lundi 31 mai 2010

La langue française dans tous ses éclats

Je viens de tomber, au hasard (!) de mes titubantes pérégrinations, sur ce titre de billet :

ChasséEs d'ici, pilléEs là-bas et niéEs à Nice, la fin de la Marche des Sans-Papiers

Je ne m'étends pas sur le fond du sujet, une histoire de traîne-babouches exotiques qui se sont mis au sport d'endurance : sans intérêt. (Et, oui, je fais exprès d'être désagréable, bordel !) Mais tout de même, ce titre... Il n'y a pas quelque chose qui vous choque, dans ce titre ? Un truc parfaitement inadmissible, rétrograde, nous renvoyant aux photos jaunies les plus sombres de notre histoire, chères à ce bon M. Méoule ? Mais oui, bien sûr, vous l'avez vu comme moi, et les bras vous en sont tombés :

Où sont donc passéEs les Sans-PapièEres ?

Est-il supportable d'occulter d'une manière aussi cynique, et si typiquement sarkozienne, nano-vagaliste, le juste et bouleversant combat qu'elles mènent avec, pour toute arme, leurs immenses yeux clairs et leurs merveilleux sourires, face aux fusils à répétition de la réaction néo-libérale et pro-sioniste ? Certes, M. Sans-Papier est important, et il convient de se mobiliser. pour lui, hic et nuncE. Mais Mme Sans-PapièEres, pardon, c'est pas du sorgho light non plus ! Or, on semble bien la passer par pertes et profitEs avec un cynisme rare !

Il est temps de réagirE, mes sœurEs ! La France doit retentirE de nos clameurEs, entendre notre soifE de justice. De Mont-de-Marsanne à Strasbourge et de Perpignanne jusqu'à Arrasse.

dimanche 30 mai 2010

Le cul de Sandrine B. ou la possibilité d'une île

Quelques jours avec moi. Excellent film, comme presque toujours chez Claude Sautet, cinéaste que j'aime de plus en plus, en raison de la patine qu'il prend, au fil des décennies. Il a une telle capacité à saisir les petits pas de danse du réel que, avec le temps, ses films finissent par acquérir une sorte d'étrange exotisme, que l'on pourrait appeler un exotisme familier. C'est, dans mon cas, particulièrement vrai pour les grands films des années 70 – Les Choses de la vie, Vincent, François, Paul et les autres, etc. – qui me happent avec une force accrue à chaque vision. Parce que ce n'est ni l'intrigue ni les personnages qui agissent alors, mais l'époque elle-même – cette époque de ma jeunesse, que personne n'arrive comme Sautet à rendre dans toute sa simple et banale vérité.

Je n'avais jamais vu celui de ce soir, qui date de 1987. On est sans doute une ou deux marches plus bas que ceux que je viens de citer, mais cela reste néanmoins un excellent film. Jean-Pierre Marielle y joue un rôle difficile, dans la mesure où son personnage, du début à la fin, n'énonce jamais rien d'autre que des lieux communs, mais avec une réelle force de conviction : on le voit penser ses clichés. Daniel Auteuil est impressionnant d'opacité transparente, si l'on veut bien me pardonner l'oxymore : un taiseux cadenassé en lui-même, mais qui, dans le même temps, s'offre avec une simplicité désarmante.

Et puis, il y a la lumineuse Sandrine Bonnaire de ces années-là, trois ou quatre ans seulement après le merveilleux À nos amours de Pialat : un sourire d'enfant monté sur un corps d'une absolue plénitude de chair. Je crois que je rechignerais à accorder mon entière confiance à un homme capable de ne pas tomber amoureux de cette Sandrine de 20 ans. Elle, de dos, à la proue du bateau s'éloignant paresseusement vers le large, avec le Cold song de Purcell... Le cul de Bonnaire et sa robe légère : la possibilité d'une île.

samedi 29 mai 2010

De la lecture pour le week-end...

Étant absent jusqu'à demain soir, je n'ai pas eu le cœur de vous laisser sans lecture. Voici donc (roulements de tambour...), avec deux jours d'avance (re-roulements), le Journal d'avril.

vendredi 28 mai 2010

Nous z'au village aussi l'on a...

La Haute-Normandie est une région à la pointe extrême du progrès, où la modernité fait rage, je me fais une joie de vous l'apprendre. Nous aussi, nous avons nos clowns raisonneurs, nos augustes à férule, nos rebadigeonneurs de passé-qui-fait-peur et nos panégyristes d'avenir-qui-babille. Celui que j'ai trouvé, pas très loin de chez moi, est une pointure, un exemple, un concentré, une synthèse. Un cavalier de l'Apocalypse monté sur une Rossinante fourbue. Et les moulins qu'il charge (probablement pour les remplacer par des éoliennes) sont déjà si vermoulus qu'il lui suffirait à vrai dire de souffler dessus pour les voir tomber. Seulement, il a une lance – en pâte à modeler – et un baudrier – en nougatine : il faut bien que ça serve, ces petites choses, non ? Alors, notre Paillasse zébulonne, notre Quichochotte charge. Son billet du jour (retourner au lien ci-dessus, passer trois tours et verser frs. 10 000 à la Caisse de communauté) est une merveille, chaque phrase en est durable, chaque mot citoyen.

Empreinte de nationalisme, d'incitation à la fécondité, et renvoyant à l'image de la femme au foyer, la fête des mères a un arrière-goût de 3ème et 4ème République qui fleure bon la naphtaline et les photos jaunies !...

On le sent-y assez, le fier et juste mépris que nourrit ce garçon pour les horribles photos jaunies aux relents nauséabonds ? Sa haine équitable de la naphtaline d'où – je le rappelle – sort fréquemment une bête immonde ? Et cette ignoble femme au foyer, ricanante, sûre d'elle-même et dominatrice ? Il était tout de même temps que quelqu'un lui règle son compte, non ?

Je préfère sans hésiter la journée internationale des droits de la femme, même si cela démontre de fait les manquements et le chemin qui reste à parcourir entre terme d'équité face à l'homme.

Ah, mais, il aurait fait beau voir que notre Don Quichochotte hésitât ! Avec tous ces manquements que son œil de rapace repère partout sous les sabots de Rossinante. Et ce glorieux cheminement en terme d'équité qu'il a entrepris pour nous tous.

Une telle journée est tout de même plus dynamique, moins refermée sur la nation et permet forcément des avancées, d'année en année, dans tous les domaines : sociaux, familiaux, sexuels, professionnels, culturels...

Celle-là, ce bouquet en apothéose, c'est vraiment la plus belle, et Don Quiche a bien fait de terminer dessus : même à des fins de moquerie – ce qui n'est nullement dans ma nature, Dieu soit loué –, je n'aurais pas été capable d'un tel collier de perles. Tout y est : “dynamique”, “nation” associée à “refermée” (déjà, le concept d'une journée pouvant se fermer sur une nation, cela demanderait de longues et fines exégèses dont je me sens hélas incapable), et les “avancées”, ces merveilleuses avancées sans lesquelles aucun futur ne peut prétendre avoir d'avenir. Et des avancées sexuelles, encore ! On a bien hâte de les voir advenir, ces avancées sexuelles : elles nous changeront merveilleusement des vieux « Moi j'avance, toi tu r'cules » de ces salauds de réacs pétainistes restés sottement attachés à la Fête des Mères.

Mais c'est assez bavardé ; le vent se lève, la pluie menace : il est grand temps pour moi d'aller refermer cette journée sur ma nation, si je ne veux pas voir mes avancées toute salopées en terme d'équité.

jeudi 27 mai 2010

Les sujets qui ne m'intéressent pas (grande série qui s'amorce)

On va se limiter à deux pour aujourd'hui. Le premier, c'est bien entendu la picrocholine querelle à propos de l'anonymat des blogueurs. Je dis “bien entendu” car, chacun ayant pu voir que, de ce que j'écrivais, je signais tout, partout et tout le temps de mes nom et prénom véritables, il va de soi que, pour ce qui me concerne directement, la question a été réglée tout de suite, ne s'est même jamais posée. Juste une petite remarque avant de sortir. Les blogueurs “politiques” qui tentent de nous (et de se) faire croire qu'ils ont pris un pseudonyme pour obvier à d'éventuelles représailles sont des guignols : tout le monde se moque de leurs macérations corticales, ils peuvent donc bien continuer de vitupérer tous les pouvoirs en place, il ne leur arrivera malheureusement (malheureusement pour leur ego) jamais rien.


