Tout a commencé
par une nuit bleue et froide de décembre, alors que je venais de faire l'objet d'un tir croisé de sottise crasse, dans la salle du rewriting, où vous êtes désormais accoutumés de me retrouver. Légèrement abasourdi par ces pleins baquets de stupidités déversés sur la pauvre tête, qu'est-ce qui me poussa à adresser un mail à Renaud Camus, dans le seul but de pleurnicher sur son épaule ? Allez savoir.
Toujours est-il que, cinq minutes plus tard - alors que je n'en attendais évidemment aucune - je recevais une réponse. Dans laquelle, en substance, le châtelain de Plieux me faisait savoir que mes soucis, auprès des siens, relevaient de la pure félicité, qu'il avait violemment à se plaindre des personnes chargées de lui installer un nouveau système de chauffage, onéreux mais susceptible de faire repasser la température de la
Salle des vents légèrement au-dessus de zéro sur l'échelle de Celsius.
Réponse compatissante de ma part, re-réponse de la sienne, le ton vire à l'humour, dérape dans le burlesque, nous fait passer le temps à tous les deux, lui là-bas, moi ici (cha-bada-bada...). Pour finir, Renaud Camus m'adresse un ultime mail intitulé
En direct de la ferme, qui se trouve être la page de son journal du jour (que j'ai gardée précieusement depuis, vous pensez bien : je compte me faire un blé noir, avec ce truc, pour quand je serai vieux).
Là-dessus, l'écrivain en bâtiment rentre dans sa Normandie.
Une heure et deux pastis plus tard, une idée point dans mon cerveau en légère surchauffe. Je m'installe ici même, devant le clavier, et expédie un nouveau mail en direction de la Lomagne, dans lequel je prie Renaud Camus d'être, avec M. Pierre, notre invité à dîner, à L'Irremplaçable et moi, le samedi suivant, en
l'hôtel de Bastard. Assortissant l'invitation d'un trait d'esprit piteusement approximatif, du style : " Si notre compagnie n'a rien de bien exaltant, vous aurez toujours passé deux heures au chaud " - voyez le niveau.
Prenant connaissance de ce message un peu plus tard, la Petite Frisée Gracieuse (alias L'Irremplaçable, pour ceux qui n'auraint pas pris connaissance de ma
Généalogie) s'inquiète quelque peu :
- Tu as vraiment l'intention de faire 1600 km aller-retour, pour un dîner ?
Moi, très mâle-qui-domine-la-situation :
- Voyons, ne sois pas sotte, ma pauvre fille (j'aime bien ce petit ton condescendant, je l'utilise parfois) : n'importe qui ayant lu le Journal de Renaud Camus sait très bien qu'il a horreur des invitations à dîner, surtout venant de gens qu'il ne connaît pas ! Il va trouver une excuse polie pour décliner et on n'en parlera plus...
Le lendemain matin, dans ma boîte mail, un message de Renaud Camus, disant en substance :
"Mais avec grand plaisir, cher ami !" Suit une invitation à venir prendre l'apéritif à
Plieux sur les coups de sept heures et demie.
Bon. On étais mardi, le dîner était prévu pour le samedi. Après ça, ont suivi pour l'Irremplaçable et moi (mais surtout moi) quatre jours de torture mentale sans précédent - et j'espère sans postérité non plus.
Le soir-même, on a commencé, elle et moi, à traquer les "c'est vrai que" et les "c'est h'évident" qui empuantissaient notre langage quotidien. Courageuse mais pas téméraire, l'Irremplaçable a déclaré tout net que, n'étant pas assez cultivée ni intelligente (ben tiens !), elle ne dirait pas un mot de toute la soirée, et que ce serait à moi de me débrouiller. Moyennant quoi, j'ai passé un bon tiers des quatre nuits qui ont suivi à faire la liste des sujets de conversation possibles, en cas de "blanc". Et, même, à commencer à les tenir, ces conversations, faisant à la fois Renaud Camus et moi, étudiant les relances, prévoyant les réponses : l'horreur à l'état pur.
Comme si ces tourments spirituels n'étaient pas suffisants, sont venus s'y greffer de petits tracas matériels. Nous venions d'avoir la chienne Bergotte (trois mois à l'époque), quelques semaines plus tôt. Comme il lui manquait un certain vaccin nouvellement inventé, il était hors de question de la laisser au chenil avec Swann. Nous devions donc partir pour le Gers, et bivouaquer à l'hôtel de Bastard, avec nos deux chiens, dont l'un qui, vu son âge, avait une très nette tendance à faire ses besoins à l'endroit où il se trouvait quand l'envie l'en prenait.
Néanmoins, l'aventure était fort excitante.
Comme je tenais absolument à voir le château de jour, nous décollons du Plessis-Hébert le samedi matin, aux environs de cinq heures. Les huit cents kilomètres se font gentiment, avec arrêt toutes les heures pour les chiens. L'Irremplaçable et moi nous partageons les tâches : je conduis, elle rattrape le sommeil que nous avons en retard.
Nous découvrons Plieux vers trois heures de l'après-midi, et je fais remarquer à l'Irremplaçable que le château est à l'image de l'homme qui l'habite : dressé d'orgueil mais sans une once de vanité. Cette pensée sublime me vaut un long regard admiratif de celle qui a la chance inouïe de m'avoir pour mari.
