samedi 22 juin 2019

Et avec ça, un petit morceau de Cantal ?


Pour voyager sans quitter son fauteuil, vous ne trouverez pas mieux. Surtout si vous aviez choisi la Haute-Auvergne comme but de votre pérégrination immobile. Avant ce très-précieux Dictionnaire passionné et impertinent du Cantal, Pierre Moulier, en preux Sanflorain qu'il est, avait déjà publié maint ouvrage sur ce département qu'il aime, connaît et surtout habite au plein sens de ce dernier verbe. Je me souviens notamment d'un livre consacré aux christs romans d'Auvergne qui, je n'hésite pas à le dire, a changé ma vie – ou peu s'en faut.

Ainsi qu'il est logique pour un dictionnaire, celui-ci commence à A (comme Ailleurs) et se termine à W (comme Who's who), la Haute-Auvergne étant probablement brouillée avec la trilogie terminale : X, Y et Z ; on ne saurait l'en blâmer, chacun ayant droit à ses petites fâcheries. Plutôt que passionné, ce dictionnaire aurait dû être amoureux : j'avais ardemment poussé l'auteur dans cette voie-là, qui me semblait meilleure. C'est finalement sans importance, puisqu'il est l'un et l'autre : on parlera donc de passion amoureuse, laquelle n'exclut pas la lucidité, voire, au fil de certaines entrées, une certaine vachardise goguenarde. C'est pourquoi il mérite tout autant son second qualificatif, impertinent. Et puis, si l'on n'est pas vachard au pays de la salers aux belles cornes et de l'aubrac aux yeux de velours, où le sera-t-on ?

Source de plaisirs variés (visuels, gustatifs, intellectuels, polémiques…), le dictionnaire de Pierre Moulier est aussi une mine de renseignements dont on se demande, après lecture, comment on avait pu vivre dans leur ignorance. Par exemple, saviez-vous que, en 1850, la moitié des boulangers de Madrid venaient du Cantal ? Et que, de ce fait, il n'était pas rare de croiser, entre Planèze et Margeride, de braves Auvergnates somptueusement parées de bijoux andalous. Vous découvrirez aussi les charmes prenants de la tôle ondulée, et spécialement de la tôle ondulée rouillée : ce n'est pas une blague. Bien entendu, c'est la moindre des choses, vous ressortirez de ce livre amoureux des vaches, de préférence à n'importe quelle autre bestiole imaginée par le Créateur. À ce sujet, Moulier est formel :

« Le chien est facilement obséquieux, le mouton est bête comme ses pieds, le cheval est hautain, la poule et le lapin ne méritent même pas qu'on leur donne un qualificatif, mais la vache est spontanément aimable, modeste, serviable. Tout le monde aime les vaches, sauf les psychopathes, qui sont peu nombreux, et les crétins de la ville allergiques à la campagne (il y en a). La bonhommie de cette brave et honnête créature déteint sur les gens ; cela nous fait du bien et nous rend meilleurs. Tant qu'il y aura des vaches dans le Cantal, tout ira bien. L'équilibre cosmique sera respecté et l'espoir sera permis. »

« Spontanément aimable », Pierre Moulier ne l'est pas toujours. En tout cas, cette amabilité, qui est certainement le fond de son caractère, il sait la mettre un moment en sourdine si les circonstances l'exigent. Par exemple, aux entrées “éoliennes” ou “touristes” ou “théâtre de rue”, pour n'en citer que trois. D'une façon générale, on ne peut pas dire que la festivisation obligatoire, cette murayenne caractéristique de notre époque, on ne peut pas dire qu'elle le fasse bondir de joie, dès lors qu'elle prétend imposer ses lois stupides au pays qu'il aime. Et on sent bien l'agacement qui pointe derrière son sourire, lorsqu'il nous apprend que, dans un but louable de “pipolisation de la vie rurale”, le maire communiste de Carlat avait, sous le règne de Nicolas Sarkozy, imaginé de jumeler sa commune avec un village italien appelé Bruni – ce qui eut effectivement lieu.