Le deuxième sujet qui, ces jours-ci, me plonge dans une hébétude quasi comateuse, c'est le fameux, très fameux, trop fameux problème des retraites. Voir des jeunes gens d'à peine trente ans entasser billet de blog sur billet de blog pour parler de la retraite provoque chez moi, et en alternance rapide, ironie et tristesse. Ironie lorsque je songe qu'un certain nombre d'entre eux, matin et soir, prennent devant leur miroir la pose du révolutionnaire foulant au pied tout ensemble l'injustice, la misère, l'intolérance, la guerre, le sionisme (liste non limitative), pour ne finalement produire, au milieu de ces shakespeariennes tempêtes annoncées, que la petite brise douceâtre de leur future retraite. Et tristesse de voir des gens ayant à peine plus de la moitié de mon âge être déjà requis par des histoires de camomille, des problèmes de châles, des questions de remboursements de dentiers – autant de choses qui me laissent de marbre, et même nettement ennuyé, moi dont la date de péremption n'est pourtant plus si lointaine.

mercredi 26 mai 2010

Elles ont existé, les années 80 ?

Il va de soi que je ne m'adresse nullement aux moins de trente ans, ni même aux moins de quarante : vous pouvez dégager, les jeunes. Que s'est-il passé dans ces années 80 ? Rien. Pour moi, rien. Je n'ai à peu près pas dessaoulé. J'ai pourtant quatre ou cinq souvenirs qui surnagent.

L'élection de François Mitterrand en 1981. La mort de ma grand-mère paternelle, en août 1985. Et, pis, celle de Bernalin, en novembre de la même année. Novembre 1985, le 17, un dimanche. Nous étions chez Jef et Tica, avenue Ledru-Rollin, comme pour une veillée d'armes – André était venu de Strasbourg –, nous déjeunions. Et soudain, le téléphone a sonné.

« Mais, gros con, tu as déjà raconté tout cela ! – Oui, et alors ? Je n'ai pas le droit de faire chier tout le monde avec mes morts ? – Ben... si. – Ah, tu vois... »

Donc, Bernalin est mort, ce dimanche-là, à 28 ans. Et lorsque nous sommes arrivés, André et moi, dans cette chambre de l'hôpital Saint-Antoine, tes yeux étaient encore grands ouverts, et ta bouche aussi – je me souviens très bien de ta pauvre gueule à ce moment-là. C'était effrayant et pathétique, ça dépassait les mot. On n'était pas encore habitué ; aujourd'hui, ça va mieux, on a fait une chose qui t'échappe : on a vieilli. Des morts, on commence à en avoir un certain paquet, imagine-toi. Si on avait le temps, je te dirais, rien qu'à France Dimanche, combien j'en ai sur les épaules.

Mais tu m'emmerdes un peu : je n'avais pas du tout l'intention de te parler. Je voulais évoquer les années 80. Au cours desquelles je n'ai à peu près pas dessaoulé. Eh oui, c'est comme ça : le peu qu'il te restait à vivre, je l'ai gaspillé. Mais on reprendra demain...

Donc, le lendemain...


Dans la mesure où je passais ma vie dans les bars, je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement, d'ailleurs. D'autant que je travaillais alors avec une solide bande d'arsouilleurs. Ils sont tous partis, ceux-là. Soit en retraite, soit au cimetière. Ou encore l'un puis l'autre. Tenez, une journée type, pour vous représenter la chose. À cette époque, au rewriting, il y avait presque toujours une bouteille de whisky dans un tiroir. Mais jamais la même, vu que celle du jour défuntait généralement entre six et sept heures du soir, lorsque le travail commençait à s'apaiser. Ensuite, il y avait Les Sablons, le bistrot le plus proche, sur cette infernale avenue Charles-de-Gaulle qui cisaille Neuilly en deux. Les Sablons était le quartier général des reporters, que ne fréquentaient pas les rewriters. Sauf moi : je faisais polyvalent. Ou jonction. Ou zone-tampon. Et les tournées défilaient. Comme je carburais alors au double whisky, lorsque je quittais le bar pour aller dîner – seul ou avec des amis –, je devais avoir l'équivalent d'une bouteille de cet aimable breuvage dans la tête. À table, du vin, naturellement. Puis, le plus souvent, rapatriement au Café de la plage de la rue de Charonne, où défilaient alors les pintes de Guinness ou de Smithwick's, suivant l'humeur. Comment ne suis-je pas devenu alcoolique (juste ivrogne...) avec un tel régime ? Mystère. M'ont peut-être sauvé tous les week-ends passés chez mes parents, avec retour systématique en mode eau minérale. Mais on comprendra que mes souvenirs des années quatre-vingts soient du genre clairsemés. Je ne me rappelle même pas avoir lu des livres, hors ceux qui meublaient mes fins de semaine solognotes, justement.

Vers 1988 ou 89, j'ai commencé à en avoir sérieusement marre. Je sentais qu'il devait se passer quelque chose, mais je ne voyais pas du tout quoi. Et c'est alors, au moment où le dégoût de soi commençait de poindre, que, scénario impeccablement huilé, L'Irremplaçable est venue, un soir, me rejoindre au bar des Sablons...

Les années 80 étaient terminées, et je ne les ai jamais regrettées, ces connes.

mardi 25 mai 2010

L'hypocrisie française, vue de Russie (et du XIXe siècle)

Les Golovlev (1880) est l'œuvre la plus connue de Mikhaïl Saltkykov-Chtchédrine, l'un des grands romanciers russes du XIXe siècle, avec Gogol, Dostoïevski et Tolstoï. On pourra leur adjoindre Tourgueniev, bien qu'il soit beaucoup moins russe que les quatre autres. Saltykov-Chtchédrine est intensément russe, me semble-t-il. Mais je reviendrai sur lui, je pense, lorsque j'aurai terminé ses Golovlev, dont je n'ai pour l'instant lu qu'une petite moitié. En attendant, je voudrais juste en donner cet extrait (éditions Sillage, p. 162-163):

« En France, l'hypocrisie est développée par l'éducation, elle constitue, en quelque sorte, le fond des “bonnes manières”, et elle a presque toujours une teinte politique ou sociale marquée. Il y a des hypocrites de la religion, des principes sociaux, des hypocrites de la propriété, de la famille, de l'État, et ces derniers temps même sont apparus des hypocrites de l'“ordre”. Si cette sorte d'hypocrisie ne peut être qualifiée de conviction, c'est en tout cas le drapeau autour duquel se rassemblent les gens qui trouvent leur compte à être hypocrites de cette façon plutôt que d'une autre. Ils le sont consciemment, dans le sens que réclame leur drapeau, c'est-à-dire qu'ils savent qu'ils sont hypocrites et savent en outre que les autres ne l'ignorent pas. Dans la pensée du bourgeois français, l'univers n'est pas autre chose qu'une vaste scène sur laquelle se donne une éternelle comédie, dans laquelle un hypocrite donne la réplique à un autre. L'hypocrisie, c'est l'invitation à la décence, au décorum, à une belle mise en scène, et, surtout, c'est un frein. Non, bien entendu, pour les pharisiens qui planent dans les hauteurs de l'empyrée social, mais pour ceux qui sans astuce grouillent au fond du chaudron. »

Saltykov-Chtchédrine ne nous aimait pas beaucoup. En cela aussi, il est très russe. Dostoïevski également détestait les Français, pour des motifs surtout religieux mais pas exclusivement : notre côté “laïcard repu” l'exaspérait.

Le Végétarisme, ça flingue les neurones

D'aucuns vont encore dire que j'exagère, évidemment. C'est pourtant la terrible vérité : se nourrir exclusivement de légumes et de poissons, ça finit par vous niquer le bulbe. La preuve : l'Irremplaçable vient de m'avouer que, cette nuit, elle avait rêvé de cochons. Et pas des types avec la langue pendante qui prétendaient lui faire des trucs même pas répertoriés dans les manuels spécialisés expédiés sous pli discret : non, non, de vrais petits porcelets, tout roses, tout propres, grassouillets à cœur et suppliant presque d'être mangés. De mon côté (mon côté du lit), à peu près au même moment, je prenais la décision de tondre la pelouse sans plus attendre, afin de ne pas avoir à le faire aujourd'hui.

L'idéal serait peut-être qu'on achète une paire de moutons sur pattes : je n'aurais plus à ratiboiser cette saloperie de gazon et nous aurions de la viande à satiété. Sauf que ni Catherine ni moi n'aurions le cœur de les faire tuer, ces deux crétins bêlants se retrouveraient à mourir de vieillesse. Et nous, on continuerait à rêver de cochons gras et roses.

dimanche 23 mai 2010

Du politburo de la SLRC

La Société des lecteurs de Renaud Camus, après d'interminables mois de fermeture, soi-disant pour rénovation, a rouvert ses portes. Elle est toute belle, désormais. Nul ne peut plus s'y exprimer s'il n'est pas passé sous les fourches caudines du “modérateur” autoproclamé, mais elle est très jolie. Je vous passe les détails qui m'ont conduit à demandé mon retrait de cette société-là (ce sera plus clair dans mon journal de mai), mais en attendant, voici :

Personnellement, il m'arrive d'avoir l'impression – sur la SLRC ou dans mon blog – de “mouiller ma chemise”, à propos des livres de Renaud Camus. Non que cela me prenne beaucoup de temps ou une peine infini, mais simplement parce que, au moment de tenter de livrer mon impression sur tel ou tel livre (qu'il soit de Camus ou d'un autre écrivain), je suis toujours confronté à une envie de fuite. La certitude que je vais dire des sottises, énoncer des lieux communs, etc. Dans le cas de Camus, je le fais tout de même. Même si je sais que, parmi ses lecteurs, certains plus brillants que moi vont sourire de pitié à lire mes considérations nébuleuses, mes “critiques” ne se haussant pas au-dessus du journalisme le plus courant. J'y vais malgré tout. En me disant – quand c'est sur ce blog – que peut-être je vais amener UNE personne à ouvrir UN livre de Renaud Camus, ce qui finalement me ferait déjà bien plaisir.

