Il arrive que ce soit les doigts, plus que l'esprit ou même le regard, qui vous fassent choisir un livre, parmi tous ceux qui se proposent silencieusement à vous dès que vous entrez dans la pièce où ils se tiennent rangés. Les miens, hier, se sont posés sur ce roman-ci plutôt que sur un autre ; et je l'ai relu. Le finissant, il m'a semblé que je pourrais inciter quelques-uns de vous à sa découverte, par le truchement d'un petit billet hâtivement troussé. C'est alors que, fouillant les entrailles impalpables du grand cadavre à la renverse – en un mot : ce blog –, je me suis aperçu que le billet en question avait déjà été écrit, en 2012, et même qu'il avait eu les honneurs du
Salon animé par le Père Joseph. Comme je m'apprêtais à dire à peu près la même chose que ce qu'il contient, le revoici, sans y changer mot :
« Le dernier roman
publié par Marcel Aymé l'a été en 1960, sept ans avant la mort de l'écrivain.
Il porte un titre étrange mais très aymable : Les Tiroirs de l'inconnu. Comme je me sens d'humeur joueuse, je ne
vous dirai pas pourquoi il s'appelle comme cela, ni ne vous mettrai de lien
pour vous faciliter la tâche. De toute façon, sous la signification immédiate,
clairement indiquée en quatrième de couverture de l'édition folio, s'en
dissimule évidemment une autre, probablement plus essentielle puisqu'elle touche
à l'amour ou, plus précisément, aux stratégies amoureuses entre les hommes et
les femmes.
» (Évidemment entre
les hommes et les femmes ! Nous sommes en 1960, rappelons-le. Marcel Aymé
semble tout ignorer de la trans-genritude et, s'il est bien au courant de
l'existence des homosexuels (qu'il appelle sans la moindre trace d'animosité ni
de mépris des “pédales” : on sent qu'on est encore dans la pré-post-histoire),
il semble se soucier comme d'une cerise de leurs éventuelles manœuvres à visées
coïtales.)
» Donc, l'inconnu
est là, il s'appelle l'amour, et il va s'agir d'en entrouvrir les tiroirs. Non
pas tant pour regarder ce qu'il y a dedans – colifichets, lettres enrubannées,
grands serments dénoués, flacons de parfums éventés, pièges à mâchoires, etc...
– que pour tenter de lire ce qui pourrait être écrit dessous, sur cette surface
plus ou moins secrète, plus ou moins invisible que possède tout tiroir qui se
respecte. Et on va y lire beaucoup de choses, à l'envers de ces tiroirs que le
narrateur – assassin de son voisin de palier, tout juste sorti de prison – va
déchiffrer pour nous.
» Parmi les
personnages qui circulent d'un tiroir à l'autre – et s'y coincent parfois –, il
y a l'étrange Porteur, le frère du narrateur. Ce prénommé Michel, parasite
total et assumé, a vaguement essayé d'une carrière de comédien quelques années
plus tôt, sous le nom de scène de Porteur, donc ; il y a presque tout de suite
renoncé. Mais, depuis, son nom circule de proche en proche ; d'abord infime
noyau, ses admirateurs sont de plus en plus nombreux, se constituent en
chapelles excluantes ; on se reconnaît entre initiés à un simple sourire. D'une
idée ou d'une phrase, ou d'un rien, on murmure avec extase : "C'est bien
une idée à la Porteur..."
» Or, Porteur (le
personnage réel, le frère, Michel) ne dit jamais rien, ne fait aucune
déclaration en public, ne publie pas de livres, fuit ses admirateurs. Il
n'empêche : sa renommée et la ferveur qu'il suscite ne cessent de croître.
Certains jeunes gens ont même de retentissants succès féminins simplement parce
qu'il se chuchote qu'un soir, à Saint-Germain, ils ont rencontrés Porteur.
Encore n'est-ce jamais sûr...
» À son frère qui,
un soir, lui demande ce qui à son avis peut bien susciter un tel engouement,
Michel commence par répondre qu'il n'en sait vraiment rien, avant de hasarder
cette tentative d'explication : « Je ne sais pas, j'essaie de comprendre. J'ai
pensé que peut-être les gens étaient saturés de publicité, écœurés par tous ces
noms d'artistes, d'écrivains, de footballeurs, de ministres, célébrés par les
journaux, les magazines, la télé, la radio, les disques, le cinéma, les
affiches, et qu'ils avaient besoin d'admirer quelqu'un d'obscur, de murmurer un
nom encore imprégné de mystère. »
» Quarante ans plus
tard allait naître la télé-réalité, avec ses héros inconnus tellement anonymes,
encore tellement plus obscurs que Porteur qu'ils n'auraient plus droit, eux,
qu'à un simple prénom – avant de réintégrer les tiroirs dont ils seraient à
peine sortis.
» Il faudrait
maintenant parler de la grande peur qui saisit les patrons capitalistes du
roman, douloureusement conscients – mais sur un mode à la fois odieux et
burlesque – qu'une certaine société est en train de se dérober sous leurs pas
et que leurs enfants vivront dans un monde totalement nouveau ; ce qui, avec
huit ans d'avance, est une étonnante prescience de ce qui adviendra après mai
68. Il faudrait, mais je suis un peu las ; et l'heure de l'apéro approche à une
vitesse… »
J'ajouterai, ce qui semble ne m'avoir pas frappé il y a quatre ans, que deux des personnages du roman, qui sortent en volutes de ces fameux tiroirs de l'inconnu dont j'ai pris soin de ne rien dire, se livrent à des actes répréhensibles dans un état d'esprit qui, avec presque quinze ans d'avance, les fait étrangement ressembler aux deux pénibles crétins que l'on voit évoluer dans Les Valseuses de Blier le Jeune ; avec moins de complaisance chez l'auteur toutefois.