J'y avais été embauché par Maurice Baudoin, qui avait alors la haute main sur la fabrication du magazine, et qui, en outre, parce que les deux maisons étaient voisines, donnait une fois par semaine un cours de mise en page aux étudiants du CFJ qui avaient choisi cette option peu glorieuse, et dont j'étais pour des raisons qu'il serait trop long d'exposer ici. Il m'avait proposé un contrat, non en raison de mes talents artistiques, à peu près inexistants, mais parce que je savais le faire rire et que, quand il invitait notre petit groupe à dîner, à l'issue de son cours tardif, j'étais un de ceux qui tenaient le mieux la table ; ce qui, aux yeux du critique gastronomique qu'il était aussi, n'était pas un mince mérite.
J'apprends à l'instant par Dame Ternette que Maurice Baudoin est toujours de ce monde, ce dont je le et me félicite chaudement.
Je n'étais à l'évidence pas fait pour ce travail de secrétaire de rédaction/maquettiste, ce qui explique mon passage éclair. Pourtant, je ne me souviens pas de m'y être ennuyé, même si j'ai dû y faire des choses ennuyeuses ; comme, par exemple, relire soigneusement la prose grisâtre, hebdomadaire et morne de Jean d'Ormesson. Sa double page s'appelait Chronique du temps qui passe : elle avait le pouvoir, pour son relecteur, de le faire passer très lentement.
Les rodomontades de Louis Pauwels étaient à la fois plus brèves (une seule page) et plus divertissantes par le côté matamoresque de leur auteur, mais enfin il lui tenait un peu trop souvent à cœur de prouver qu'un écrivain de sa stature n'avait rien à craindre du ridicule, à partir du moment où l'avenir de la France dépendait de son souffle et de sa carrure.
Une fois la semaine, ce grand dadais noiraud et servile de Michel Droit apportait les textes qu'il avait sélectionnés pour emplir la page “histoire”, c'est-à-dire un digest de ce qu'on avait pu lire dans le Figaro 40 ans auparavant, semaine pour semaine. J'étais plus spécialement chargé de cette page-là, qui était amusante à composer, car il fallait lui donner autant que faire se pouvait l'aspect qu'avaient les journaux des années d'avant-guerre, avec leur débauche de caractères différents, dans les titres notamment. Amusante mais assez vite répétitive…
Non, le seul authentique plaisir de la semaine, c'était celui de devoir relire et “habiller” les Propos de table de l'irrésistible James de Coquet. Jamais on ne vit octogénaire à la plume plus sautillante, primesautière, malicieuse, et parfois même profonde sans avoir l'air d'y toucher, sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Ce bonheur-là, pouvoir lire le nouveau Propos avant le commun des acheteurs, et faire en sorte qu'il se présente dans le monde sous son meilleur jour, ce bonheur suffirait à ne pas me faire regretter mes sept mois de maquette.
Un dernier mot, qui n'est pas à ma gloire. Dans mon troisième quatrième paragraphe, évoquant d'Ormesson, j'ai souligné l'adverbe “soigneusement”. Voici pourquoi.
Un soir assez tard, au “marbre” de l'immeuble voisin, j'étais occupé à une ultime relecture de la Chronique du temps qui passe. C'est au moment où mes yeux se posaient sur le tronçon de phrase suivant : « … ces guerres se sont succédé », qu'un démon a littéralement pris possession de mon cerveau, annihilant toutes mes facultés de jugement, et m'a fait ajouter un horrible “es” au bout de “succédé” ; et c'est avec cette consternante bévue que le magazine a paru.
La semaine suivante, j'ai eu “l'honneur” de voir M. d'Ormesson-de-l'Académie-française me consacrer un court paragraphe de sa chronique, bien sûr pour fustiger le zèle intempestif d'un correcteur, ignorant une règle d'accord que tout enfant de dix ans devrait connaître.
43 ans plus tard, je n'y repense jamais sans un discret sentiment de honte ; ce billet en atteste.