Catherine
a pris rendez-vous hier – ce sera fin septembre – dans une clinique de la
main sise entre Mantes et Poissy, à Aubergenville. C'est bien entendu
moi qui ferai le chauffeur pour l'occasion. Le rendez-vous étant à midi,
je lui dis : « Si ton raccommodeur de main n'est pas trop en retard, on
n'aura qu'à, ensuite, aller déjeuner à l'auberge en ville. »
Évidemment, le calembour ne vaut pas tripette, mais cela faisait 41
voire 42 ans que je le tenais au chaud.
C'était
donc à la fin de 1978 ou au début de l'année suivante. À l'occasion
d'un "journal école", deux brillants étudiants du CFJ – Centre de
formation des journalistes, pour les non-initiés –, Sylvie K. et Didier
G. avaient été expédiés en reportage à Flins, où les petits gars de chez
Renault s'étaient mis en grève et occupaient plus ou moins leur usine
nourricière. Nous arrivons comme des fleurs fraîchement décloses, et
les vigies de l'entrée nous signifient avec une courtoisie non dénuée de
fermeté qu'il était hors de question de laisser pénétrer dans le
sanctuaire automobile des journalistes probablement mal intentionnés,
fussent-ils seulement encore des apprentis.
Avec
la ténacité qui me caractérise, j'étais tout prêt à reprendre le train
de banlieue en direction de Saint-Lazare, et même assez content que la
corvée tourne court aussi vite et facilement (j'avais déjà, on le voit,
mon métier chevillé au corps). C'était compter sans Sylvie qui, au
bistrot voisin où nous nous étions réfugiés, avise une tablée de
pue-la-sueur et les aborde frontalement, avec cet irrésistible sourire
qui, au moins à cette époque, valait le déplacement. Tombant sous le
charme et cédant à l'impérieuse logique des arguments développés
succinctement par ma consœur, ces braves mécaniciens, carrossiers,
peintres, ajusteurs, est-ce que je sais, moi ?, nous proposent de
profiter de la relève qui allait avoir lieu dès qu'ils auraient liché
leur ballon de rouge, et de nous fondre dans le flot des grévistes entrant pour
entrer avec eux. Ce qui est aussitôt fait.
La
suite fut une bénédiction pour moi, qui, m'enfermant dans un mutisme
implacable, me contentai de suivre Sylvie, d'écouter les multiples
questions qu'elle posait aux uns et aux autres, enregistrant les
réponses qu'on lui faisait, et profitant de mon temps libre pour
regarder autour de moi et humer l'atmosphère. Notre tour d'usine
terminé, les tenants et aboutissants du mouvement social dûment notés
sur nos petits carnets, on se retrouve tous les deux sur le quai de la
gare la plus proche, attendant le train pour Paris.
C'est
à ce moment que, avisant un panneau qui portait le nom de cette cité voisine, Sylvie me dit, sur le ton de la conversation : « Si tu
veux, avant de rentrer, on peut aller déjeuner à l'auberge en ville… »
Nous en avons ri, mais pas plus que ne le requérait la chose : en
matière d'humour, Sylvie était capable de faire nettement mieux.
Retour
au 33 de la rue du Louvre, chacun de nous se mit à écrire son "papier",
puisque, en réalité, on avait divisé notre promotion de 45 élèves en
deux rédactions concurrentes devant produire chacune un journal.
Le
lendemain, il y eut grande réunion tralalesque pour tirer les leçons de
l'expérience. Je fus, par nos instances dirigeantes, félicité pour la
qualité de mon reportage, tandis que Sylvie ne récolta aucun laurier
pour le sien. Elle en conçut, fort passagèrement, un certain sentiment
d'injustice amplement justifié, dans la mesure où, sur place, elle
avait tout fait et moi rien, que je m'étais contenté ensuite, devant la
machine à écrire, d'ajouter ce clinquant qui venait d'impressionner plus
ou moins mes lecteurs galonnés.
Sylvie eut sa revanche plus tard, puisqu'elle devint directrice de la rédaction du Monde, cependant que je faisais grouillot au rewriting de France Dimanche.
Finalement, chacun de nous deux avait persévéré dans sa voie et cultivé
ses aptitudes : Sylvie son talent et sa pugnacité de journaliste, moi
ma facilité à badigeonner du clinquant sur du rien.
Et c'est tout cela que, telle une paire de madeleines proustiennes, m'ont remis en mémoire Catherine et sa clinique d'Aubergenville.