhensible : la veille de notre départ en vacances l'un de nos deux lapins nains est mort. J'ai creusé un trou dans le jardin, je l'y ai enterré. Revenant, je retrouve le trou vide, et le lapin mort dans sa cage, laquelle cage était fermée. Tu y comprends quelque chose ? »

Là, évidemment, la courageuse et son mari pigent illico que leur chien a simplement déterré le lapin nain mal enseveli et l'a apporté à son maître (occupé à arroser les fleurs…) ; le digne couple a choisi de répondre qu'il n'en savait rien. Que vouliez-vous qu'il dît, à ce stade de l'imbroglio ?

À l'heure où je vous raconte cette savoureuse histoire, personne n'y a rien compris. En tout cas, chez les propriétaires de lapins nains et de plantes vertes. Il est à souhaiter que ce lapin zombi ne trouble pas trop leur sommeil depuis.

lundi 14 janvier 2013

On sera là toute la journée…


… afin d'y découvrir la nouvelle maison de mes parents, fraîchement exilés des Ardennes. 

dimanche 13 janvier 2013

Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin


C'est donc aujourd'hui, dans quelques heures. Paris va être submergée par une marée homophobe, réactionnaire, au sein de laquelle tout le monde va nauséabonder dans le même sens. N'eût été mon horreur de la foule, des slogans et des ballons multicolores, j'y serais très probablement allé ; je resterai donc chez moi tout en étant, de cœur et d'esprit, avec les manifestants – ce qui leur fera une belle jambe. Si je savais qui prier, je le ferais, afin que ces foules dépassent le million de têtes (trois mille cinq cents selon la police…), car, dans ce cas, le stupide projet de loi aurait soudain du mou dans la corde à nœuds, si je puis dire. En attendant, espérons qu'il ne pleuvra pas.

samedi 12 janvier 2013

On vient de m'envoyer ça…


Le cuir est vivant, le cuir respire ! comme disait une publicité naguère. Le poil aussi, et c'est bien.

vendredi 11 janvier 2013

La Foule

Il y a des années que je trouve une faille béante, dans cette chanson de Piaf, La Foule, par ailleurs admirable : il m'a toujours semblé impossible que les deux amants fugitifs de la chanson se rejoignent réellement, n'en déplaisent à la mémoire de l'auteur, Michel Rivgauche. Le texte dit ceci, à la fin du premier couplet :

Quand soudain je me retourne il se recule
Et la foule vient me jeter entre ses bras.

(Que Nicolas et les autres s'abstiennent du commentaire que la première rime leur a fait monter au bout des doigts – merci…)

Cela, depuis deux ou trois décennies, me semble impossible. Qui est de face ? Qui se retourne ? Qui se recule ? Où sont les bras ? À chaque fois que j'écoute cette chanson, depuis environ quarante ans, la question ne manque jamais de resurgir. Enfin, non, pas à chaque fois tout de même, mais de temps à autre. De plus, cela dépend de quelle version j'écoute, aussi étonnant que cela vous semble.

La Foule version studio (1958) me laisse à peu près de marbre ; La Foule version Olympia (1958) me crucifie chaque fois. Mais, évidemment, ma vie entre en lice : chez mes parents, depuis peu après ma naissance, il y avait un disque “noir”, 25 cm, qui s'intitulait quelque chose comme Édith Piaf à l'Olympia – 1958. Huit chansons, sur cette petite galette, et en deux faces, s'il vous plaît !

– Comme moi
– Salle d'attente
– Les Prisons du roy
– La Foule
– Les Grognards
– Mon manège à moi
– Bravo pour le clown
– Hymne à l'amour

Voilà. Ce 25 cm de ma jeunesse est disponible en CD, je viens de l'acheter, ses éditeurs ont même eu la délicatesse de reproduire la pochette de l'original, rendez-vous compte. Et je vous dis ceci : en huit chansons, Piaf, là, est au sommet d'elle-même. Mais enfin, vous ferez ce que vous voudrez.