De précieux, le dictionnaire passionné et impertinent vous deviendra nécessaire, si jamais vous envisagiez de vous lancer dans cette branche d'activité parfois fructueuse qu'est le “roman de terroir” : avec une générosité toute cantalienne, Pierre Moulier vous fournira, à l'entrée correspondante, une douzaine de titres non encore utilisés mais en parfait état de marche, des silhouettes de personnages indispensables ainsi que quelques ébauches d'intrigues. Tout cela sans le moindre supplément de prix.

Bref, vous l'avez déjà compris : contrairement à ma détestable habitude, je vous parle aujourd'hui d'un livre réellement indispensable. Je pourrais d'ailleurs aligner trente ou quarante excellentes raisons de se précipiter sans délai sur ce dictionnaire. Finalement, pour ne pas vous retenir trop longtemps, ce qui serait une impolitesse, je n'en conserverai que deux, totalement subjectives, et donc fondamentales. Que je grouperai de la façon suivante :

Un homme qui, d'une part, affirme que le jambon de pays doit toujours être tranché épais, et qui d'autre part a l'excellent goût de citer mon cher Saint-Amant (1594 – 1661), cet homme-là mérite absolument d'être non seulement lu, mais suivi par les voies et les chemins où il prétend nous mener.

mercredi 19 juin 2019

Et si Œdipe était innocent ?


À relire la pièce, on comprend très bien pourquoi René Girard s'est penché avec autant de gourmandise sur l'Œdipe roi de Sophocle : elle est une presque parfaite illustration de ses hypothèses, concernant le bouc émissaire et son expulsion violente de la communauté humaine, afin de ramener la paix et la concorde au sein de celle-ci. 

Œdipe a-t-il tué son père, Laïos ? C'est, pour le moins, douteux. Et c'est Sophocle lui-même qui nous instille nettement ce doute, en insistant par deux fois, dans la première moitié de sa tragédie, sur le fait que le seul survivant du massacre où ont péri le roi de Thèbes et sa petite suite a formellement et publiquement déclaré ensuite qu'ils avaient été attaqués par plusieurs brigands. À fort juste titre, pour faire pièce aux accusations du devin Tiresias, Œdipe demande donc qu'on aille chercher ce témoin, devenu berger, afin qu'il redonne son témoignage. Car comme le dit un personnage – Jocaste, si je me souviens bien – « si Laïos a été tué par plusieurs, il n'a pu l'être par un seul. » Autrement dit, dans ce cas où le témoignage du rescapé serait maintenu, Œdipe, voyageur solitaire, serait du même coup innocenté du crime. Ou, à tout le moins, il subsisterait à son bénéfice de raisonnables présomptions d'innocence. 

Or, dans la seconde moitié de la tragédie, il n'est plus question d'entendre cet homme, ce témoin oculaire, que, pourtant, on est allé chercher. Même Œdipe à présent n'y pense plus, persuadé qu'il est, désormais, de sa culpabilité, comme doit l'être, d'après Girard, tout bon bouc émissaire. Une culpabilité reposant sur des coïncidences assez fumeuses, et que le témoignage du domestique de Laïos suffirait à entacher de doutes puissants. La mécanique est en marche, inexorable, ce témoignage pourtant essentiel est devenu inutile, plus rien ne doit venir se mettre en travers de la double culpabilité d'Œdipe, qui doit à tout prix être expulsé (lui-même le réclame à grands cris) pour que la peste s'éloigne de Thèbes et que les femmes puissent se remettre à enfanter, elles qui avaient fort mystérieusement cessé de le faire. 

