vendredi 28 septembre 2018

Quand Émile fait la Bête


C'est l'un des titres les plus connus – probablement en raison du film de Renoir –, il n'empêche que La Bête humaine est loin d'être parmi les meilleurs Zola ; en vérité, je ne le classerais même pas dans mon petit top ten personnel. Dès le premier chapitre, j'ai eu l'impression nette que “ça n'allait pas fonctionner”, ce qui n'a fait que se confirmer par la suite. Ce n'est pas parce qu'il manquerait quelque chose, non : il y a l'huile, il y a les œufs, il y a la moutarde et le sel, mais rien à faire : la mayonnaise refuse de prendre. À aucun moment, Zola ne parvient à amalgamer son “fond” (les chemins de fer) avec son intrigue, laquelle pourrait parfaitement se dérouler n'importe où ailleurs que dans le milieu des cheminots. Il en résulte que, si ses descriptions et ses atmosphères sont aussi réussies que dans La Terre ou dans Germinal (tous deux relus ces jours derniers), elles ont une sorte de gratuité qui les rend beaucoup trop longues, et vite ennuyeuses. 

Si encore son intrigue juridico-policière “valait le voyage”, comme ont dit au Guide vert… mais point : dans ce domaine, celui du crime, de ses motifs, conséquences, des réactions qu'il provoque, etc., Zola n'est pas Dostoïevski, ni même Simenon. Et on ne croit jamais vraiment à ses personnages, qui ne cessent de faire des embardées morales tout à fait improbables. À commencer par ce pauvre Jacques Lantier, beaucoup trop poussé au noir pour être intéressant : dès le début – disons : dès le premier tiers –, on sait que l'on a affaire à un fucking psychopathe et, du coup, on a beaucoup de mal à se passionner pour ce qu'il fait ou ne fait pas, pense ou ne pense pas, sachant bien qu'il va inéluctablement se mettre à trucider à tout va dans la seconde moitié du roman. Les autres personnages (peu nombreux) ne sont pas beaucoup plus vrais que lui, mais je n'ai pas envie de m'y attarder.

Le dernier quart du roman – lu très vite, je l'avoue… – n'évite que de justesse le ridicule, dans la (dé)mesure où tout le monde ou presque bascule, qui dans le crime, qui dans le suicide, voire dans les deux successivement. Tout cela devant une vague toile de fond politique, trop hâtivement et sommairement tendue pour retenir l'œil du plus indulgent des lecteurs. 

La moralité de l'histoire, c'est peut-être que, quand on se mêle de relire les Rougon-Macquart, on devrait avoir la sagesse de n'en plus ouvrir aucun après Germinal, qui mérite grandement sa réputation de point culminant de la saga : on a vaillamment grimpé l'adret jusque-là, souvent avec enthousiasme ; on ne peut plus, après lui, que dégringoler l'ubac.

jeudi 20 septembre 2018

Téoula ?


Il y a encore quelques années, déambuler dans les rues des villes pouvait donner la douce impression, à l'homme naturellement enclin à l'optimisme, qu'il côtoyait et croisait des gens dont beaucoup étaient certainement intelligents, voire profonds pour quelques-uns ; et qu'il aurait gagné à entrer en contact avec eux, à fêler pour un instant le dôme de silence qui entourait chacun. C'est une illusion que la pratique intensive des téléphones portatifs a fait voler en éclats, implacablement.

mardi 18 septembre 2018

La Païva n'avait pas la langue dans sa poche… et heureusement pour ses finances


Elle fut, du second XIXe siècle, l'une des plus prestigieuses courtisanes : c'est ainsi que l'on nommait les putes dépassant un certain tarif horaire. Je n'emploie pas cette dernière expression au hasard, ni par goût de choquer les âmes prudes : elle est directement reliée à l'anecdote qui m'a mis en joie ce matin, et que je vais vous faire partager sur l'heure.

