Le titre du recueil de chroniques gastro-œnologiques de Jim Harrison, qui illustrait le précédent billet de ce distingué blog, ce titre n'est pas très bon. Le livre original s'appelait A Really Big Lunch, et je ne vois pas bien l'intérêt d'avoir vulgarisé ce lunch en gueuleton. Du reste, le traducteur attitré de Harrison, Brice Matthieussent, ne se montre pas toujours digne d'éloges inconditionnels. Je ne parle pas de sa connaissance de la langue anglaise, dont je ne puis évidemment pas juger, mais de son aptitude à manier la française sans trébucher dans certaines de ses fondrières dissimulées.
Toujours est-il que ce gueuleton du titre fait référence à un déjeuner qui eut réellement lieu, le 17 novembre 2003, au restaurant “L'Espérance” de Marc Meneau, à Saint-Père-sous-Vézelay. C'est un repas qui ferait passer Gargantua pour un pâle zombi végan et les orgies romaines pour de simples séminaires de diététique minceur.
Le repas en question – mais le terme même de “repas” semble ici totalement inadéquat, impuissant à prendre en charge la réalité de la chose – avait été organisé par
Gérard Oberlé, écrivain alsaco-bourguignon que je vous invite
pressamment à lire, et grand ami de Jim Harrison. Il comptait 12 convives, comme une Cène monstrueuse pour laquelle, prudemment, le Christ se serait fait excuser. D'après les estimations de Harrison, qui lui consacre une quinzaine de pages, il a dû coûter environ le même prix qu'un break Volvo neuf – ce qui ne nous avance guère si on ne connaît pas les tarifs pratiqués par Volvo aux États-Unis.
Toujours d'après Harrison, ce déjeuner (préparé, donc, par toute l'équipe de Marc Meneau, soit quarante personnes) a duré environ douze heures. C'est bien le moins en effet, puisqu'il était composé de 37 plats, groupés en quatre “services”. Un menu dont je vous donnerais volontiers le déroulé précis et détaillé, si j'étais un peu moins paresseux ; après tout, vous n'avez qu'à acheter le livre de Jim et vous l'aurez. Il ne s'agissait pas de n'importe quels plats : Oberlé avait bien travaillé. Mais je cède la parole à Harrison pour un bref instant :
« Ce déjeuner de trente-sept plats […] était fondé sur les recettes de grands cuisiniers et essayistes gastronomiques du passé (parmi eux, le maréchal * de Richelieu, Nicolas de Bonnefons, Pierre de Lune, Massaliot, La Varenne, Marin, Grimod de La Reynière, Brillat-Savarin, Mercier, La Chapelle, Menon et Carême), et il s'inspira de dix-sept manuels de cuisine publiés entre 1654 et 1823. »
On voit que l'alibi historico-culturel de cette bâfrerie d'anthologie se trouva pleinement respecté. Du reste, Jim Harrison proteste que ce ne fut nullement un excès puisqu'il souligne volontiers que, durant ces douze heures, et pour faire glisser ces trente-sept plats, ne furent proposés aux apôtres que dix-neuf vins : on n'est pas plus sobre en effet.
Le lendemain soir, pour son dernier dîner parisien avant de reprendre l'avion pour Chicago (car il était venu du Michigan uniquement pour ce déjeuner oberlesque), Jim Harrison se montra presque ascétique :
« […] Peter et moi avons dîné chez Thoumieux, ma vieille adresse de secours, à côté des Invalides. Nous avons bu un simple Gigondas et j'ai commandé deux plats de légumes, avant de craquer au dernier moment et d'ajouter un confit de canard. Les longs vols sont physiquement épuisants et une alimentation judicieuse est le fondement d'une vie saine. »
Je crois n'avoir rien à ajouter à cette sage conclusion.
* En français dans le texte original.