Dans ces conditions, pourquoi Sophocle mentionne-t-il à deux reprises ce fameux témoignage, au lieu de le passer simplement par pertes et profits ? Pourquoi insister sur le fait que Laïos a peut-être été tué par une troupe de brigands et non par un homme isolé comme l'était Œdipe sur la route le menant à Thèbes ? Ne pourrait-ce être parce que lui-même, examinant de près le mythe avant de composer sa tragédie, s'est mis à nourrir une certaine suspicion à propos du prétendu parricide œdipien ? Soupçon qui, deux bons millénaires plus tard, ne semble jamais avoir effleuré Freud, qui bien entendu en avait absolument besoin pour sa quincaillerie. Soupçon qui n'effleure pas non plus le responsable de l'édition Pléiade de la pièce de Sophocle, lui qui qualifie de détail le fait que Laïos pourrait avoir été tué par une bande armée, détail sur lequel, trouve-t-il, Œdipe s'obnubile. Mais qui ne s'obnubilerait pas, à sa place, sur ce genre de “détail” qui peut vous innocenter d'une accusation infamante et rédhibitoire ?

Il reste, évidemment, qu'Œdipe a bel et bien, ensuite, devenu roi de Thèbes, couché avec Jocaste, et qu'il lui a fait des enfants. Oui, mais… est-on certain que Jocaste est bien sa mère ? Certes, Œdipe est un enfant abandonné, tout comme a été abandonné le fils de Laïos et Jocaste à sa naissance. D'accord, il a été confié à un domestique pour être lâché dans la montagne, lequel domestique l'a confié à un berger, lequel berger l'a ensuite donné à ses parents adoptifs, roi et reine de je ne sais plus quelle cité. Mais est-on vraiment sûr que ces deux nourrissons n'en fassent qu'un ? Après tout, dans la mythologie grecque, ils se comptent par douzaines (j'exagère un peu, d'accord), ces enfants que l'on abandonne à la sauvage nature, suite à un oracle funeste. Voilà une époque où vous ne pouviez pas faire un pas dans la campagne sans croiser un berger portant un enfant abandonné dans les bras ! On me dira que, dans la pièce de Sophocle, le berger en question et le messager qui a reçu l'enfant de lui se reconnaissent, ce qui est censé valoir certificat quant à l'identité royale d'Œdipe. Mais en fait, non : le messager affirme reconnaître le berger, lequel, d'abord, ne l'identifie nullement, même s'il finit par se laisser convaincre. Et tout cela pour des faits qui doivent remonter à près de 40 ans, puisque, au moment de la pièce, Œdipe a déjà eu quatre enfants de Jocaste : deux garçons, Étéocle et Polynice (les “frères ennemis” de la première pièce de Racine), et deux filles, Ismène et la célèbre Antigone, lesquels ne sont déjà plus de prime jeunesse, puisqu'on va voir, dans Œdipe à Colone, autre tragédie de Sophocle, Antigone guider les pas de son père aveugle à travers la Grèce. 

Bref, toute cette affaire est un peu louche. Heureusement, comme il est un peu tard, désormais, pour établir une éventuelle innocence de ce malheureux Œdipe, les psychanalystes peuvent continuer à roupiller tranquilles.

samedi 15 juin 2019

Et de Troie


Terminé l'Iliade ce matin. Il était temps : je commençais à en avoir plus que mon soûl, de tous ces carnages humains et de ces continuelles chamailleries divines. Oh ! je ne regrette pas le voyage, ça non ; même si les croisières en trière, ça devient vite monotone (d'autant que, la nourriture à bord, merci bien… régime crétois matin, midi et soir, il faut pouvoir supporter…). Mais enfin, il se passera longtemps avant que me revienne l'envie d'un petit séjour sous les murailles de Troie : pris entre les Danaens bien tressés et les Troyens aux chevaux bien domptés, on finirait par se prendre un mauvais coup d'estoc à la jugulaire ou un javelot perdu à la jointure des cuirasses.

D'un autre côté, c'était ma deuxième lecture d'Homère, la première remontant à mon adolescence, cet âge où on lit absolument tout, avec une gourmandise proche de la goinfrerie rabelaisienne. Or, on dit que jamais deux…