Un jour, la Païva se retrouve face à un homme fort riche et affectant cette muflerie que l'argent donne parfois aux esprits pas assez solides pour en supporter l'abondance. Celui-ci lui déclare tout de go qu'il veut l'avoir depuis longtemps et qu'il l'aura. Sans se démonter, la Païva lui répond sur le même ton dépourvu de fioritures : « Une demi-heure, dix mille francs* ! » Le lendemain, le gros sac d'or arrive dans le fameux hôtel des Champs-Élysées, se fait recevoir par la maîtresse des lieux dans sa chambre et, sans un bonjour, ni aucun autre mot, jette négligemment une liasse de billets de banque sur le lit. Pensant écraser définitivement sa future partenaire sous son mépris d'imbécile, il laisse tomber en même temps : « Vous devriez les recompter avant… »

Alors, la Païva, du tac au tac : « Non, je compterai pendant : ça m'occupera… »

On s'amuse d'un rien, n'est-ce pas ?

* dix mille francs de cette époque représentent approximativement vingt à vingt-cinq mille euros de la nôtre…
 

samedi 15 septembre 2018

Ces sujets “tabous” dont on ne cesse de parler


Est-il vraiment nécessaire, absolument vital pour eux, que les gens de droite, ou prétendus tels, coupent dans les âneries qui servent de mantras perpétuels aux glorieuses élites de gauche – “élites” et “de gauche” devant former à leur oreille, imaginé-je, un  parfait pléonasme ? Je lis ce “chapeau”, chez les semi-analphabètes d'Atlantico (et c'est moi qui souligne) : 

Les pratiques sexuelles des Français n'ont pas nécessairement changé, mais la parole s'est libérée, notamment sur les sujets tabous tels que la sexualité des seniors ou le plaisir féminin.

Nous laisserons pour aujourd'hui de côté les orgies du troisième âge, si vous le voulez bien. Le plaisir féminin serait donc un de ces fameux “sujets tabous” qui servent plus ou moins de gargarismes à tous nos progressistes pituiteux ; une chose si énorme, tellement sombre, à ce point explosive, que seule notre courageuse époque aurait trouvé la force de l'aborder, et encore : sur le mode du chuchotis, et avec de fréquents coups d'œil par-dessus l'épaule, des fois que déboulerait la police des mœurs, surgissant des ruelles les plus obscures de la réaction cléricale.

Dans la mythologie grecque, qui remonte comme chacun sait à la plus haute Antiquité, Tirésias est un mage qui, pour avoir dérangé un couple de serpents en pleine copulation, se retrouva brusquement changé en femme. Quelques années plus tard (six ou sept, je ne sais plus trop), rejouant les perturbateurs de coït avec le même couple, il redevint finalement homme. Et c'est à ce titre que Zeus et Héra (Jupiter et Junon, pour les latinistes exclusifs) le prirent pour arbitre dans l'une de leurs olympiennes querelles de ménage. Chaque membre du binôme divin prétendait en effet que, lors de l'acte charnel, c'est l'autre sexe qui accaparait l'essentiel du plaisir. Fort de sa double expérience, Tirésias trancha sans ambiguïté en faveur de Zeus : c'étaient bien les femmes qui étaient gagnantes dans le déduit. Il précisa même que, si le plaisir global était divisé en dix morceaux, la femme en aurait neuf et l'homme un seul. Ce qu'il advint ensuite de Tirésias ne nous intéresse pas pour l'heure.

Voilà donc un “tabou” dont on s'entretient – et en haut lieu encore ! – depuis plusieurs millénaires sans désemparer. Beaucoup plus près de nous, dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, au titre explicite (La Volonté de savoir), Michel Foucault a bien mis en lumière que, loin d'enfouir les questions sexuelles sous le boisseau, l'Occident n'avait cessé de produire des discours à leur sujet. Et il ne me faudrait pas grand temps pour montrer que, au travers de la littérature notamment, et du roman en particulier, le plaisir féminin a presque toujours eu droit de cité et d'expression.

