Au milieu de maint inconvénient, perdre la mémoire présente aussi quelques avantages, sur lesquels je me propose de revenir plus longuement un de ces jours prochains, si je n'ai pas oublié d'ici là.
M'étant enfin décidé à confectionner une blurberie à destination maternelle, en réunissant sous une même reliure souple mes journaux de 2019 et 2020, j'ai commencé avant-hier à relire, à mesure que je les empaginais, les premiers mois de la première année concernée. C'est ainsi que j'ai vu soudain resurgir Le Cénotaphe de Newton, roman brièvement évoqué au détour d'une entrée journalière. Certes, ce titre me disait quelque chose : il est assez original pour ne pas se laisser tout à fait oublier. Mais quant au roman lui-même, j'aurais été incapable d'en dire deux mots, et même un.
Existait-il seulement encore, ce livre ? Mais oui, il était là, bien rangé entre Eugène Nicole et Charles Péguy, ainsi que l'exigeait le nom de son auteur : Dominique Pagnier. J'espérais tirer quelque lumière du texte de quatrième de couverture : bernique. Pourtant, je l'avais bel et bien lu, ce roman, et même aimé, comme en témoignait le bref billet que je lui avait alors consacré, et que je vais reproduire dans une seconde, pour ceux qui ont eu la patience de me suivre jusqu'ici.
Il n'y avait donc qu'une chose à faire, et que je fis : extraire, si je puis dire, ce Cénotaphe de son tombeau, le ramener à la lumière – comprenez : au salon –, et le relire, ce que j'ai commencé à faire tout à l'heure. Et lumière en effet fut : dès les premières pages, des pans entiers du monument me sont réapparus, et c'est assez bravement que j'y pénétrai, content de l'avoir suffisamment oublié pour qu'il me soit donné de le redécouvrir.
Et voici, comme promis supra, ce que j'en disais voilà deux ans :
« Terminé aux aurores, un peu avant elles, même, Le Cénotaphe de Newton, de M. Dominique Pagnier ;
roman vaste, ondoyant, divers, profus, labyrinthique, que je serais
bien en peine de résumer s'il me fallait le faire – mais quel intérêt de
résumer un roman ? Le cénotaphe de Newton (illustration choisie)
est un projet de monument dû au grand architecte classique
Étienne-Louis Boullée (1728 – 1799), qui circule dans tous le roman de
M. Pagnier. Il y circule ou il l'englobe ? Lui confère son unité ou le
diffracte à l'infini ? Il est son axe de rotation ou son point fixe ?
Difficile à dire, plus encore à soutenir sans doute. En tout cas, nous
sommes là devant – ou plutôt dans – un roman à la construction
implacable, presque diabolique de précision, mais qui se laisse
difficilement voir, tant est intense le tournoiement des lieux, des
époques et des gens par lequel le lecteur est emporté. On y parcourt
l'Europe entière, mais surtout sa partie septentrionale, et de
préférence germano-austro-russe, ce qui n'exclut nullement quelques
incursions plus furtives dans l'Espagne de la Guerre civile, la
Champagne actuelle ou le Paris de la Révolution. On est aussi, et
presque sans cesse, d'un paragraphe à l'autre, transporté dans toutes
les époques du XXe siècle, dont sont privilégiés certains “nœuds”, pour
parler comme Soljénitsyne : le déclenchement de la Révolution d'Octobre,
l'édification du mur de Berlin, le moment de son effondrement, la fin
des années soixante, le milieu des années quatre-vingt, et encore
quelques autres… On plonge dans les archives de la Stasi est-allemande, à
la recherche des traces de la dynastie Arius, cependant que,
simultanément, nous voyons vivre ses membres sur plusieurs générations,
s'allier à d'autres familles, se marier, divorcer, mourir, avoir des
enfants qui eux-mêmes, etc. Et tous sont liés d'une façon ou d'une
autre, réunis puis séparés par les hoquets de l'histoire, portés ou
submergés, ou les deux successivement, par les vagues totalitaires qui
se répandent sur l'Europe ; et le miracle est que le lecteur ne se perd
jamais dans ce dédale, ou alors très fugitivement, durant un paragraphe
ou deux, et qu'il se trouve rapidement comme faisant lui aussi partie de
cette famille unique et tentaculaire, dont certains membres s'efforcent
à un oubli impossible, quand d'autres à l'inverse fouillent sans fin le
passé, en grattent les traces les plus infimes à la recherche d'une
origine, d'une cohérence, d'une explication qui leur échappe
toujours, à commencer par le narrateur français, celui qui rend compte,
celui qui dit “je”, mais qui est, tout autant que les autres, pris dans
le maelström commun. Au bout du compte, le lecteur se demande si ce
gigantesque kaléidoscope historico-biographique n'est pas le cénotaphe
de Newton lui-même, à l'intérieur duquel il se serait retrouvé pris sans
avoir jamais eu vraiment conscience d'y être entré. Et sans savoir, une
fois le livre refermé, s'il parviendra à en sortir – c'est-à-dire à
commencer un autre livre, comme si rien de tout cela n'était advenu. »
On notera qu'à cette époque je devais être momentanément brouillé avec les alinéas, les paragraphes, les textes aérés ; ce qui ne laisse pas de m'étonner moi-même. Ou bien c'était pour mieux rendre l'atmosphère étouffante, close, hermétique du monument évoqué ? On ne le saura sans doute jamais.