mercredi 12 juin 2019

La trottinette tueuse : droit de suite


J'ai publié hier soir, ici même, un micro-billet pour dire que m'avait fait sourire le titre suivant, lu sur Atlantico : « Paris : un jeune homme meurt dans un accident de trottinette. » Je n'avais pas pris la peine, alors, de lire l'article lui correspondant, me fichant comme de l'an 40 des détails du drame. Malgré tout, comme saisi d'un vague remords, ou d'un retour de curiosité, je viens d'y aller voir, et ne le regrette pas. D'abord parce qu'on apprend que, à plus de dix heures du soir, cet imbécile trottinettomobiliste a jugé pertinent de refuser la priorité à une camionnette, ce qui n'a pas fait diminuer mon semblant d'hilarité. Mais surtout parce que l'article se termine sur cette information capitale dans tous les sens du terme : « La maire de Paris, Anne Hidalgo a annoncé une série de mesures qui seront appliquées très prochainement contre la prolifération des trottinettes sur les trottoirs de la capitale.  » 

Fichtre ! Déjà, une mesure, ç'aurait été beau. Mais une série de mesures ? On en reste béant d'admiration, pantelant de respect, confit en dévotion progressiste. On va voir ce qu'on va voir. Nous saurons trouver les réponses dignes de ce défi majeur. La grande lutte est en marche, ça va trotter grave.

mardi 11 juin 2019

Peut-on rire de tout, notamment sur deux roues ?


Je sais bien que je devrais le réprimer sauvagement, ce sourire qui vient de me monter aux lèvres, je sais bien ; oh ! pas la peine de me dire qu'on attend de moi une mine grave, aux limite de la déploration : nul plus que moi n'en est conscient, allez ! Et pourtant, pourtant… ce titre trouvé à l'instant, quelque part du côté de chez Ternette :

Paris : un jeune homme meurt lors d'un accident de trottinette

Laissez-moi une seconde : je sais que je suis capable de me reprendre…

mercredi 5 juin 2019

Devenir coucou


Le désir d'être un oiseau taraude l'homme depuis la plus haute Antiquité, même s'il n'y pense pas tous les jours, en raison des courses qu'il faut bien faire ou des mots croisés qui restent à terminer dans le journal d'hier. Mais quel oiseau ? 

Sont d'emblée écartés ceux qui ne volent pas : à ma connaissance, personne ne s'est jamais rêvé en poule pondeuse ni même en autruche des antipodes. Beaucoup, je crois, choisissent tout spontanément de devenir des aigles, sans doute parce qu'ils sentent bien que, dans leur existence humaine, ils ne le sont nullement ; ou alors par hasard, de temps en temps, presque par accident. Planer majestueusement au-dessus des pics enneigés et des gouffres amers doit flatter leur ego rampant. N'aimant ni la haute montagne ni la neige, c'est une race que je leur abandonne volontiers.

Durant longtemps, il m'a semblé enviable de devenir corbeau, même si l'idée de me nourrir de hérissons écrabouillés sur les bandes d'arrêt d'urgence ne me faisait que moyennement saliver. D'abord parce que sa chair est réputée immangeable, ce qui implique un voisinage à peu près tranquille avec les villageois armés. Ensuite parce que le corbeau est un oiseau intelligent ; peut-être même le plus intelligent. Il est également prudent, méfiant, assez peu liant de nature, presque retors. Mais à quoi bon tant d'intelligence quand on est voué malgré tout à n'avoir jamais qu'une cervelle d'oiseau ? 

Non, tout bien réfléchi, l'idéal, en cas de métamorphose, serait de se réveiller coucou – coucou d'Europe, bien entendu : j'ai peu de goût pour aller découvrir l'Amérique, quant à l'Afrique n'en parlons même pas. Coucou, donc. En premier lieu parce que les ornithologues nous apprennent qu'il s'agit là d'« un nom vernaculaire dont le sens est ambigu ». Cela me va fort bien, moi qui ai toujours rêvé secrètement d'être vernaculaire et ambigu.

Mais surtout, évidemment, il y a cette formidable insouciance reproductrice, qui rend l'existence du coucou très enviable : on se rencontre, on se plaît, on tire un petit coup sur la plus haute branche, on dépose les mômes à l'assistance sans problèmes de conscience particulier, tels des petits Rousseau piailleurs, et on se quitte en excellents termes pour aller manger un morceau, cependant que, tout autour, les autres espèces se tannent le croupion à couver, nourrir, éduquer leurs petits ingrats auxquels on a subrepticement mêlé les nôtres.