Sur le forum de la SLRC, c'était autre chose. Depuis 2006 que j'y parais, j'ai toujours transpiré d'angoisse avant de cliquer sur le petit cartouche “publier”. Je savais être sinon guetté, sinon attendu, du moins lu au tournant. Et je savais aussi, comme encore aujourd'hui, que mes pauvres considérations n'avaient pas grand intérêt.

Néanmoins, j'y tenais. Pour une raison simple, au fond : nous sommes complémentaires. Il me semblait que nous l'étions, en tout cas. Je serais parfaitement incapable de décortiquer les Églogues comme le fait Valérie Scigala. Pas davantage je ne pourrais me livrer à ces triples saltos arrière dont un Guillaume Cingal s'amuse. En revanche, il me semble que je suis, moi, capable de donner envie de lire tel ou tel livre, qu'il soit de Camus ou de n'importe qui d'autre. Je veux dire : donner envie à des gens qui préféreraient ne pas le lire. Quand d'autres seraient plutôt équipés pour décourager un peu tout le monde.

En 2007, lorsque Mme de Véhesse intervenait encore sur le forum de la SLRC, et qu'il s'y présentait un candidat à la lecture de Renaud Camus, j'étais toujours un peu effondré de voir ce qu'elle lui recommandait de lire. Je pense qu'elle a dû en décourager plus d'un, au nom d'une sorte d'exigence que je respecte évidemment. Mais, moi, dans le même temps – mon côté journaliste, sans doute, au plus mauvais sens du terme, ou même au meilleur –, ce “petit nouveau”, j'essayais de discerner, dans les quelques lignes qu'il avait laissées sur le forum, ce qui, dans cette œuvre pléthorique et protéiforme, serait le plus susceptible de l'inciter à continuer, à aller de l'avant. Si l'on veut, Valérie Scigala s'adressait à des adultes, et moi à des enfants, dont il convient d'assurer la marche hésitante : nous n'étions pas opposés, peut-être même pas complémentaires : co-existants, et c'était très bien, il me semble.

On se rejoignait où ? Sur le forum de la SLRC. Nous étions (sommes, il faut l'espérer...) une petite bande, trop petite à notre goût, qui avait un but commun : faire lire Renaud Camus. Cela voulait dire travailler “dans la vraie vie”, ce que chacun continue à faire, j'en suis bien certain, ne pas perdre une occasion de faire surgir son nom, prêter un livre en sachant qu'on ne vous le rendra pas, mais se dire que s'il a été lu, peut-être, n'est-ce pas...

Et on venait se “retremper” sur ce forum. Pas forcément parce qu'on avait des choses merveilleusement intelligentes à dire sur ce livre ou sur cet autre. Pour se retrouver “entre Camusiens” (je me demande si ce n'est pas moi qui ai inventé l'adjectif, du reste... Non, sans doute pas... en revanche, “camusard”, oui !), cesser un moment de présenter “notre” écrivain, de répéter les mêmes choses, de redresser le bâton plongé dans l'eau, comme dit Céline, se retrouver, quoi. Le plaisir d'être entre soi. De savoir que telle allusion sera comprise par au moins trois ou quatre. Telle référence chopée au vol.

Et puis, tout soudain, on dérapait. L'un, parce qu'il avait bu, ou s'était interdit de boire, ou sortait d'une églogue particulièrement ébouriffante, ou encore... Bref, l'un déposait un message de deux lignes, ou de vingt-cinq, qui faisait demander à tous les lecteurs de ce petit coin s'ils étaient eux-mêmes parfaitement normaux. Mais un autre lui répondait sur le même ton (moi, assez souvent : j'aime beaucoup les “dérapages”...), puis un troisième, et de nouveau le premier, et... ainsi de suite. On s'amusait bien.

Là-dedans, il y avait Renaud Camus. Lorsqu'on écrivait des billets super-sérieux sur ses livres, il faisait le mort : rien de plus normal. Je ne vais pas me mettre à sa place, évidemment, mais enfin il n'allait pas la ramener à ce moment-là. Quand Pierre ou Paul ou Jacques écrivaient des choses tirées des tripes (pardon...), il n'allait tout de même pas jouer les maîtres d'école, si ? Non.

En revanche, il arrivait très fréquemment que lui et d'autres se mettent à “déconner”., pour un oui, un non, ou ni l'un ni l'autre. On échangeait alors des propos. Même pas : des riens du tout. Mais chacun avait sa raquette de ping-pong en main, et la balle volait dru. Camus s'amusait, si on m'autorise l'allitération, moi aussi, quelques autres de même., y compris parmi ceux qui préféraient ne pas participer à l'échange. On ne parlait pas, alors, des livres du Maître, et le Maître semblait s'en foutre. On s'amusait. Comme des gosses. Ou, plus précisément, comme des adultes englués dans le travail qu'ils savent devoir fournir, mais qui sont bien contents de s'échapper un moment, par la gauche, par la droite, par le haut, par le bas : de rire juste un peu, quelques minutes, avant de s'y remettre.

Le Politburo de la SLRC a décidé que ça suffisait. Qu'on avait assez ri. Et que ce n'était pas raisonnable de se coller des pains dans la tronche quand, parfois, il nous en prenait l'envie. Le Politburo a décidé de normaliser. Le Politburo va crever, et la SLRC avec lui. Et les gens qui ont envie de parler des livres de Renaud Camus, ils iront où ? Et ceux qui ont envie, durant quelques minutes, de rire avec Renaud Camus ? Et Camus lui-même ? Entre deux pages de lui pas encore écrites, et que nous attendons, s'il a envie de se détendre un peu, comme ça, il ira où Renaud Camus, monsieur X. X. ? Il peut toujours venir chez moi, bien sûr, la maison est ouverte, mais enfin...

Vous ne voulez plus que des discussions haut-de-gamme, M. X.X. ? Du garanti “prise de tête” pleine peau? Mais on se prenait très bien la tête sans vous, quand l'envie nous en prenait, vous vous souvenez ? À l'époque où il n'y avait pas de politburo, on parlait très souvent des livres de Renaud Camus. On ne vous entendait jamais, on ne savait même pâs si vous l'aviez lu, et puis on s'en foutait. Mais nous on en parlait, de Renaud Camus.

Madame Amazon.fr, je t'emmeeerde !

Voilà deux jours de suite que je suis sollicité par Madame Amazon.fr – j'ai décidé qu'il ne pouvait s'agir que d'une femme, pour me les briser à ce point et en toute bonne conscience – afin que je lui achète un livre. Rien d'inhabituel à cela : comme je suis ce qu'on doit pouvoir appeler un très bon client, la dame fait son possible pour que je me transforme en excellent client. Ou en client d'honneur, ou je ne sais quoi d'encore plus performant. Jusqu'à maintenant, je ne disais rien, je me résignais à l'inévitable de ces relances, me contentant d'envoyer toute sollicitation racoleuse à la poubelle. Mais là, je dis stop ! Car, depuis hier, la donzelle.fr prétend me faire acheter rien de moins que le dernier roman de Marc Lévy.

C'est toujours comme ça, la vie à deux, et surtout la .fr : vous vous cotoyez intimement durant des années, vous avez l'impression de ne rien cacher à l'être aimé.fr et de n'avoir plus le moindre secret pour lui. Puis, un matin, vous vous réveillez semblable aux autres jours mais, dans le miroir que vous tend l'irremplaçable.fr, vous découvrez un monstre au sourire benêt et au regard vide. Un semi-mongo à qui l'on peut sans rougir ni éclater de rire proposer le dernier roman de Marc Lévy. C'est triste.

vendredi 21 mai 2010

Cours, camarade, le vieux monde est devant toi !

J'aime beaucoup les gauchistes. Parfois, quand je m'ennuie, ou que j'ai le moral sous le ligne de flottaison, je vais lire leurs blogs. Mon préféré, c'est CSP, Comité de Salut Public : déjà, il faut oser, non ? Mais le gauchiste, ça ose tout, c'est même à ça qu'on le reconnaît. Il y a deux personnes, à l'intérieur de cette baudruche des grands soirs : un énervé qui enfile les insultes comme d'autres les perles, et un petit boutiquier des lendemains qui chantent, lequel se livre à des considérations stratégiques qui collent le vertige. Par exemple, dans son avant-dernier billet, il se livre à une révision déchirante de tous ses idéaux concentrationnaires et finit par convenir qu'en 2012, le parti du facteur va devoir composer avec Mélenchon. Vous vous rendez compte de cette torture : composer avec Mélenchon ? On ne sait pas encore quel type de symphonie il en sortira, mais enfin, CSP est prêt à composer et n'hésite pas à le proclamer : ça va tanguer dans les arrière-cours révolutionnaires, je vous le dis !

