Après plus d'un an de silence absolu, Carlos a resurgi ce matin, par voie de mail. Et comme s'il poursuivait une conversation commencée avant-hier. Il est coutumier du fait – en tout cas avec moi. Lorsqu'il ne va pas bien, ou pense n'aller pas bien, il se produit chez lui un repliement sur soi, un retrait dans la première coquille d'emprunt qu'il trouve, tel un bernard-l'hermite. C'est ainsi que, dans notre vie commune – car il me semble qu'on peut appeler comme ça nos 37 ou 38 ans de rapports intensifs et jamais vraiment interrompus –, nous avons eu deux ou trois “trous” de ce genre, le plus important s'étant produit après la mort de son père, personnage dont je souhaite moi-même dire des choses et des choses depuis longtemps, et dont je ne parviens pas à tirer la moindre ligne. Mais je crois commencer à comprendre pourquoi : le décalage est de plus en plus grand entre l'importance qu'il a eue dans ma vie d'adolescent et la façon dont je regarde, soupèse, juge ses idées aujourd'hui, au regard de ce que je suis devenu.
Écartèlement plutôt que décalage, mais bien sûr entièrement de mon fait. Cet homme (ou sa mémoire) reste extrêmement agissant, même si je me rends compte qu'aujourd'hui, nous ne serions probablement d'accord sur rien. Et encore, encore que... Une chose me semble certaine – et précieuse, finalement –, c'est que cet Espagnol invivable et irrésistible m'a littéralement sorti de moi-même, précisément à l'âge où l'on commence à s'y sentir enfermé. Il a ouvert des fenêtres, derrière lesquelles se tenaient Zola, Bernanos, Ortega y Gasset, plein d'autres encore qui n'attendaient que moi. Je pense être véritablement entré en littérature (comme on revêt la robe de bure, mais sans jamais dépasser le stade de frère convers, hélas) par Carlos d'abord, en l'année scolaire 1972 - 1973, puis, après quelques mois de probation, par Juan, son père.
Juan H. est aussi cette personne qui, d'une certaine manière, m'empêchera toujours de m'éloigner trop d'une certaine gauche, en tout cas de la renier. Non, non : il ne s'agit ni de gauche ni de droite ! ce qu'il m'a
inculqué (et j'aime beaucoup ce verbe que vous devez détester), c'est une certaine obligation de liberté individuelle. Lorsque j'ai connu cet homme, il était une sorte de figure “historique” de l'anarchisme espagnol en exil. Cela ne l'a jamais empêché (je l'ai vu cent fois le faire) de secouer comme des pruniers malingres les autres anarchistes espagnols, institutionnels et pré-retraités, pour qui, néanmoins, on sentait dans ses sarcasmes une véritable tendresse. (Et mon Dieu qu'il se foutrait de ma gueule s'il pouvait lire cela !)
Du reste, il se foutait toujours de ma gueule. Tous les samedis soirs, dans ces années 1973 - 1976, que j'allais passer chez lui, à Ingré, Loiret. Et il faisait bien : le drame des adolescents d'aujourd'hui, peut-être, est qu'aucun adulte n'ose plus se foutre de leur gueule, leur affirmer tranquillement en face qu'ils ne sont encore que des petits cons incultes et péremptoires, mais que, peut-être, avec le temps, s'ils font vraiment des efforts...
Juan H. était pénible, et je lui rends grâce de l'avoir été. Les boutonneux de 18 ans ont dramatiquement besoin d'adultes pénibles : j'en ai eu un. Il était pénible aussi parce qu'il avait presque toujours lu avant vous le livre que vous veniez à peine de terminer – et, en plus, il en avait lu d'autres dont vous n'aviez jamais entendu parler, malgré vos petites études bourgeoises. Et il ne se privait pas, en ces occasions, de se foutre de votre gueule.
Autre écartèlement : Juan H. était maçon. Si bien que les petits gauchistes à la mie de pain que nous étions applaudissaient bruyamment à cette “supériorité ouvrière” qui était la sienne ; mais, en même temps, dans les tréfonds, une voix inconnue nous grondait que c'était tout de même injuste que ce poseur de briques en sache dix fois plus que nous, qui poursuivions d'impeccables études gentiment programmées.