Et l'on aura même, parfois, un sourire de commisération, en songeant à ces grands cons prétentieux d'aigles royaux qui, nonobstant leur royauté, se crèvent le plumage à chasser musaraignes et lapereaux dans leurs stupides montagnes ; où, régulièrement, ils sont contraints de supporter les beuglements mégaphoniques de bipèdes écolâtres venus défiler dans les alpages avec la prétention de leur sauver l'espèce et le biotope, en trois slogans et un pique-nique éco-responsable.

Alors que le coucou, sous la ramée sereine, tout le monde lui fout la paix.

lundi 3 juin 2019

Le pied de nez à Sartre


Roman de Marcel Aymé paru en 1946, Le Chemin des écoliers présente une particularité curieuse, et à ma connaissance unique. Il est agrémenté d'une quinzaine de notes-en-bas-de-page, non pas dues à un éditeur envahissant mais à l'auteur lui-même. Chacune d'elles concerne un… j'allais dire : un personnage. Or, non, même pas. Ces notes sont presque toutes accrochées à des silhouettes fugitives, qui traversent le roman sans rien dire, le temps d'un paragraphe, un peu comme des figurants de cinéma qui passent sur le côté du cadre ou au fond de l'écran. Parfois, même, elle concernent un simple nom propre, que le lecteur vient d'entendre prononcer par l'un des véritables personnages, en grande conversation téléphonique. 

Que disent-elles, ces notes ? Quelle est leur fonction ? Leur effet ? Ce qu'elle disent, c'est le destin d'un être à qui le roman n'aurait pas suffisamment accordé vie sans elles : en quelque sorte, elles réparent une injustice, elles adoucissent une discrimination criante. Elles donnent de l'épaisseur à des fantômes, en arrêtant le cours du roman pour nous faire brusquement bifurquer dans un ruisseau transversal dont on ne devinait même pas l'existence. Et elles le font en nous disant, froidement, avec une neutralité de document administratif, une placidité de procès-verbal, ce qui attend ces silhouettes fugitives. Donnons un exemple. (Observation liminaire : le roman se passe durant l'occupation allemande.)

À la page 57 de l'édition du Livre de Poche, nous accompagnons l'un des principaux protagonistes se rendant au cinquième étage d'un immeuble où il a à faire. Voici ce que dit le texte : « Pendant qu'il gravissait l'escalier, l'ascenseur le dépassa. Une belle jeune femme longue, blonde, le corps pris dans un harnais de grand couturier, s'y tenait droite et immobile. Le mouvement de l'ascension étira sa silhouette qui se perdit dans les étages tandis que Michaud marquait un temps d'arrêt pour humer la trace d'un parfum distingué. » C'est tout. La belle jeune femme est apparue, puis a disparu, elle ne reviendra plus de tout le roman. Seulement, elle bénéficie d'un appel de note et, au bas de la page, nous lisons ceci :

« Un jour de décembre 1943, la belle jeune femme rencontra, dans un magasin des Champs-Élysées, un important fonctionnaire de la Gestapo française, qui lui offrit de coucher avec elle. Ayant essuyé un refus, il la fit arrêter et transporter dans un local où il la viola et la dépouilla de ses bijoux. Au bout d'une quinzaine, il la repassa à ses subordonnés et au bout d'un mois, la fit mettre à mort. Le cadavre fut jeté à la Seine après avoir été coupé en plusieurs morceaux pour la commodité du transport. »

Le destin de ces figurants à peine entrevus n'est pas toujours aussi dramatique, on s'en doute. Cependant, il est assez rarement agréable. D'autre part, certaines de ces notes ouvrent sur de véritables gouffres. À la page 116, nous sommes dans un appartement. Devant une fenêtre, un personnage (le fils du Michaud précédemment évoqué) regarde la pluie tomber. Aymé écrit ceci : « L'eau d'une gouttière crevée chantait sur le trottoir. Quelques parapluies se hâtaient dans la rue Durantin. Au quatrième de la maison d'en face un gamin se penchait et s'efforçait de cracher sur le parapluie de la concierge. S'approchant à pas de loup, son père l'arracha de la fenêtre par le col et le calotta […]. » Petit tableau qui serait aussitôt oublié, si au mot “gamin”, un appel de note n'était accroché. La note dit ceci :