Quand on va se promener sur les blogs gauchistes, l'erreur à ne surtout pas commettre est de zapper les commentaires. Car c'est là que se cache le plus souvent la perle de l'huître. Par exemple, il y a un quart d'heure à peine, chez le toujours alerte CSP, je suis tombé sur cette phrase :

De toutes façons, si révolution il doit y avoir, elle ne se fera probablement pas avant 2012, ou en tout cas ne portera pas ses fruits d'ici là.

Je trouve ce “probablement” tout à fait irrésistible. On sent le garçon qui se contraint à la lucidité, qui ne veut pas céder à trop d'optimisme en annonçant une révolution sous huitaine : c'est beau et c'est noble.

Non, vraiment, camarades, surtout ne changez rien : c'est comme ça que je vous aime.

L'antisémitisme repeinturé de frais

« Depuis la tragédie hitlérienne, l'antisémitisme politique a pratiquement disparu de la surface du globe. Non pas, bien sûr, qu'on ait cessé comme par enchantement de détester les Juifs. Mais la malveillance demeure à l'état diffus. Le préjugé ne se constitue pas en vision du monde. Ce qui lui manque pour sauter le pas ? La peur.

« (...) L'idéologie raciste n'a pas résisté au naufrage du nazisme. Unanimement rejetée de la sphère politique, elle n'apparaît, avec une violence d'ailleurs redoutable, que dans le domaine privé. Nous sommes habitués à cette dichotomie : les hommes politiques parlent le langage de la justice et de l'égalité, et c'est aux particuliers qu'il revient d'exprimer brutalement leurs allergies ou leurs préventions raciales. Parions même que nombre de racistes n'aimeraient pas voir ministres et députés utiliser à la tribune les mots qu'ils emploient, eux, dans l'intimité. Ils seraient sincèrement choqués par cette intrusion soudaine, dans le vocabulaire politique, d'une violence ou d'un mépris qui n'ont rien à y faire.

« (...) Ainsi, l'hostilité contre les Juifs n'est plus politisable : leur nom même y fait obstacle, parce qu'il désigne une ethnie et qu'il évoque un martyre. De là, l'importance essentielle du mot : sionisme. Les sionistes, en effet, ne sont pas les membres d'une nation ou d'une race, mais les partisans d'un système. Et l'expérience historique n'interdit pas de trouver ce système nuisible, ni même de hisser ses dirigeants à la hauteur de personnages occultes et tout-puissants qui manipulent l'opinion et qui influent sur le destin mondial. L'antisémitisme doctrinal ne pouvait guère se perpétuer qu'en se débaptisant : il l'a fait, et ce remplacement du “juif” par le “sioniste” est plus qu'un artifice rhétorique ; ce qui se révèle c'est la mutation de la pensée totalitaire. De nos jours, on persécute des idéologies et non des peuples, il n'y a plus de sous-hommes, mais des valets de l'impérialisme, des fascistes sous l'égide de l'étoile bleue, des militants, pour tout dire, d'un “nouveau type de nazisme”. Bref, le racisme n'a droit de cité dans le langage politique contemporain que sous la forme de son contraire. »

Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Point-Seuil, p. 177-179.

La mémoire est soluble dans l'alcool : j'ai vérifié

Tout à l'heure, lorsque j'ai émergé de la chambre matrimoniale, l'Irremplaçable m'a dit : « Il est bien, ton billet d'hier soir... » J'en ai aussitôt conçu quelque inquiétude, car je n'avais aucun souvenir d'avoir écrit un billet hier soir. Je viens de le relire : en effet, ça va, il n'y a pas lieu d'en rougir. Mais il serait tout de même préférable que je remisasse les alcools forts dans un passé révolu : ils me niquent les neurones de mémoration avec une puissance de feu à peine croyable.

Pour ce qui est du dessin de Geluck, vous vous demandez ce qu'il vient faire ici ? Moi itou. C'est juste que j'ai tapé “amnésie” dans Goux Gueule images, et que c'est lui qui est sorti. Comme il n'avait vraiment aucun rapport avec la choucroute, je l'ai évidemment choisi.

jeudi 20 mai 2010

Les autels de mon père

À Catherine, qui m'a rappelé ce titre douze fois...


Mon père est un gros mangeur d'ecclésiastique. Il tient cela du sien (de père), Maurice Goux, le clown improbable et repentant, notre grand-père commun, à l'Irremplaçable et moi. Cela ne l'a pas empêché (mon père) d'épouser ma mère à l'Église et en l'église de Sedan, Ardennes. De toute façon, il n'avait pas le choix : c'était l'Église ou rien. Il a plié, du reste il a bien fait puisqu'il s'apprêtait à plier pour les 55 ans à venir (on en est là).

Néanmoins, non croyant, croit-il, mon père a ses autels dont il est un fervent desservant, et de plus en plus à mesure qu'il vieillit. Par exemple, si vous dites (bêtement) “Sel de Guérande”, mon père entre en extase, avec la ferveur d'un saint Jean-de-la-Croix laïc. Essayez : vous allez aussitôt l'entendre soupirer : » Aaah ! le seeel de Guérande ! » (Approximativement.) Mon père n'a évidemment aucune idée de ce qui différencie le sel de Guérande de n'importe quel autre sel. Moi non plus : c'est ce qui me rapproche de mon père.

Mais, lui, il croit à ce qu'il dit. Mon père croit à ce qu'il dit. Il est persuadé que le sel de Guérande est une espèce de chose qui lui permet de se faufiler à travers un long chemin qui le mène de son père à moi : vous comprenez ce que je dis ? Je suis le premier, de cette famille, qui peut surplomber tout le monde. Mais c'est à eux que je le dois. Je suis (d'une certaine manière, et seulement d'une certaine manière) supérieur à mon père, qui lui-même était supérieur au sien. Et, du côté de ma mère, mon grand-père ne rêvait rien d'autre qu'un avenir pour ses enfants supérieur au sien – évidemment.

Comment vous dire, mes petits-bourgeois, satisfaits d'eux-mêmes ? Je suis d'un temps où chaque génération espérait que les enfants réussiraient PLUS, réussiraient MIEUX. Et ils ne s'intéressaient pas tellement à leur retraite, comme vous, aujourd'hui. Vous vous croyez de gauche ? Révolutionnaires ? Mais vous avez 30 ans ! Et vous pensez à vos retraites : vous êtes pitoyables, et ce n'est même pas votre faute.

Pendant ce temps, mon père sacrifie à ses autels. Le sel de Guérande... Son jardin... Deux ou trois autres sujets qui le font redresser la tête, toujours. Pour vous les donner, il faudrait que je replonge dans une adolescence lointaine. Je peux essayer, bien sûr. Mais moi-même, j'oublie ces choses. Tenez, le jardin, c'était quelque chose. Lorsque nous vivions dans des HLM pourris, militaires ou non, vers la fin du repas, quand nous discutions, et que nous parlions de légumes et de fruits et d'arbres (surtout mes parents, à vrai dire), mon père concluait toujours par un sonore : « J'en mettrai dans mon jardin ! » Et on riait, même ma mère (et elle avec quelque chose de confiant dans le rire), parce qu'on pensait qu'il n'aurait jamais de jardin – et finalement si.

Néanmoins, jardin ou pas, mon père a gardé ses autels. Son sel de Guérande et tous les autres. Comment vous dire ? Il est debout, même si je me moque. Mon père est debout. Il vacille, certes, et il m'arrive de ne pas tout à fait l'accepter – comme hier ou avant-hier. Mais enfin, je sais ce qui va se passer.

Le sel de Guérande. Que croyez-vous ? Un jour prochain, mon père va disparaître (c'est son côté nul...). Et, jusqu'à la fin de ma propre vie, ce sel de Guérande qui me fait rire aujourd'hui brillera de tous ses cristaux, n'est-ce pas ? Je m'arrangerai avec lui pour rire de mon père. Et je pense que j'y parviendrai, du moins j'espère – mais il n'y a rien de certain.

En vérité, mes jeunes amis, je sais bien qu'il ne peut plus rien, de ce point de vue, m'arriver de choses agréables. À vous non plus, mais vous n'en savez encore rien. Enfin, si, peut-être...