Mais c'est l'infantilisme particulier de notre temps : lorsque les armées du Progrès décident d'enfoncer une porte depuis longtemps battante, voire tout à fait dégondée, il leur semble nécessaire de faire croire, de se faire croire, qu'il s'agit en réalité d'un pont-levis médiéval, implacablement fortifié et farouchement défendu : c'est à cela que sert ce petit mot, tabou, qui n'abuse plus qu'eux-mêmes, et encore de moins en moins. Ainsi, donc, que quelques âmes errantes et timidement droitières, qui croient encore au magistère moral de cette gauche qu'ils contemplent toujours avec les yeux de Chimène, alors même que Rodrigue n'est plus qu'un vieillard égrotant dans son fauteuil de tétraplégique. Mais ça ne fait rien : l'important est de continuer à monter au combat, afin que ne rouillent pas les estocs en plastique ni les heaumes de carton.

lundi 10 septembre 2018

Oncle Émile et cousin Marcel


Il y a, a priori, des lieues, entre les univers de Zola et de Proust, tout semble les séparer, si ce n'est les opposer ; il me semble d'ailleurs que le second ne goûtait guère le premier, même si, un temps, l'affaire Dreyfus a pu les rapprocher quelque peu en les plaçant dans le même camp. Mais, je parle des romanciers : là, pense-t-on, point de rapprochement possible, aucune pétition où se retrouver coude à coude. Et pourtant.

Relisez, dans Nana, ce début de chapitre où l'on voit le comte Muffat, rongé de frustration, vibrant de jalousie, courir d'une entrée à l'autre du théâtre où, au prix d'un mensonge qu'elle lui a fait, se trouve l'héroïne : ne voit-on pas, déjà, se dessiner le profil de Swann, lorsqu'il galope derrière la fugitive Odette dans la nuit éclairée des boulevards ? À présent, revenez quelques années en arrière, c'est-à-dire dans la prime adolescence de Nana, que l'on découvre au dernier tiers de L'Assommoir ; cette façon qu'elles ont, elle et ses petites amies de la Goutte d'Or, de descendre la rue Poissonnière, riant et blaguant, occupant toute la largeur de l'étroit boyau, sans le moindre souci des passants dont elles semblent ignorer l'existence même, et qui sont contraints de se pousser pour ne pas être culbutés : n'est-ce pas déjà Albertine et la petite bande des Jeunes Filles en fleurs sur la digue de Balbec ? Et je suis presque certain qu'il suffirait de relire La Fortune des Rougon et La Conquête de Plassans pour trouver des similitudes – au milieu de dissemblances beaucoup plus nombreuses, il va de soi –, des correspondances, entre ces deux bourgades imaginaires que sont Plassans et Combray. Peut-être le ferai-je.

jeudi 6 septembre 2018

Dracula, petite suite


Il y a des écrivains qui ont cette malchance que les personnages qu'ils ont créés deviennent si célèbres, si autonomes, qu'eux-mêmes disparaissent derrière eux et, parfois, s'évanouissent purement et simplement. C'est presque le cas de Cervantès, par rapport à ses deux Manchegos errants ; heureusement pour lui, comme il est l'un des plus grands écrivains que l'Occident ait offerts au monde, il est parvenu à survivre à côté de Don Quichotte, en dépit des monstrueuses niaiseries sous lesquelles on a enseveli ce dernier – je pense en particulier à cette comédie musicale américaine des années soixante, dont Jacques Brel a, chez nous, porté la bêtise jusqu'à l'incandescence. Cervantès est assez grand pour être encore lu.

Je crains qu'il n'en aille pas de même pour ce pauvre Bram Stoker : son Dracula semble l'avoir littéralement – et littérairement – vidé de son sang, réduit à l'état de spectre vaguant. Ensevelis que nous sommes sous les adaptations, notamment cinématographiques – et certaines sont plus qu'honorables –, qui lit encore Dracula, le roman ? Moi, je l'ai lu.

