C'est toute la différence entre un réactionnaire (qui se demande qui il est) et un progressiste (assuré de lui-même) : le premier a l'amour de ce qui tombe, le second l'espoir de ce qui n'existe pas encore. Comment voulez-vous accorder ces deux jeunes gens ?
(Je dis “jeunes gens”, parce que c'est à eux que le monde appartient (momentanément, très momentanément : un jour prochain, ils s'apercevront, les uns comme les autres, que la troupe des cadets pousse derrière, avec des “idées” qui leur sembleront absurdes, et le seront, de fait).)
De toute façon, les jeunes gens gagneront, ils gagnent toujours. – En vérité, ils perdent, mais ils n'en savent rien. Et les vieilles gens perdent encore plus, puisqu'ils meurent et laissent les clés à ces jeunes crétins qui ne savent rien, qui n'ont aucune idée de ce qu'a pu être le monde, s'imaginent que la terre s'est mise à tourner le jour de leur naissance.
Cela a toujours été plus ou moins vrai, je suppose. Mais plutôt moins. Il y a encore une trentaine d'années, les plus épais cancres de ma génération savaient bien qu'il y avait eu de l'histoire avant eux. Ils ne maîtrisaient rien, s'en foutaient, mais ne l'auraient jamais avoué : il existait dans ma jeunesse une certaine honte de l'ignorance (qui est un reste de civilisation) – dont je suis encore partie prenante aujourd'hui.
Désormais, les enseignants ayant remplacé les professeurs, chacun se targuant de son ignorance militante, la France et l'Europe se diluent dans la besace de ces fourriers du renoncement satisfait. Quitte à passer pour un fossile puant, il faut bien que je le dise : les enseignants d'aujourd'hui ont été formés par les “profs“ de ma génération, que j'ai moi-même cotoyés comme élèves au temps où je l'étais moi-même. Du coup, il n'y a pas lieu de s'étonner de l'ensauvagement général.
À propos d'ensauvagement, qu'on ne compte pas sur moi pour entonner l'hymne à l'Europe blanche et chrétienne : j'en ai marre. Si personne, ici même, ne tient plus que ça à survivre, je ne vais pas survivre tout seul. Ou alors, tiens, je passe le relais à mes jeunes amis trentenaires : qu'ils prennent les armes, moi j'ai passé l'âge.
Et puis, soyons franc : j'ai participé à cet abaissement. Dans ma jeunesse immonde, j'ai bien dû être une sorte de Céleste encouillée – quelque chose comme ça. Si je regrette ? Bien sûr que je regrette, eh, con ! Et je fais quoi, pour effacer le connard que j'ai été ? D'après toi ?
Rien, naturellement. D'autant moins que je ne regrette pas TOUT de ce que j'ai été, n'est-ce pas ? Par exemple, ces manifestations devant l'ambassade US, après le 11 septembre (1973), je n'en rougis pas. Pas davantage celles devant l'ambassade d'URSS, au moment de Solidarnosc (pas beaucoup de gens de gauche, là, vous pouvez me croire : trop catholiques pour être soutenables, les gens de Solidarnosc...).
En gros, j'ai ouvert ma gueule. Faute de mieux, probablement : si, le même soir, j'avais eu l'occasion de tremper le biscuit, tu parles comme je me serais foutu de la Pologne, du Chili, de ta sœur et de ma mère réunis ! Mais enfin, l'occasion ne s'est pas présentée, si je me souviens bien, donc j'étais aux manifs. Et j'y croyais – il me semble.
Il n'empêche : il y avait quelque chose de viril, dans ces histoires. Dans nos manifs-à-nous, on n'organisait pas de lâchers de ballons multicolores, mes drôles, on n'était pas festif pour deux ronds, on n'arpentait pas le bitume avec le kéké sur les épaules : la politique était encore une affaire d'hommes. S'il y avait des femmes ? Ben je veux ! Mais elles aussi étaient viriles, à ce moment précis de leur existence (je sais bien que vous ne pouvez plus comprendre) ; bien qu'elles fussent plus féministes que vous ne le serez jamais, dans vos bisounourseries aseptisées, elles auraient détesté être ce que vous êtes devenues, mes pauvres sœurs. Du reste, je pense qu'elles vous méprisent profondément – mais le moyen de le dire ?
Puisqu'on en parle : je serai féministe jusqu'à ma mort, et d'autant plus que la vague reflue actuellement, sous les coups de boutoir de... de qui vous savez, quoi. Mais féministe à la mode des années soixante-dix, malgré tout le ridicule que vous pourrez trouver à ces filles-là, et que je peux leur trouver moi-même éventuellement.