La musique coule, et sombre le navire

Voici ce qu'Olivier Greif notait dans son journal, en 1998 : « Lorsque ma musique vient trop vite, j'ai mauvaise conscience. C'est soit parce qu'elle est mauvaise, soit parce que je vais mourir bientôt. » Il est mort deux ans plus tard, soudainement, à l'âge de 50 ans.

mardi 18 mai 2010

Petites nouvelles sans importance de ma guerre d'Espagne

Après plus d'un an de silence absolu, Carlos a resurgi ce matin, par voie de mail. Et comme s'il poursuivait une conversation commencée avant-hier. Il est coutumier du fait – en tout cas avec moi. Lorsqu'il ne va pas bien, ou pense n'aller pas bien, il se produit chez lui un repliement sur soi, un retrait dans la première coquille d'emprunt qu'il trouve, tel un bernard-l'hermite. C'est ainsi que, dans notre vie commune – car il me semble qu'on peut appeler comme ça nos 37 ou 38 ans de rapports intensifs et jamais vraiment interrompus –, nous avons eu deux ou trois “trous” de ce genre, le plus important s'étant produit après la mort de son père, personnage dont je souhaite moi-même dire des choses et des choses depuis longtemps, et dont je ne parviens pas à tirer la moindre ligne. Mais je crois commencer à comprendre pourquoi : le décalage est de plus en plus grand entre l'importance qu'il a eue dans ma vie d'adolescent et la façon dont je regarde, soupèse, juge ses idées aujourd'hui, au regard de ce que je suis devenu.

Écartèlement plutôt que décalage, mais bien sûr entièrement de mon fait. Cet homme (ou sa mémoire) reste extrêmement agissant, même si je me rends compte qu'aujourd'hui, nous ne serions probablement d'accord sur rien. Et encore, encore que... Une chose me semble certaine – et précieuse, finalement –, c'est que cet Espagnol invivable et irrésistible m'a littéralement sorti de moi-même, précisément à l'âge où l'on commence à s'y sentir enfermé. Il a ouvert des fenêtres, derrière lesquelles se tenaient Zola, Bernanos, Ortega y Gasset, plein d'autres encore qui n'attendaient que moi. Je pense être véritablement entré en littérature (comme on revêt la robe de bure, mais sans jamais dépasser le stade de frère convers, hélas) par Carlos d'abord, en l'année scolaire 1972 - 1973, puis, après quelques mois de probation, par Juan, son père.

Juan H. est aussi cette personne qui, d'une certaine manière, m'empêchera toujours de m'éloigner trop d'une certaine gauche, en tout cas de la renier. Non, non : il ne s'agit ni de gauche ni de droite ! ce qu'il m'a inculqué (et j'aime beaucoup ce verbe que vous devez détester), c'est une certaine obligation de liberté individuelle. Lorsque j'ai connu cet homme, il était une sorte de figure “historique” de l'anarchisme espagnol en exil. Cela ne l'a jamais empêché (je l'ai vu cent fois le faire) de secouer comme des pruniers malingres les autres anarchistes espagnols, institutionnels et pré-retraités, pour qui, néanmoins, on sentait dans ses sarcasmes une véritable tendresse. (Et mon Dieu qu'il se foutrait de ma gueule s'il pouvait lire cela !)

Du reste, il se foutait toujours de ma gueule. Tous les samedis soirs, dans ces années 1973 - 1976, que j'allais passer chez lui, à Ingré, Loiret. Et il faisait bien : le drame des adolescents d'aujourd'hui, peut-être, est qu'aucun adulte n'ose plus se foutre de leur gueule, leur affirmer tranquillement en face qu'ils ne sont encore que des petits cons incultes et péremptoires, mais que, peut-être, avec le temps, s'ils font vraiment des efforts...

Juan H. était pénible, et je lui rends grâce de l'avoir été. Les boutonneux de 18 ans ont dramatiquement besoin d'adultes pénibles : j'en ai eu un. Il était pénible aussi parce qu'il avait presque toujours lu avant vous le livre que vous veniez à peine de terminer – et, en plus, il en avait lu d'autres dont vous n'aviez jamais entendu parler, malgré vos petites études bourgeoises. Et il ne se privait pas, en ces occasions, de se foutre de votre gueule.

Autre écartèlement : Juan H. était maçon. Si bien que les petits gauchistes à la mie de pain que nous étions applaudissaient bruyamment à cette “supériorité ouvrière” qui était la sienne ; mais, en même temps, dans les tréfonds, une voix inconnue nous grondait que c'était tout de même injuste que ce poseur de briques en sache dix fois plus que nous, qui poursuivions d'impeccables études gentiment programmées.

Juan H. était un agent de discorde. Je suppose que mon père l'a détesté, parce que je ne parlais que de lui à la maison, le citais en exemple à tout propos, et si possible pour “démontrer” à mon père qu'il ne pouvait avoir que des idées à la con. Je ne suppose plus que mon père l'ait détesté : je sais bien, aujourd'hui, qu'il s'en foutait, et que mes moulinets de bras ne lui faisaient même pas trembloter une oreille (qu'il sait pourtant faire bouger toutes seules : c'est une chose qui m'a toujours épaté, chez mon père – et Juan, lui, ne savait pas le faire, à ma connaissance). Il y a aussi que je sais désormais à quel point ces deux hommes devaient se rejoindre sur l'essentiel, à savoir le devenir de leurs deux petits connards de fils aînés : rien que ça, ils auraient pu parler durant des heures, sans doute, si l'occasion s'était présentée.

Juan H. était un point fixe. Ces samedis soirs – qui se prolongeaient volontiers jusqu'à deux, trois, voire quatre heures du matin (et sans boire une goutte d'alcool !) –, dont j'ai l'impression qu'ils ont duré une éternité, quand je sais très bien que ce n'est pas vrai, ils m'étaient à la fois l'oxygène et le poison, ils ont formé ce que je suis, sans que je sois bien capable de déterminer dans quelles proportions. Il pouvait se passer n'importe quoi durant la semaine – ou, pis : ne se rien passer –, je savais qu'il y aurait un samedi soir à Ingré. Des soirées qui se payaient parfois hautement : j'habitais à trente kilomètres et circulais à mobylette. J'ai des souvenirs de retours nocturnes à travers la Sologne, par - 5 voire - 10 (on parle en Celsius...) qui, aujourd'hui, forment quelques-uns de mes souvenirs les plus précieux, au moins dans la mesure où l'arrivée à La Ferté, devant cette maison où mes parents dormaient, où j'étais donc le seul humain conscient... Enfin bref. Quoi qu'il advienne, il y avait un samedi soir. Quasiment immuable, tel que notre adolescence nous semble à tous, je crois.

À mon entrée – porte ouverte soit par Carlos, soit par sa mère : Juan H. ne se déplaçait jamais pour ouvrir, et les rares fois où c'est arrivé, j'en conserve le souvenir d'une espèce de choc, d'une sorte de mauvais pressentiment, en tout cas une incongruité –, à mon entrée, donc, dans la cuisine qui était aussi la “pièce à vivre”, comme on ne disait pas, Juan H. était assis sur sa chaise de bois – récupération de bureau de ces années-là –, le pied gauche sur l'un des barreaux de MA chaise, et lisant le Monde. Toujours. Il me saluait d'un « Bonjour, mon pétit couillon ! » (avec accent sur le "e", comme il se doit pour un Espagnol, et "r" roulé que je ne parviens pas à marquer graphiquement), je lui répondais : “ Salut, chef ! ” (ou Jefe quand j'étais en veine de multilinguisme), et il me collait une bourrade à me dézinguer l'épaule en bougonnant : « M'appelle pas chef ! ». Parce qu'il se souvenait qu'il était censé être anarchiste. Puis, je m'asseyais et on commençait à parler – lui principalement. Moi, je faisais en quelque sorte le “mur de squash”, et j'aimais bien ça. J'avais l'impression que le monde s'ouvrait, se déployait ; je maudissais mes parents de n'être pas comme lui et, bien entendu, aujourd'hui, je ne cesse de me traiter de con pour cette puérile malédiction.

Juan H. était un roc inentamable sauf par lui-même. Les fêlures et failles m'étaient alors invisibles, et c'est pourquoi je poursuis avec lui une sorte de dialogue après 20 ans de mort (de sa part). Et que, plus ça va, plus je l'énerve. C'est d'ailleurs peut-être pour cela que mon épaule gauche me fait obstinément souffrir : ses bourrades. Quoique, vu nos places respectives dans la cuisine d'Ingré, ce devrait plutôt être mon épaule droite : Juan est imprévisible, donc chiant.

Juan H. n'est pas un souvenir. Je pense qu'il ne l'aurait pas supporté. Il est incorporé à mon existence – mais je ne suis pas sûr qu'il l'aurait supporté davantage. Cependant, il faut bien qu'il fasse avec.

Juan H. fait à lui seul que le mot “maçon” m'est toujours agréable et résonnant, alors que je me fous complètement des gens qui élèvent des murs et construisent des maisons.

Juan H. fait que ce billet est fort long, parce que je devrais dire encore mille choses et que, par le fait, il me devient impossible d'y mettre fin. Et c'est normal : je ne suis jamais reparti d'Ingré autrement qu'à la nuit noire. Or, il fait terriblement jour.