Il m'est malheureusement impossible d'en dire rien : j'avais 14 ans. Je suis bien certain de l'âge, pour une fois, car j'avais trouvé le volume dans la bibliothèque d'une villa surplombant Alger, qu'occupait alors mon oncle René Salez, qui, Pied-noir né ici même, était alors le représentant d'une firme batave ayant pour nom Van Omeren – orthographe non garantie. Ce René-là n'était mon oncle que par alliance, ayant épousé ma tante Danielle, l'une des sœurs cadettes de ma mère.  Il a cessé de l'être, mon oncle, lorsqu'ils ont divorcé, après un séjour meurtrier à Kinshasa, capitale de l'ex-Congo belge – je veux dire : meurtrier pour leur couple, René ayant rencontré là-bas une charmante et féconde Portugaise qui, par la suite, lui a donné les enfants que Danielle n'était pas en état de porter.

Il a encore plus cessé d'être mon oncle à la mort de ma tante ; laquelle, bien qu'étant l'antépénultième de la fratrie Jadoulle, dans l'ordre chronologique, a trouvé moyen de mourir la première des sept, et avec beaucoup d'avance. Il est d'ailleurs curieux de noter que le deuil suivant – et le dernier à ce jour – fut celui de sa cadette Martine : chez les Jadoulle, on semble prédisposé à mourir dans le désordre, voire à rebours ; et je ne serais pas plus surpris que cela si, au bout du compte, et bien qu'étant l'aînée, ma mère finissait par enterrer tous les autres, y compris moi-même si ça se trouve.

Ou alors, c'est le climat. Car nos sœurs, Danielle et Martine, étaient toutes deux, après mainte errance, parties vivre au bord de la Méditerranée, près de Nice, ayant, à peu d'années de distance, épousé deux frères Jacob, Yves et Marc (respectivement). Ma tante Danielle était une raciste à l'ancienne, décomplexée et joyeuse, qui détestait les Arabes en bloc (influence de René Salez ? Je ne saurais le dire) ; elle faisait donc preuve d'une certaine logique en épousant un Juif – mais c'est une suite dans les idées qu'il me semble hasardeux de lui attribuer ; je crois plutôt au coup de cœur, lui-même engendré par une réaction naturelle des muqueuses : les filles Jadoulle de la jeune génération avaient le sang plutôt bouillonnant. Loin de moi l'idée de soupçonner je ne sais quels miasmes provençaux ; il n'empêche qu'elles ont toutes deux succombé à ce cancer qui, pour le moment, a épargné leurs frère et sœurs aînés, lesquels se sont cantonnés plutôt dans les brumes septentrionales, les embruns normands et les humidités du Val de Loire.

Tout cela nous a beaucoup éloignés de ce pauvre Bram Stoker, et même de son envahissant Dracula. Mais quoi : je ne me souviens pas, je ne me souviens pas, qu'est-ce que vous voulez que je dise de plus ? Je ne suis même pas sûr d'avoir eu le temps de le lire jusqu'au bout, ce pauvre roman : j'avais 14 ans, je le rappelle ; et, à cet âge, même si on a l'impression d'être entré dans le monde adulte et qu'on va bouffer l'humanité entière, on se plie encore à l'emploi du temps que parents et oncles ont prévu pour eux et pour vous. En revanche, je crois revoir assez bien le salon où…

Mais si je me mets à parler de l'Algérie, on est encore là demain. J'avais sûrement dû interrompre ma lecture pour aller visiter les ruines de Tipasa, forcément. Mais comme je ne suis pas Albert Camus, nous en resterons là.

samedi 1 septembre 2018

Phase Terminal (3)


Je suis allé traîner mes sabots ici, vers la fin d'août.