C'est une implacable tragédie, qui se joue entre les pages 540 et 543 (édition Folio) du Journal de Gombrowicz. Je l'avais déjà évoquée, ici même, il y a fort longtemps, dans la préhistoire de ce blog, mais j'en ai été tellement frappé, retombant dessus, qu'il faut bien que j'y revienne. Nous sommes en 1958, en Argentine, quelque part au bord de l'océan :
« J'étais allongé au soleil, adroitement dissimulé par la petite chaîne de montagnes que forme, au bout de la plage, le sable accumulé par le vent. »
En plus de Witold Gombrowicz, il y a donc des dunes, des broussailles, du soleil, du vent… et des scarabées :
« L'un d'eux, juste à portée de ma main, gisait sur le dos. C'était le vent qui l'avait renversé. Le soleil lui brûlait le ventre, ce qui était sûrement exceptionnellement pénible pour ce ventre habitué à rester toujours à l'ombre. »
Agitant ses six pattes d'une façon dérisoire et inutile, incapable de se “remettre à l'endroit”, le scarabée est promis à une mort rapide, si aucune puissance extérieure n'intervient. Bien entendu, Gombrowicz saisit le scarabée entre deux doigts et, le retournant, lui rend une espérance de vie acceptable. Ce faisant, il vient de pénétrer dans le tunnel de son cauchemar :
« Sitôt était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique, dans la même position, agitant ses petites pattes. Je n'avais pas envie de bouger… mais pourquoi sauver l'un et pas l'autre ?… Pourquoi celui-là… tandis que celui-ci… ? L'un serait heureux grâce à toi et l'autre devrait souffrir ? Je pris une brindille, tendis la main, le sauvai. »
On devine l'engrenage affreux : à peine a-t-il remis d'aplomb ce deuxième insecte que le “sauveur” en aperçoit un autre un peu plus loin, attendant lui aussi son miracle :
« Devais-je transformer ma sieste en tournée d'ambulance pour scarabées agonisants ? Je m'étais déjà trop habitué à ces scarabées, à leur agitation curieusement impuissante… Mais vous comprendrez sans doute qu'une fois entrepris leur sauvetage, je n'avais plus le droit de l'interrompre à aucun moment. […] Si seulement il avait existé entre lui et ceux que j'avais sauvés auparavant une frontière, quelque chose qui m'aurait autorisé à m'arrêter… Mais justement il n'y avait rien que ces dix centimètres de plus dans le sable, toujours ce même sable, mais “un peu plus loin”, un tout petit peu. Et il agitait ses petites pattes de la même façon ! Alors, regardant autour de moi, je vis, “un peu plus loin” encore, quatre autres scarabées s'agiter, grillant au soleil. Il n'y avait pas à hésiter : moi, le géant, je me levai et je les sauvai, tous. »
Mais que voit alors le géant providentiel, le miraculeux sauveur, sur la pente de la dune voisine ? Eh oui, bien sûr… Et il prend soudain conscience que ces scarabées à l'agonie sont en nombre infini, non seulement sur cette dune, sur cette plage, mais sur toutes les autres, d'un bout à l'autre de la côte argentine. Il commence alors à courir de çà, de là, pour remettre tous ces condamnés sur leurs pattes. Il comprend en même temps toute l'horreur de sa propre situation :
« Le moment allait venir où je me dirais : “Ça suffit” et il y aurait un premier scarabée à n'être pas secouru. Lequel ? Lequel ? Lequel ? À chaque instant je me disais : “C'est celui-ci”, et je le sauvais. Incapable de me contraindre à cet arbitrage terrible et presque abject. Car pourquoi celui-ci ? Pourquoi lui justement ? »
En effet, le piège paraît sans faille, sans issue, sans espoir : il n'y a pas moyen d'en sortir, aucun raisonnement satisfaisant ne pourrait permettre de lui échapper. Il y faudra donc une sorte d'intervention mystérieuse, d'origine inconnue et inexplicable. C'est pourquoi Gombrowicz ne cherche nullement à l'expliquer :
« Et soudain le mécanisme s'enraya, facilement je coupai court à ma compassion, je m'arrêtai. “Eh bien, rentrons”, pensai-je, indifférent. et je partis. Et le scarabée, celui devant lequel j'avais cessé d'intervenir, resta là à agiter ses petites pattes (cela m'était déjà indifférent, comme si j'étais dégoûté de ce jeu ; je portais en moi mon indifférence comme un corps étranger, sachant qu'elle m'était imposée par les circonstances). »
L'épisode est terminé, ce qui ne signifie pas qu'il ne laisse aucune trace derrière lui. Gombrowicz y revient quelques jours plus tard, alors qu'il est attablé à une terrasse de café :
« Le Nombre ! Le Nombre ! Capitulant devant le Nombre, j'ai abdiqué justice, morale, humanitarisme. Ils étaient trop nombreux. Oui mais, dites, cela revient à dire que la morale est impossible. Ni plus ni moins. Car la morale doit être la même pour tous, sinon elle devient injustice, voire immoralité. Cet excès quantitatif s'est fixé sur le seul scarabée que je n'ai pas sauvé, devant lequel je me suis arrêté. Pourquoi lui et pas un autre ? Pourquoi a-t-il dû payer pour des millions ? […] Au fil de mes réflexions s'impose à moi l'impression bizarre que je dispose d'une morale limitée… fragmentaire… arbitraire… et injuste ; elle n'est pas de nature compacte mais grenue (je ne sais pas si je m'exprime clairement). »
Nous parlons d'un événement qui a donc eu lieu voilà 72 ans. Ce qui, en “temps scarabée” doit représenter environ 5000 ans. Et il est tout à fait raisonnable de supputer que, depuis cette époque incroyablement reculée, génération après génération, les scarabées des sables continuent d'ériger un peu partout, dans les profondeurs de galeries secrètes, de minuscules totems à l'effigie de Witold Gombrowicz, ce dieu tout puissant, à la fois sauveur de son peuple élu et cruel avec lui, à qui ils rendent, les jours de grandes bourrasques, un culte de latrie craintive, en faisant doucement et à l'unisson striduler leurs élytres.