Aux urnes citoyennes !

Sur ce blog, décidément très pince-sans-rire, et d'où j'ai déjà tiré un billet il n'y a pas si longtemps, je tombe sur cette information capitale (dans les deux sens du terme) :

Les fossoyeurs de la Ville de Paris ont déposé un préavis de grève pour ce lundi 17 mai. Les inhumations pourront tout de même être assurées, à la charge des sociétés de pompes funèbres.

Le préavis de grève des fossoyeurs de la Ville de Paris porte sur des revendications d’horaires et salariales et une réunion a eu lieu mercredi dernier avec des représentants de La CGT des Espaces Verts, Sports, Prévention et Cimetières. « La mairie a fait des propositions sur une partie des revendications que la CGT va soumettre aux fossoyeurs lundi matin », avant de décider de mettre ou non à exécution le préavis, a indiqué à l’AFP le directeur de cabinet de Bertrand Delanoë.

Les compagnies de pompes funèbres ont été informées de la situation par le conservatoire des cimetières, assure la mairie, qui précise qu’elles pourront faire les inhumations, en assurant elles-mêmes le fossoyage.

Évidemment, comme nous avons, dans ce blog, une vraie conscience de classe, nous espérons fermement que cette grève ne sera pas enterrée comme trop d'autres. De même qu'un soutien trop voyant de Nicolas “Cométologue” Jegoun n'est pas souhaité, car cela reviendrait à noyer cet éminent mouvement citoyen (je propose comme appellation de ralliement : “La Pelle du 18 juin”) dans la bière.

Au passage, vous aurez tous noté ce merveilleux intitulé : CGT des Espaces Verts, Sports, Prévention et Cimetières. Le tout avé majuscules et grands éclats de rire.

lundi 17 mai 2010

Papa pique et Maman Goux

À Isabelle, qui connaît le truc...

« Didier, arrêtez de nous rappeler que vous avez des parents. On se demande toujours qui a pu vous engendrer. »

Tel est le commentaire que Nicolas “des liens, bordel, des liens” Jegoun me laissait hier. Je lui ai d'abord répondu que mes parents ne souhaitaient pas que l'on s'appesantît sur cette partie, peu glorieuse en effet, de leur vie reproductive. Puis, il m'est apparu qu'il serait bon de faire un peu de lumière sur mon terrible fardeau héréditaire.

Mes parents avaient annoncé leur arrivée au Plessis « entre quatre heures et quatre heures et demie ». Ce qu'on ne pouvait mettre à doute, mon père dressant depuis un demi-siècle et avant chaque départ de chez eux un minutieux “plan de vol”, écrit à la main et au crayon à papier. Ils ont franchi le portail à cinq heures moins vingt, non sans avoir dû aller faire demi-tour au bout de la rue de l'Église, ma mère ayant affirmé que nous habitions au 27, de ce ton péremptoire qu'elle emploie pour affirmer toutes choses, y compris les moins avérées. Après s'être fait bestialement agressée par les trois molosses, la digne femme s'est mise en devoir de nous expliquer le pourquoi de leurs dix minutes de retard : ils avaient fait une halte à Pacy-sur-Eure pour boire un verre dans le seul bistrot ouvert en ce dimanche après-midi. Je marquais un léger étonnement : le centre de Pacy est à quatre kilomètres de la maison, lesquels se couvrent en trois minutes, hors tracteurs, bétaillères, et autres véhicules casse-burnes. Ma mère eut alors cette réplique qui, bien entendu, me laissa sans voix :

« C'est que j'avais très envie de faire pipi et je déteste me précipiter aux toilettes lorsque j'arrive chez les gens. »

Donc, pour satisfaire au questionnement de Nicolas “Number one” Jegoun, voilà ma réponse : Didier Goux a été enfanté par une femme qui préfère perdre un quart d'heure dans un troquet sinistre de Pacy plutôt que de se rendre directement aux toilettes lorsqu'elle arrive chez son fils aîné, qu'elle connaît pourtant intimement depuis 54 ans et 2 mois.

Passé le léger vertige provoqué par cette réponse, nous nous installâmes au salon, et la conversation ferroviaire put commencer. Mes parents sont d'excellents spécialistes de la conversation ferroviaire, et chaque année qui passe un peu davantage – ce n'est pas pour rien que j'ai forgé l'expression à leur seule destination. Comme son nom l'indique, la conversation ferroviaire fait penser à une gare de triage. Tout d'abord, vous roulez sur une voie unique. Puis, soudain, un ingénieux embranchement survient, et hop ! vous vous retrouvez avec deux voies, qui s'écartent rapidement avant de devenir parallèles et parfaitement ignorantes l'une de l'autre. Il arrive que ces deux voies se joignent à nouveau, quelques kilomètres plus loin, mais ce n'est jamais certain.

Même chose pour la conversation de mes parents. On part d'un sujet unique, lequel peut être absolument n'importe quoi : le nouveau travail de mon frère, Philippe, le trajet que mes parents ont emprunté pour venir de Sedan (celui-là est un grand classique, un passage obligé, un must...), les nouvelles plantations de leur jardin, etc. À un moment, généralement très tôt après la sortie de la gare, mon père (c'est presque toujours lui) achoppe sur un mot, une image, une idée adventice : c'est l'embranchement. À partir de là, ma mère et lui vont rouler chacun sur ses rails propres, sans paraître s'aviser que l'autre est depuis longtemps perdu de vue, malgré la quantité invraisemblable de décibels que tous deux s'appliquent à nous balancer aux trompes d'Eustache dans l'espoir de prendre le meilleur sur l'autre. Comme mon père, ainsi livré à lui-même et débarrassé de la férule conjugale, a tendance à tourner en rond, tel un canoteur à qui on aurait piqué une rame, à repasser trois ou quatre fois au même endroit sans que l'on sache bien pourquoi, il peut arriver que lui et ma mère finissent par se rejoindre un peu plus loin pour reprendre en cahotant la voie unique initiale.

Mais parfois, non. Dans ce cas, il appartient au fils aîné, ou à l'Irremplaçable Belle-Fille, d'installer vite fait deux solides butoirs, avant de relancer les deux machines folles sur une troisième voie que nul n'avait encore aperçue. Laquelle ne va pas tarder à se subdiviser à son tour, dans une sorte de mitose démoniaque, et ainsi de suite jusqu'à l'heure du coucher. Avec reprise immédiate dès le petit-déjeuner du lendemain, le fils aîné ayant été assez vicieux pour s'enquérir auprès de son père du trajet qu'il comptait emprunter pour se rendre dans le Cotentin : à lui seul, le quart d'heure qui a suivi ma question mériterait bien deux à trois billets, composés sur le mode épique et dans une langue haute époque.

Comme la photo de Catherine le prouve, on a bien essayé d'aller les perdre dans les bois dès le milieu de l'après-midi. Mais mon père ayant pris la précaution de se munir d'une fiole de pastis, afin d'en parsemer le chemin goutte à goutte, il lui a bien entendu été facile de retrouver notre chaumière en remontant cette piste anisée. Seul le parmentier de canard confit a été capable de les faire taire, mais ce ne fut que très momentané, on s'en doute.

Ça vous va, Nicolas, comme réponse ?

dimanche 16 mai 2010

Afrique du Sud : les sombres ruisseaux de Chanaan

Je suis depuis hier (du moins dans le temps que me laisse ce damné Brigade mondaine...) plongé dans le passionnant dossier de trente pages que La Nouvelle Revue d'Histoire consacre à l'Afrique du Sud, de ses origines, au XVIIe siècle, jusqu'à nos jours. J'en retiens pour le moment – et faute d'être allé plus loin – l'épisode, évidemment inconnu de moi, dit du Grand Trek, en raison de ses étonnantes résonances bibliques et de ses très lourdes conséquences.

En 1837, les Boers (des Hollandais auxquels sont venus se mêler des Huguenots français) subissent la domination anglaise depuis trente ans, et sont las de ce joug. C'est pourquoi, en février de cette même année, vingt mille d'entre eux quittent Le Cap dans leurs chariots et partent vers la Terre promise – les terres vides et vierges du nord –, en un voyage qui va durer de longs mois, voire plusieurs années pour certains. Je n'ai pas écrit Terre promise simplement pour “faire image” : ces calvinistes nourris de la Bible se considèrent réellement comme le nouveau Peuple élu, auquel Dieu a donné cette terre d'Afrique afin qu'ils y apportent la civilisation, y refondent Sa Parole. Au point que c'est très sérieusement qu'ils nomment le roi d'Angleterre Pharaon. Ils vivent leur Exode, dans des conditions fort difficiles, mais ne doutant pas que la vallée de Chanaan se trouve au bout de leur chemin.