Juan H. était un agent de discorde. Je suppose que mon père l'a détesté, parce que je ne parlais que de lui à la maison, le citais en exemple à tout propos, et si possible pour “démontrer” à mon père qu'il ne pouvait avoir que des idées à la con. Je ne suppose plus que mon père l'ait détesté : je sais bien, aujourd'hui, qu'il s'en foutait, et que mes moulinets de bras ne lui faisaient même pas trembloter une oreille (qu'il sait pourtant faire bouger toutes seules : c'est une chose qui m'a toujours épaté, chez mon père – et Juan, lui, ne savait pas le faire, à ma connaissance). Il y a aussi que je sais désormais à quel point ces deux hommes devaient se rejoindre sur l'essentiel, à savoir le devenir de leurs deux petits connards de fils aînés : rien que ça, ils auraient pu parler durant des heures, sans doute, si l'occasion s'était présentée.
Juan H. était un point fixe. Ces samedis soirs – qui se prolongeaient volontiers jusqu'à deux, trois, voire quatre heures du matin (et sans boire une goutte d'alcool !) –, dont j'ai l'impression qu'ils ont duré une éternité, quand je sais très bien que ce n'est pas vrai, ils m'étaient à la fois l'oxygène et le poison, ils ont formé ce que je suis, sans que je sois bien capable de déterminer dans quelles proportions. Il pouvait se passer n'importe quoi durant la semaine – ou, pis : ne se rien passer –, je savais qu'il y aurait un samedi soir à Ingré. Des soirées qui se payaient parfois hautement : j'habitais à trente kilomètres et circulais à mobylette. J'ai des souvenirs de retours nocturnes à travers la Sologne, par - 5 voire - 10 (on parle en Celsius...) qui, aujourd'hui, forment quelques-uns de mes souvenirs les plus précieux, au moins dans la mesure où l'arrivée à La Ferté, devant cette maison où mes parents dormaient, où j'étais donc le seul humain conscient... Enfin bref. Quoi qu'il advienne, il y avait un samedi soir. Quasiment immuable, tel que notre adolescence nous semble à tous, je crois.
À mon entrée – porte ouverte soit par Carlos, soit par sa mère : Juan H. ne se déplaçait jamais pour ouvrir, et les rares fois où c'est arrivé, j'en conserve le souvenir d'une espèce de choc, d'une sorte de mauvais pressentiment, en tout cas une
incongruité –, à mon entrée, donc, dans la cuisine qui était aussi la “pièce à vivre”, comme on ne disait pas, Juan H. était assis sur sa chaise de bois – récupération de bureau de ces années-là –, le pied gauche sur l'un des barreaux de
MA chaise, et lisant
le Monde. Toujours. Il me saluait d'un « Bonjour, mon pétit couillon ! » (avec accent sur le "e", comme il se doit pour un Espagnol, et "r" roulé que je ne parviens pas à marquer graphiquement), je lui répondais : “ Salut, chef ! ” (ou
Jefe quand j'étais en veine de multilinguisme), et il me collait une bourrade à me dézinguer l'épaule en bougonnant : « M'appelle pas chef ! ». Parce qu'il se souvenait qu'il était censé être anarchiste. Puis, je m'asseyais et on commençait à parler – lui principalement. Moi, je faisais en quelque sorte le “mur de squash”, et j'aimais bien ça. J'avais l'impression que le monde s'ouvrait, se déployait ; je maudissais mes parents de n'être pas comme lui et, bien entendu, aujourd'hui, je ne cesse de me traiter de con pour cette puérile malédiction.
Juan H. était un roc inentamable sauf par lui-même. Les fêlures et failles m'étaient alors invisibles, et c'est pourquoi je poursuis avec lui une sorte de dialogue après 20 ans de mort (de sa part). Et que, plus ça va, plus je l'énerve. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que mon épaule gauche me fait obstinément souffrir : ses bourrades. Quoique, vu nos places respectives dans la cuisine d'Ingré, ce devrait plutôt être mon épaule droite : Juan est imprévisible, donc chiant.
Juan H. n'est pas un souvenir. Je pense qu'il ne l'aurait pas supporté. Il est incorporé à mon existence – mais je ne suis pas sûr qu'il l'aurait supporté davantage. Cependant, il faut bien qu'il fasse avec.
Juan H. fait à lui seul que le mot “maçon” m'est toujours agréable et résonnant, alors que je me fous complètement des gens qui élèvent des murs et construisent des maisons.
Juan H. fait que ce billet est fort long, parce que je devrais dire encore mille choses et que, par le fait, il me devient impossible d'y mettre fin. Et c'est normal : je ne suis jamais reparti d'Ingré autrement qu'à la nuit noire. Or, il fait terriblement jour.