« Le gamin, qui avait sept ans, s'appelait René Tournon. Affectueux, prévenant, espiègle un peu, il vivait heureux entre ses parents et sa grand-mère. Tournon, le père, recevait chez lui une fois par semaine trois ou quatre camarades, comme lui communistes et résistants, avec lesquels il s'entretenait librement en présence de sa famille. Un jour de septembre 43, René arrêta un jeune officier allemand sur le boulevard de Clichy et lui remit une lettre dans laquelle il dénonçait son père et les camarades de celui-ci en fournissant sur leurs activités les renseignements les plus pertinents. N'eût été de l'écriture et de l'orthographe, on aurait pu croire que la lettre avait été rédigée par un homme très averti des questions politiques. L'officier, un lieutenant autrichien, ne put se décider à faire parvenir la dénonciation à la Gestapo et la déchira le lendemain. Pendant deux mois, le petit René vécut dans une anxiété de chaque instant et néanmoins, son visage restait calme et rien dans sa conduite ou son attitude ne trahissait son angoisse. Six mois plus tard, lorsque son père mourut d'une pneumonie double, il eut un profond chagrin dont se ressentit sa santé. »

Que de questions à partir de là ! Est-ce la “calotte” du père qui a provoqué la dénonciation du fils ? Et, sinon, quoi d'autre ? Est-ce bien le chagrin du deuil qui a altéré la santé de l'enfant ? Pourquoi pas plutôt le remords ? Et cet officier autrichien : pourquoi a-t-il détruit la lettre ? Par antinazisme camouflé ? Par un sens de l'honneur “à l'ancienne” ? On aimerait le connaître mieux, celui-là, on se prendrait presque à regretter l'absence d'une note-en-bas-de-page dans la note-en-bas-de-page…

Toujours est-il que, tout au long du roman, l'auteur se comporte comme une sorte de tyran, d'autocrate tout puissant, à qui rien ni personne ne peut se soustraire, pas même ces êtres à peine visibles, qui pensaient naïvement pouvoir rester libres en se faisant minuscules : nul ne doit échapper à la poigne de fer de l'Être suprême, tous les destins sont tracés. Si bien qu'on en vient à se demander si cette “trouvaille” de Marcel Aymé ne constituerait pas une sorte de pied de nez à Sartre, la réponse romanesque à son célèbre article de 1939, dans lequel, prenant son ton le plus professoral, le philosophe reprochait à François Mauriac de n'être pas romancier, parce qu'il n'accordait aucune liberté à ses personnages, se comportant comme Dieu qui, lui-même, toujours d'après Sartre, n'est pas romancier non plus.

On imagine le fin sourire d'Aymé : « Vous exigez que mes personnages soient libres, sinon vous me rayez du nombre des romanciers, vous me retirez la carte ? Puisque c'est comme ça, pour vous montrer à quel point je me fous de vos oukases, je vous balance un roman à l'intérieur duquel je supprime toute liberté à tout le monde, y compris, gratuitement, parce que c'est mon bon plaisir de Dieu Pancreator, à tous ces malheureux dont je n'ai même pas besoin, qui ne sont même pas des personnages. »

Le savoureux paradoxe, c'est que toutes ces notes s'ouvrant sur des vies et des destins réglés une fois pour toutes donnent finalement au roman des allures de jungle imprévisible, où le moindre pas en avant peut vous faire sortir de la route principale et vous révéler des sentes capricieuses et proliférantes. Au fond, on se dit que, à la place du Chemin des écoliers, Marcel Aymé aurait pu, si le titre n'était déjà pris, appeler son roman Les Chemins de la liberté.

samedi 1 juin 2019

Édition printanière et truculente


Parfois, les mois de mai sont rabelaisiens…