Les Boers fonderont en effet de nouvelles colonies, gouvernées par des patriarches, seuls intermédiaires entre Dieu et le peuple, exactement comme dans les temps bibliques. Contrairement aux Anglais à la même époque, les Boers ne sont nullement racistes, en ce sens qu'ils n'établissent aucune hiérarchie entre les races : pour eux, la seule ligne de partage est celle qui sépare les chrétiens des païens, ces derniers devant être bien entendu évangélisés. Évangélisés, mais rien de plus : en tant que “Peuple élu”, nos nouveaux Hébreux ne sauraient en aucun cas se dissoudre dans un quelconque métissage. Pas supérieurs au regard de Dieu et au leur, mais obstinément séparés.

Et c'est bien de cette croyance un peu folle, de cette volonté farouche, que naîtra un siècle plus tard l'apartheid, cette séparation érigée et durcie en politique, qui est l'un des deux maux ayant entraîné ce pays sur la pente où il continue de glisser aujourd'hui, l'autre étant le toujours plus important déséquilibre démographique entre noirs et blancs.

La suite à plus tard, peut-être...


[ 15 h 37 : mes parents arrivant ici d'une minute à l'autre, on ne me reverra plus sur ce blog – ni aucun autre – avant demain matin : vous pouvez faire les cons, siffler le whisky, vous moucher dans les rideaux, tripoter les adolescentes égarées... ]

samedi 15 mai 2010

Chérie ! Tu te rappelles où on a rangé les vrais problèmes ?

Et voilà : il y en a un qui a réussi à attraper la queue du mickey et, du coup, le manège repart pour quelques tours supplémentaires. En fait d'un, ce serait plutôt une. Et avec Roman Polanski dans le rôle du mickey. Une dénommée Charlotte je-ne-sais-plus-quoi – et ne comptez pas sur moi pour chercher – vient brusquement et à point nommé de se souvenir qu'il y a vingt-cinq ans le méchant Polanski lui aurait plus ou moins explosé la rondelle, sous le fallacieux prétexte de lui donner un petit rôle dans son film, Pirates. C'est pas beau. C'est même très vilain.

Aussitôt, ce qui reste de la blogosphère en cet interminable week-end de faignasses s'enflamme. Les mauvais esprits font leur boulot de mauvais esprits et ricanent de la starlette sur le retour qui, après un quart de siècle de rumination silencieuse, vient tout soudain nous servir sa sodomie à l'avant-scène, au moment précis où Polanski a déjà un genou en terre et une jolie casserole accrochée aux basques.

Les ânes gauchistes poussent leur cri d'ânes gauchistes et vont brayant que tout ça c'est rien que de la poudre qui pique les yeux, semée à tout vent pour nous empêcher de voir les vrais problèmes. Ah ! comme j'aime à les voir rappliquer leur groin au moins deux fois par jour, ici ou là, ces fameux, ces illustres vrais problèmes ! Et je sais bien que ça ravit Suzanne aussi. Plus quelques autres, sans doute : on va finir par fonder le CAVP, le club des amateurs de vrais problèmes.

Longtemps, je me suis demandé pourquoi Equus asinus sinister les invoquait sans cesse. Pour trouver la réponse, c'est comme toujours du côté de la vanité qu'il fallait chercher. Car si notre ami Equus a. s. s'indigne si fort que l'on détourne l'attention des gens des vrais problèmes, c'est à seule fin de nous dire que, lui, il n'est pas aussi con que “les gens”, oh la non ! Lui, il garde les yeux braqués dessus et pour les lui en faire détourner, il faudrait venir avec toute une bande de potes musclés, un cric, un démonte-pneu, que sais-je encore. Et, vu son haut degré de conscientisation politique et d'intelligence citoyenne, c'est pas en lui agitant sous le nez des cinéastes sodomites et des actrices douillettes qu'on va réussir à le distraire de ses sacro-saints vrais problèmes. Pour lesquels il n'a pas encore trouvé de vraies solutions, mais on peut supposer que la chose est imminente : il reste tellement concentré, l'ami Equus...

vendredi 14 mai 2010

Le foulard c'est la barbe !

Quand j'ai connu l'Irremplaçable (l'Irremplaçable adulte, pas la petite frisée gracieuse qui se trouve dans la colonne à votre gauche), elle aimait bien se mettre des foulards sur la tête. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi elle se les mettait sur la tête, puisque c'était pour protéger ses oreilles. Un beau matin de givre et de soleil, elle a cessé d'en porter. Du jour au lendemain, drette là. Comme je m'informais de la raison, elle m'a répondu : « J'ai pas envie de passer pour une musulmane ! » Ça m'avait fait marrer.

Il y a quelques jours, observant mes superbes bacchantes dans le miroir de la salle de bains, je me suis dit : « Tiens, pourquoi est-ce que je ne me laisserais pas repousser la barbe aussi ? » Ma réponse a été nette et immédiate : « Hors de question, c'est trop fâcheusement connoté ! » Voilà donc pourquoi, on peut continuer de nous croiser dans les rues de notre vieille France, moi glabre et elle tête nue : par trouille que les petits enfants d'extrême-droite nous discriminent à grands coups de chaînes de vélo en nous ayant pris pour quelqu'un d'autre. C'est pas une sinécure, la vie de souchiens à sa mémère, je vous le dis.

jeudi 13 mai 2010

Aujourd'hui, Manon est morte...

...Ou peut-être hier, je ne sais pas. En fait, il y a déjà quelques jours, mais je voulais m'offrir un incipit à la Camus – Albert, pour une fois. Manon était la chienne des voisins d'en face, ceux qui sortent la tondeuse dès que l'on s'installe pour un apéritif en terrasse – ce qui ne risque pas de nous arriver en ce moment, Dieu en soit remercié. Elle était déjà là, derrière son grillage, arpentant le jardin et la cour du matin au soir, lorsque nous sommes arrivés au Plessis en 2002. Toute jeune elle était, environ contemporaine de Swann. Fort bien élevée : jamais un aboiement plus haut que l'autre. Depuis deux ou trois semaines, on avait bien remarqué que son cerveau et son arrière-train semblaient avoir cessé entre eux toute communication cohérente. Quand on a tout à fait cessé de la voir, il y a donc trois ou quatre jours, on a compris – confirmation est arrivée ce matin : plus de Manon. Et c'est curieux comme les chiens des autres s'arrangent pour tout de même laisser leur petit vide dans nos vies à nous.

Des histoires de chiens je ne sors guère, du reste, puisque je suis occupé – quand je ne travaille pas d'arrache-pied (incise-parapluie à l'attention de l'Irremplaçable...) – à relire Cœur de chien, de Boulgakov, et que m'attend sur la table aux livres postulants le Flush de Virginia Woolf, récemment reparu en français. Si j'ajoute les facéties diaboliques auxquelles se livre le chat protéiforme du Maître et Marguerite, on verra que je ne me sors guère de toutes ces histoires d'animaux. Je m'y sens bien : reposants et un peu tristes, ils changent avec bonheur de mes frères humains, péniblement hilares.

mercredi 12 mai 2010

Il vaut mieux entendre ça que d'être homo

Personnellement je m'en fous, n'ayant pas d'enfant. Je m'en fous même doublement car je n'ai jamais porté dans mon cœur le dénommé Robert Ménard, cet agité des médias, ce chevalier blanc de la carte tricolore. Seulement, par les temps qui courent, toute personne qui dérape a tendance à éveiller mon empathie – et plus les temps courent, plus les gens dérapent, c'est connu. Le Ménard, il est carrément sorti de la piste lorsqu'il a déclaré, cet inconscient, qu'il préférerait, tant qu'à faire, que ses enfants soient hétéro plutôt qu'homosexuels, « parce que c'est plus facile dans la société où nous vivons », a-t-il précisé en substance. Il y a encore une quinzaine d'années, personne n'aurait bougé une oreille, tout le monde aurait trouvé cela frappé au coin du bon sens le plus pépère. Mais c'est fini tout ça : dérapage ! stigmatisation ! homophobibi Fricotin ! Oh, personne n'a nié qu'il soit en effet plus facile d'être hétérosexuel que non ! La question n'est pas là : il fallait juste ne pas le dire, c'est pourtant simple. Et, dans un sens, ces bonnes âmes ont raison : c'est tellement évident qu'on ne devrait même pas avoir besoin de le dire, en effet. Du reste, jusqu'à tout récemment, nul n'aurait songé à proférer de tels truismes, avec lesquels tout le monde était d'accord.