Nous étions tous un peu ridicules, disons-le. Vous n'y parvenez même plus. Vous êtes devenus d'un raisonnable effrayant, mes bons successeurs. Vous ne songez plus qu'à une chose : en appeler à la justice (et à ses bois, si vous l'osiez). Vous avez tellement peur... tellement peur de qui ne pense pas comme vous que les juges sont votre seule échappatoire.
Le grand large vous effraie tellement, que vous avez planté ces quatre ou cinq poteaux, afin de vous faire ce qu'on appelait dans ma jeunesse un “parc” : cet enclos de bois articulé où l'on faisait évoluer les très jeunes enfants afin qu'ils y apprennent à marcher. Vous refusez de sortir de votre parc, dont les quatre clôtures vous sécurisent : TOLÉRANCE – RACISME – DIVERSITÉ – FASCISME. Ouf ! nous voilà à l'abri !
Vous ne savez même pas ce que signifient ces mots.
TOLÉRANCE : Le fait de ne pas interdire, détruire, ce que l'on pourrait détruire. Donc, on pourrait : il faudrait arrêter de nous concasser les burettes.
RACISME : théorie consistant à considérer une race supérieure aux autres, conduisant à une domination de celle-là sur celle-ci. Rien de plus, rien de moins.
DIVERSITÉ : aucune définition valable à ce jour, au sens moderne du terme. Mot-valise, valise vide. Tentative de définition post-moderne : semble désigner les gens les moins divers des sociétés européennes actuelles, tous unis dans le rejet haineux de cette même société.
FASCISME : Fourre-tout servant, après la disparition totale et complète du véritable fascisme historique, à désigner toute personne ayant une petite remarque à formuler à propos de la gauche hégémonique.
Entre les quatre petites barrières de son parc, bébé s'ébat, montre ses dents de lait, bande dans sa couche. Et ensuite ?
Ensuite, il y a ce que Saramago, dans l'un de ses plus magnifiques romans, a appelé L'Aveuglement. Dans ce livre, les gens deviennent brusquement aveugles. Sans raison. Mais tout ne devient pas noir, au contraire : les aveugles ne voient plus que du blanc. Ils baignent dans du lait. Mes jeunes contemporains baignent dans ce lait – impression que j'ai. Ils ne voient rien, mais tout est lumineux. Tout est enfance. tout est maternel, c'est-à-dire profondément mortifère.
Lorsque, dans une société donnée, les femmes relèvent la tête et donnent de la voix, c'est que le monde dont il est question est en train de s'enterrer lui-même. Une société ne vit que par ses hommes – c'est peut-être dommage (?) mais il n'y a pas de contre-exemple. (Épargnez-moi ces micro-tribus soi-disant matriarcales dont personne n'a rien à foutre, je vous prie !) Les femmes ont leur importance, cela va de soi, mais elles ne sont pas là pour faire marcher la société : leur rôle est sans doute plus essentiel.
Or, que se passe-t-il chez nous ? Oui : les femmes donnent de la voix. Mais, malheureusement pour elles, à contre-sens. Je n'aimerais pas être à leur place, en fait. Franchement. Rendez-vous compte : elles étaient pratiquement au bout du chemin ; on avait abdiqué ; on était d'accord avec elles – sincèrement d'accord (moi, en tout cas, je l'étais). Et puis...
Et puis, hop ! changement de société. Jours séparés dans les piscines pour les hommes et les femmes (très bientôt dans les écoles, je suppose : on ne pourra pas compter sur les “enseignants” pour s'y opposer), interdiction de critiquer le bâchage au nom du droit des femmes à s'habiller comme elles le veulent ; bientôt on expliquera doctement aux parents qu'ils doivent apprendre à leurs filles à se couvrir, sinon c'est provoquer les petits singes à capuche, maîtres des rues ; vos filles apprendront – elles apprennent déjà.
Dans leurs salons en bois durable, les mères – pas trop ridées, poitrines refaites de fond en comble – pérorent : elles se sont battues pour l'égalité, elles ont vaincu les pires orages, il leur reste deux ou trois poches de résistance à réduire : elles ne gagnent que 4000 € quand leur voisin de bureau s'en fait 5000. Elles vaincront.
Pendant ce temps, leur fille passe, au fond du salon, vers sa chambre. Sachant bien ce qu'elle devra, elle, affronter demain matin, au lycée. Et, probablement, durant le reste de sa vie.
Mais maman est contente, c'est déjà bien.