jeudi 27 août 2020

Pas sorti de l'auberge…

Catherine a pris rendez-vous hier – ce sera fin septembre – dans une clinique de la main sise entre Mantes et Poissy, à Aubergenville. C'est bien entendu moi qui ferai le chauffeur pour l'occasion. Le rendez-vous étant à midi, je lui dis : « Si ton raccommodeur de main n'est pas trop en retard, on n'aura qu'à, ensuite, aller déjeuner à l'auberge en ville. » Évidemment, le calembour ne vaut pas tripette, mais cela faisait 41 voire 42 ans que je le tenais au chaud.

C'était donc à la fin de 1978 ou au début de l'année suivante. À l'occasion d'un "journal école", deux brillants étudiants du CFJ – Centre de formation des journalistes, pour les non-initiés –, Sylvie K. et Didier G. avaient été expédiés en reportage à Flins, où les petits gars de chez Renault s'étaient mis en grève et occupaient plus ou moins leur usine nourricière.  Nous arrivons comme des fleurs fraîchement décloses, et les vigies de l'entrée nous signifient avec une courtoisie non dénuée de fermeté qu'il était hors de question de laisser pénétrer dans le sanctuaire automobile des journalistes probablement mal intentionnés, fussent-ils seulement encore des apprentis. 

Avec la ténacité qui me caractérise, j'étais tout prêt à reprendre le train de banlieue en direction de Saint-Lazare, et même assez content que la corvée tourne court aussi vite et facilement (j'avais déjà, on le voit, mon métier chevillé au corps). C'était compter sans Sylvie qui, au bistrot voisin où nous nous étions réfugiés, avise une tablée de pue-la-sueur et les aborde frontalement, avec cet irrésistible sourire qui, au moins à cette époque, valait le déplacement. Tombant sous le charme et cédant à l'impérieuse logique des arguments développés succinctement par ma consœur, ces braves mécaniciens, carrossiers, peintres, ajusteurs, est-ce que je sais, moi ?, nous proposent de profiter de la relève qui allait avoir lieu dès qu'ils auraient liché leur ballon de rouge, et de nous fondre dans le flot des grévistes entrant pour entrer avec eux. Ce qui est aussitôt fait.

La suite fut une bénédiction pour moi, qui, m'enfermant dans un mutisme implacable, me contentai de suivre Sylvie, d'écouter les multiples questions qu'elle posait aux uns et aux autres, enregistrant les réponses qu'on lui faisait, et profitant de mon temps libre pour regarder autour de moi et humer l'atmosphère. Notre tour d'usine terminé, les tenants et aboutissants du mouvement social dûment notés sur nos petits carnets, on se retrouve tous les deux sur le quai de la gare la plus proche, attendant le train pour Paris. 

C'est à ce moment que, avisant un panneau qui portait le nom de cette cité voisine, Sylvie me dit, sur le ton de la conversation : « Si tu veux, avant de rentrer, on peut aller déjeuner à l'auberge en ville… » Nous en avons ri, mais pas plus que ne le requérait la chose : en matière d'humour, Sylvie était capable de faire nettement mieux.

Retour au 33 de la rue du Louvre, chacun de nous se mit à écrire son "papier", puisque, en réalité, on avait divisé notre promotion de 45 élèves en deux rédactions concurrentes devant produire chacune un journal. 

Le lendemain, il y eut grande réunion tralalesque pour tirer les leçons de l'expérience. Je fus, par nos instances dirigeantes, félicité pour la qualité de mon reportage, tandis que Sylvie ne récolta aucun laurier pour le sien. Elle en conçut, fort passagèrement, un certain sentiment d'injustice amplement justifié, dans la mesure où, sur place, elle avait tout fait et moi rien, que je m'étais contenté ensuite, devant la machine à écrire, d'ajouter ce clinquant qui venait d'impressionner plus ou moins mes lecteurs galonnés.

Sylvie eut sa revanche plus tard, puisqu'elle devint directrice de la rédaction du Monde, cependant que je faisais grouillot au rewriting de France Dimanche. Finalement, chacun de nous deux avait persévéré dans sa voie et cultivé ses aptitudes : Sylvie son talent et sa pugnacité de journaliste, moi ma facilité à badigeonner du clinquant sur du rien.

Et c'est tout cela que, telle une paire de madeleines proustiennes, m'ont remis en mémoire Catherine et sa clinique d'Aubergenville.

15 commentaires:

  1. "injustice tout à fait justifié" : n'est-ce pas un peu lourd? Certes, ce n'est pas le même mot, mais c'est la même racine.

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    1. C'était dans un souci de perfectionnisme, pour accéler votre élection à l' Académie Française ( qui s'est rendue assez ridicule avec sa préconisation de LA Covid-19 )

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  2. Vous pourrez au moins dire que c'est le travail en usine qui a lancé votre carrière.

    Google ne donne rien sur l'étymologie de ce patelin et c'est dommage. Par contre, Wikipedia donne l'histogramme de l'évolution de la population. Ca doit être très moche.

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    1. Pour la population actuelle, je la vois d'ici… et ne tient pas plus que ça à la contempler de plus près.

      Pour le travail en usine, vous avez raison : j'ai perdu une superbe occasion de me bricoler un CV 100 % gauche. Je suis trop con…

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  3. C'est une histoire savoureuse qui en dit beaucoup sur vous, sur elle, sur l'époque, mais je ne sais pourquoi j'aurais adoré pouvoir lire aussi le fameux article en question, le votre et celui de Sylvie...

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    1. Je suppose que ça doit dormir quelque part dans les archives du CFJ. Et encore, ce n'est même pas sûr…

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  4. Madeleine pour Madeleine, vous m'avez remis en mémoire que ma petite soeur était élève au CFJ, dix ou quinze ans avant vous (elle était entrée en même temps que Pierre Lescure - dont elle a toujours : dit "aucun intérêt - ce qui devrait être facile à retrouver.
    Or à cette époque-là, les élèves-filles n'avaient pas beaucoup de chances de se retrouver ailleurs que dans la "presse féminine" à leur sortie de l'école.
    Je crois qu'une des raisons qui lui ont fait abandonner son cursus en cours de route c'est d'avoir appris, par un de ses profs, qu'elle avait déjà sa place au magazine ELLE.

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    1. J'ai moi-même failli entrer à ELLE, en 1986 ! J'ai très sagement préféré revenir au rewriting de FD, mieux taillé pour moi…

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  5. Cretinus Alpestris27 août 2020 à 14:10

    Etant "Young Leader" de la French-American Foundation et membre de la Commission trilatérale, elle peut désormais déjeuner au village de Davos.

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    1. J'espère pour elle qu'elle en profite !

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    2. Sylvie Kaufmann, si ma mémoire est bonne ?

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    3. Et bien, moi, je vous aurais bien vu directeur de la rédaction du Monde ( mais peut-être pas " Young Leader")

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  6. 5 jours sans billet, consacrés à rédiger votre journal du mois ! À ce rythme exponentiel, comme disent les épidémiologistes,il ne restera bientôt,
    de votre blog, que votre journal mensuel.

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.