Ensuite, nous filons vers Lectoure, afin de poser nos bagages (et nos chiens) dans la chambre qui nous est réservée. Petit tour de la ville, qui doit être charmante lorsque ses habitants n'accrochent pas de gros Père Noël rouge fluo à tous les balcons, et qu'il n'y a pas les micros beuglants de la quinzaine commerciale.
À mesure que le temps passe, la tension monte...
Retour à l'hôtel de Bastard, douche, change. Je ne pousse tout de même pas l'obédience aux principes camusiens jusqu'à mettre une cravate (c'est mon côté rebelle irréductible). Et nous voilà repartis pour Plieux - les chiens toujours à l'arrière. Naturellement, ma peur d'être en retard fait que nous arrivons un quart d'heure trop tôt, et ces quinze minutes passées à attendre dans la voiture, sur la petite place du village, qu'il veuille bien être sept heures et demie, resteront comme le plus long quart d'heure de mon existence.
Enfin, d'une main ferme, j'empoigne la chaîne, tire dessus, la cloche retentit, les dés sont jetés. Un pas dans l'escalier, la porte de bois s'ouvre...
C'est
M. Pierre,
souriant, d'emblée charmant. Nous nous présentons. Comme chaque fois que je suis censé enregistrer un nouveau nom, je l'oublie instantanément (d'où le "M. Pierre" que j'emploie depuis...). Nous le suivons dans l'escalier, découvrons la première salle, dans laquelle, finalement, nous sommes rejoints par le maître de céans.
Renaud Camus nous invite à passer dans
son bureau, si le terme convient à une salle aussi magnifique. La première impression (idiote, il va sans dire) que l'on éprouve, entre ces deux haies de bibliothèques pleines, devant ces murs lourds, face au grand bureau qui occupe le fond de la pièce, c'est que n'importe qui, installé à écrire en ce lieu, aurait obligatoirement du talent. Comme quoi, il faut se méfier de ses premières impressions.
À peu près à mi-longueur de la salle, dans un renfoncement du mur, est installée une petite table autour de laquelle nous prenons place, Renaud Camus, l'Irremplaçable et moi sur des chaises, Pierre sur le banc de pierre (pas pu éviter la répétition, là...) sortant de l'épaisseur même du mur.
Le champagne arrive, la conversation s'engage. Elle a un peu de mal à prendre, au début, forcément. Oubliant ses voeux de silence, l'Irremplaçable se met à la relancer et s'en tire plutôt bien - on trouve le rythme, tout en vidant la bouteille.
Vers huit heures et quart, on s'apprête à repartir au Bastard, mais, avant, petite visite des principales salles, celles où sont exposés les oeuvres de
Jean-Paul Marcheschi. Ma connaissance de l'art en général, et contemporain en particulier, étant ce qu'elle est (nulle), je reste muet devant ces
grands panneaux austères, sombres mais troués de lumière.
C'est-à-dire que j'aurais dû rester muet. Mais comme la chose m'est à peu près impossible, il a bien fallu que je profère je ne sais plus quelle banalité pompeuse qui a dû consterner notre hôte. Courtois et bien élevé, il n'en a rien laissé paraître.
Une vingtaine de minutes après, nous entrons dans la salle à manger de l'hôtel de Bastard, pièce agréable, chaleureuse même. On nous conduit vers une table ronde. C'est le moment d'affronter la torturante question qui a hanté une partie de mes nuits précédentes : comment dois-je placer mes hôtes, puisque, puissance invitante, il paraît que c'est à moi de le faire ?
Comme il n'y a qu'une chaise pour tourner le dos à la salle, il est normal que je me l'attribue. Mais ensuite ? L'Irremplaçable me sauve la mise en décrétant que Renaud Camus prendra place en face de moi, Pierre à ma gauche et elle à ma droite. Renaud Camus proteste courtoisement que la place d'honneur doit revenir à Catherine, seule femme de l'assemblée. L'Irremplaçable clôt le débat en déclarant avec un petit sourire qu'elle préfère contempler Pierre que la salle.
Là, sale moment de honte pour votre serviteur, lorsqu'il réalise que Renaud Camus attend que Catherine ait fini de s'installer pour faire de même... alors que j'ai déjà le cul sur ma chaise depuis une poignée de secondes ! Petite plage de solitude...
Le dîner va se dérouler de façon tout à fait agréable (en tout cas de notre point de vue...). M. Pierre se révèle un homme charmant, agréable, intelligent, doté d'humour. Je pose à Renaud Camus des questions sur ses livres, passés ou futurs, en m'efforçant de ne pas non plus monopoliser la conversation sur ce seul thème. Se sentant à l'aise, l'Irremplaçable tient parfaitement son rôle, relançant sur des sujets davantage "d'intérêt général".
Renaud Camus fait preuve d'un bel appétit, et je n'ai pas besoin de le supplier à genoux pour le voir vider son verre de vin blanc. Je me dis qu'après cela, il ne faudra pas qu'il s'étonne de souffrir d'insomnie - je suis allé vérifier quelques semaines plus tard dans la
Chronologie : elle s'est effectivement produite.
Nous nous séparons
'round midnight, après un armagnac pris au bar... où j'ose enfin m'autoriser une cigarette !
Il ne nous restait plus qu'à faire faire un dernier tour aux chiens, à dormir autant que possible, et à rembobiner nos huit cents kilomètres dans l'autre sens.
Ce qui fut accompli.