Je serai sans doute le seul de cet avis, mais il m'a semblé que, sortant des Liaisons dangereuses de Laclos, il était parfaitement logique de dérouler le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, évidemment déjà lu et relu, comme en fera foi ce qui suit. La première raison est que le Français et le Polonais furent contemporains, à quelques années près, le droit d'aînesse revenant au premier. La seconde est qu'il leur est arrivé la même chose : tous deux, au cours de leur existence terrestre, se sont occupés de diverses choses n'ayant que peu à voir avec la littérature, puis ils se sont mis à un unique roman et ont enfanté un chef-d'œuvre.
La vie de Potocki, du reste, mériterait un long billet à elle seule, tant elle fut riche, féconde, mouvementée, brillante. Peut-être le ferais-je un de ces jours, en pompant éhontément la copieuse et excellente préface que Roger Caillois donna en 1958 au Manuscrit, dans l'édition —furieusement tronquée — qu'il fit paraître alors chez Gallimard. En attendant, il me semble plus judicieux — et surtout moins fatigant… — de vous resservir celui que j'écrivis sur ce même roman il y a tout juste dix ans. Le voici :
Je ne parviens pas à me souvenir s'il s'agit d'une seconde ou d'une
troisième lecture. Toujours est-il que j'ai repris, cet après-midi le Manuscrit trouvé à Saragosse
de Jean Potocki (1761 – 1815), écrivain polonais de langue française.
Fabuleux livre que celui-là, qui tient à la fois du roman noir, de
l'épopée de brigands, du conte fantastique, de l'histoire de fantômes,
du conte libertin, du récit philosophique, du roman d'amour, de celui
d'intrigues politiques, voire du conte oriental, plus deux ou trois
autres genres que j'oublie certainement. Livre labyrinthe, avec son
récit dans le récit, puis un récit dans le récit dans le récit, et
encore un récit dans le récit dans le récit dans le récit, ainsi de
suite. On se retrouve perdu au milieu de ces innombrables miroirs qui se
regardent les uns les autres, de face, de biais, et se reflètent à
l'infini. En voici la première phrase, l'incipit comme l'on dit –
encore qu'il ne s'agisse pas tout à fait de l'entame du livre, lequel
commence par un avertissement de l'auteur, qui explique brièvement dans
quelles circonstances il a trouvé ce manuscrit rédigé en espagnol, dans
une maisonnette désertée de Saragosse. Néanmoins, il s'agit bien de la
première phrase de la première journée du récit lui-même ; et c'est
l'une des plus savoureuses qui soit :
« Le comte d'Olavidez n'avait pas encore établi des colonies étrangères
dans la Sierra Morena : cette chaîne sourcilleuse qui sépare
l'Andalousie d'avec la Manche n'était alors habitée que par des
contrebandiers, des bandits, et quelques Bohémiens qui passaient pour
manger les voyageurs qu'ils avaient assassinés ; et de là le proverbe
espagnol : Las gitanas de Sierra Morena quieren carne de hombres. »
De fait, elle est bien peu engageante, cette sierra, notamment lorsqu'on débouche dans la vallée de Los Hermanos,
où le Guadalquivir se répand dans la plaine, en raison des frères Zoto
qui, à son entrée, se balancent sous un gibet, cependant que les
vautours s'affairent à leur dévorer chair et entrailles. Et puis,
surtout, chaque voyageur se retrouve plus ou moins contraint de
bivouaquer à la Venta Quemada, une auberge déserte que son
propriétaire a fui, en laissant un écriteau qui demande aux passants de
prier pour lui. On y passe certes des nuits surprenantes et délicieuses
(le possédé Pacheco se vautre jusqu'au petit matin dans la luxure, en
compagnie de sa jeune belle-mère, Camille, et de la sœur cadette de
celle-ci, Inésille), mais les voyageurs ont la fâcheuse surprise, le
lendemain, de se réveiller sous le gibet, parmi les ossements et les
haillons, encadré par les cadavres en voie de putréfaction des deux
frères, dont on ne sait pas trop bien comment ils ont pu se dépendre de
leurs nœuds coulants.
Jean Potocki met fin à ses jours le 11 décembre 1815. Diverses histoires
circulent à propos de ce suicide. Certains affirment qu'il aurait
chargé son pistolet avec une balle de plomb provenant du couvercle d'une
théière et qu'il aurait méticuleusement polie lui-même durant des mois ;
d'autres prétendent que la balle était d'argent et avait été bénie par
un prêtre ; quant à moi, je reste persuadé qu'il ne s'est nullement
suicidé, mais a eu la cervelle dévorée par les gitanas de Sierra Morena.
La photo que j'ai choisie en illustration, avec le goût macabre très sûr qu'on me connaît, est tirée d'un film polonais de 1965, intitulé Rękopis znaleziony w Saragossie : je suppose qu'il pourra se passer d'une traduction.