Cela étant, nous parlions d'autre chose : de ces deux vers de Rivgauche cités plus haut. J'en étais, seul à la maison, à bidouiller un  petit billet amusant destiné à démontrer que les auteurs de chansons écrivent parfois n'importe quoi. Là-dessus arrive Catherine. Je prends mon air fat pour lui dire que je tiens un petit sujet de billet. Je lui dis lequel. Elle réfléchit trois secondes et me dit (en gros) :

« Ben… non… Regarde… Mets-toi debout… (J'ai refusé, évidemment : j'avais un verre à la main…) L'homme est debout, les bras ouverts ; la femme lui tourne le dos ; ils ne se sont donc pas vus… Elle se retourneIl se recule (on se demande pourquoi il se recule, mais la chanson s'appelle La Foule, donc il doit se reculer sans le faire exprès) ; et, en effet, ces deux imbéciles se retrouvent dans les bras l'un de l'autre. 

Il s'est passé ceci : durant quarante ans je n'ai rien compris à cette chanson. Et Catherine, qui se fout de Piaf, mais peut-être justement pour cette raison, a tout d'un coup… tout d'un coup quoi ? Rien, ta gueule…


Rions un peu avec la voix de la Russie

jeudi 10 janvier 2013

Ces mots balises qui clignotent dans la nuit


J'aurais bien aimé vous offrir un billet flambant neuf, encore tout luisant d'apprêt. Mais le temps m'a manqué, trop occupé que je suis à serrer les derniers boulons de la petite anthologie que je prépare de mes billets de blog des années 2007 – 2009 (effet d'annonce ! Créer le désir par l'attente chez le consommateur…) : un concentré d'intelligence, d'humour et de profondeur pour moins de 13 euros, le truc à ne pas laisser passer en 2013 et qui pourrait bien devenir une valeur refuge en ce monde incertain. Bref, en attendant que cet opuscule me lâche un peu la grappe cervicale, je viens faire sous vos yeux un petit tour de piste avec mes mots balises…


– COLOCATERRE : Voisin de caveau.

– ASNAVOUR : Numéro un du showbiz.

– FAUTREUIL : Siège élevant son occupant au faîte d'une puissance trompeuse, parce qu'éphémère.

– FRIMOSIS : Malformation du sexe mâle, promettant plus qu'il ne peut tenir.

– SANGRIER : Cochon sauvage, mariné dans le vin rouge espagnol, avec des écorces d'orange.

– PRESTIDAGITATEUR : Fomente des troubles révolutionnaires en créant des illusions de mécontentement populaire.

– MUSULMÂNES : Terroristes morts, bardés de dynamite, et justement divinisés.

– PORTE-FAITNAÎTRE : Ouverture sur la vie.

– VIANDE ACHETÉE : Steack mouliné et vendu au prix fort.

–  VIANDE À JETER : La même que précédemment, après “remballe”.

– LABRADORT : Swann...

mercredi 9 janvier 2013

La burka et ses malencontreux revers

Belle femme-à-sourcils, pour faire plaisir à Yanka.
Il faudrait bien que le législateur songe à nous concocter une petite loi visant à interdire aux emburkinées de noir, qui errent désormais dans nos rues telles des corneilles aux ailes rompues, à leur interdire, disais-je, de porter sous leurs sacs à viande des vêtements à col et à poignets blancs. En effet, ainsi accoutrées, vues du second étage du 149 Anatole-France lorsqu'elles attendent au bord du trottoir de pouvoir traverser la rue, elles se mettent à ressembler plus ou moins à de braves bonnes sœurs des années cinquante ou soixante, ce qui nuit gravement à l'excellent souvenir qu'ont laissé ces dernières dans les mémoires françaises.

Si nos corneilles, importées ou natives, devaient par trop souffrir de cette nouvelle discrimination odieuse à leur endroit, il conviendrait alors de les confier à une équipe de soigneurs d'un type nouveau et rondement formés à leur tâche : les emburkinésithérapeutes.

lundi 7 janvier 2013

J'ai retrouvé ça à la cave…


Il y a cinq ans ou à peu près, au début de ce blog et sous l'influence de la délicieuse LinaLoca, dont je déplore encore aujourd'hui l'obstiné silence, je m'étais essayé aux mots-valises. Je viens d'en retrouver une poignée, que je vais dédier à Dame CeeCee, pour lui apprendre à pratiquer un métier de feignasse.

Institutueur : bourreau d'enfants appointé par l'État.

Institutrique : homologue féminin du précédent.

Mathématichien : cador en arithmétique.

Univercythère : paradis désagrégé.

Abrégation : Licence d'enseignement en cycle court.

Bacalaoreal : repas ibérique princier de fin d'études secondaires.

Baccal'Oréal : CAP de coiffeuse.

Cro-Viseur : gardien de Mammouth.