Tout le monde, y compris je gage les homosexuels eux-mêmes. A priori, ou bien c'est moi qui n'ai rien compris à la paternité, il me semble qu'un père souhaite toujours que ses enfants soient le mieux armés possible pour affronter la tartine de merde qu'ils vont devoir avaler entre leur naissance et leur mort ; qu'ils rencontrent le minimum de difficultés – enfin quelque chose d'approchant. En vertu de quoi, il me paraît naturel qu'un aveugle souhaite que son fils voie, un sourd que sa fille entende, un nain que son rejeton ait une taille standard : ça leur fera toujours un problème de moins. Et même, tenez, pour me compter dans les rangs, eh bien si j'avais un fils, je le préférerais taillé comme un dieu du stade qu'affligé d'un muscle Kronenbourg surdéveloppé comme son papa. Dans ces conditions, il me paraît naturel qu'un homosexuel se retrouvant père souhaite que son fils – ou sa fille – ne le soit point : c'est supprimer sinon un problème, du moins une source de problèmes. Problèmes qui, selon la région où vous vivez et l'évolution globale du monde, peut aller de la simple moquerie à la pendaison vertueuse. Avec une fâcheuse tendance, me semble-t-il, à revenir vers la seconde. Eh bien, désormais, ces homosexuels, ils ont intérêt à le fermer, leur moulin à stigmate – ou bien ils auront à rendre compte. Eux aussi, comme les autres, malgré leur statut de discriminé de première classe.

Du reste, à l'allure où marche la farandole, on devrait bientôt voir un père mal-entendant, ayant eu l'imprudence naïve de confesser son souhait d'une audition filiale impeccable, se faire traîner devant les tribunaux par telle association auto-chargée de défendre la fierté légitime des durs de la feuille, la beauté intrinsèque des atrophiés de la trompe d'Eustache. Au nom de leur devise : Je suis sourd et j'entends le rester !

Vous vous marrez ? Vous avez tort.

mardi 11 mai 2010

La Mondaine à la Comète

Il n’était que sept heures et demie passées de quelques secondes lorsque Boris Corentin émergea du métro au Kremlin-Bicêtre, où vivait depuis des années maintenant son vieil ami Aimé Brichot. Comme ce dernier lui avait bien demandé de ne pas se pointer chez lui avant huit heures, Boris traversa le carrefour légèrement en biais et s’engouffra dans le premier café qui se présenta à lui.

Celui-ci s’appelait La Comète.

Peut-être en raison des gigantesques travaux qui venaient de commencer sur le RN 7 traversant la ville de part en part – et dont Aimé Brichot lui avait déjà abondamment parlé pour s’en plaindre –, Boris pénétra dans un café quasiment désert.

À gauche de l’entrée, face au comptoir, une petite table ronde était occupée par deux femmes d’un certain âge, formant entre elles un assez plaisant contraste : l’une frêle et l’œil vif, les mains sans cesse en mouvement, le sourire prompt ; l’autre opulente et molle, surplombant la table de sa masse mammaire, le regard à la fois ennuyé et peiné de qui se sait dans le droit, le juste, le bien, mais se rend compte qu’il ne parviendra pas à tirer son interlocuteur de l’ornière de ses inadmissibles erreurs.

- Écoutez, Séraphine, vous êtes gentille, certainement, je veux même bien croire à votre sincérité, était en train de dire la première, mais vous ne pouvez tout de même pas contraindre votre voisin bengali à défiler dimanche prochain en tutu, de Belleville à République, sous prétexte qu’en tant qu’immigré il se doit de prouver sa solidarité avec les gays victimes d’homophobie ! Ce serait très humiliant pour cet homme, tout de même !

- Marie-Suzette, je ne vois absolument pas ce que Dinesh pourrait trouver d’humiliant dans le fait de se mettre dans la peau d’un petit rat de l’Opéra ! répliqua son interlocutrice, sur ce ton un peu trop patient que l’on prend avec les gosses irrécupérables. D’autant que sa plus jeune fille veut se mettre à la danse. Décidément, vous n’arriverez jamais à vous défaire de cette conception rancie, limite pétainiste, que vous avez de la sexualité ! Vraiment je vous plains...

Boris Corentin se désintéressa de leur duel, qui semblait pourtant riche d’implications de toutes sortes, pour s’installer au bout du zinc, dos calé contre le mur.

Le patron était en grande discussion avec son seul client, un habitué visiblement, quadragénaire replet et frisé, le cou sanglé dans une cravate que Boris renonça à décrire, y compris pour sa seule édification personnelle – et qu’il évita même de regarder tout à fait en face.

- Oui, enfin, bon, c’est quand même mon pote... était en train de dire le client entre deux gorgées de bières.

- Écoute, Colas, je dis pas que t’as pas le droit d’être copain avec des gros cons fachos qui tiennent pas la chopine, non je dis pas ça, répondit le patron avec une véhémence assez belle à voir. Ce que je dis, c’est que tu pourrais les voir ailleurs que dans mon troquet. Parce que, je vais te dire, le verre de pastis qu’il m’a balancé sans prévenir en travers de la tronche, eh bien je l’ai encore !

- Tu l’as encore quoi ?

- Ben, en travers ! En plus, ça pue, le pastis. À boire ça va, mais à renverser ça pue ! Je ne sais même pas ce qui m’a retenu de ne pas l’allonger par terre à coups de mandales, tiens !

- Moi, je le sais, répliqua calmement le type à la cravate hallucinogène : c’est qu’il était tellement bourré qu’il s’est vautré tout seul dans la sciure avant que tu aies eu le temps de lui balancer un pain...

Cela faisait déjà trois fois que Boris Corentin faisait un petit signe en direction du patron, pour signaler son arrivée et son désir d’étancher sa soif. Ce fut de nouveau peine perdue, aucun des deux hommes ne lui accorda le moindre regard. Il se résolut à quitter La Comète sans avoir rien bu.

- N’empêche que, ton pote facho, la prochaine fois qu’il se casse la gueule tout seul au moment où j’ai décidé de le friter, eh ben il va m’entendre ! était en train de déclarer solennellement le taulier au moment où Boris quittait l’établissement.

De la flouidification du réel

À Suzanne, flouteuse en chef...


Hier soir, assez tard, à l'occasion du traditionnel zapping-dodo, je suis tombé sur une émission sérieuse. Un truc sociétal à mort : ça causait de l'alcoolisme. C'était fait comme sont faites la plupart de ces émissions que la télévision française produit à la chaîne ou quasiment ; on suivait quatre ou cinq personnes : une qui venait de se décider pour une cure, une autre qui avait terminé la sienne, une troisième qui l'avait foirée mais gardait espoir, etc. C'était aussi assommant que le sont d'ordinaire ces pensums, et le veau marin échoué devant son écran même pas plat commençait à s'assoupir gentiment – ce qui est précisément le but du zapping-dodo.

Quand soudain, le réveil, l'irruption de la drôlerie moderne. Sous forme d'une petite pastille aveugle et baladeuse. Deux des alcooliques “héros” étaient interrogés, l'une dans un café où elle retournait pour la première fois depuis sa cure, l'autre chez lui, au lendemain d'une rechute sévère. Et bien entendu, comme la plupart des gens qui picolent, tous les deux fumaient. Du moins, on suppose qu'ils fumaient. Car si on voyait très bien le cendrier devant eux, le geste qu'ils faisaient pour conduire la cigarette à leurs lèvres, le filet de fumée qui montait devant la caméra, de cigarette il n'y avait point : elle était cachée derrière ce petit rond d'opacité sautillante que l'on appelle désormais le floutage. Dans cette émission où le téléspectateur pouvait, sans dommage psychique sérieux pour lui, entendre l'un des protagonistes l'informer qu'il avait, la veille au soir, descendu six litres de bière et s'était couché dans un état pré-comateux, on a jugé que ce même téléspectateur ne pourrait supporter la vue d'une cigarette se consumant.

Le résultat le plus tangible de l'opération fut que, dans son fauteuil, le veau marin, bien réveillé maintenant, a brusquement cessé d'entendre quoi que ce soit des témoignages pour ne plus fixer son attention que sur ce petit cercle d'interdit, cette prohibition locale et concentrée. On pourrait dire qu'il en est resté comme deux ronds de flou.

Il a fini par rejoindre son lit aquatique, en chantant à mi-voix des hymnes à l'époque.

lundi 10 mai 2010

Underworld U.S.A. : Fuller chez Racine, avec un zeste de Monte-Cristo

Le titre français a un côté gorkien assez trompeur : Les Bas-fonds new-yorkais. L'original cingle davantage, comme le film lui-même. Samuel Fuller réussit une pure tragédie, dans la mesure où, dès les trois premières minutes, chacun a compris qu'aucun des protagonistes ne dispose de la moindre marge de manœuvre par rapport au destin qui est le sien, fixé dès avant le générique, pour ainsi dire. De fait, tout le monde meurt, sagement, en ses temps et heure, sans le moindre mouvement de révolte. Chacun s'accomplit dans la mort, dans la sienne propre. Et, à la toute fin, comme il se doit, c'est la femme qui reste chargée de donner le coup de grâce, lequel aura lieu hors écran, après le générique.

Une histoire de mort que l'on accepte, mais aussi que l'on donne, puisqu'il s'agit d'une vengeance – ou mieux : d'une vendetta, la vengeance étant familiale, fidélité, obédience, devoir dû au père. Il y a de l'Edmond Dantès sicilien, chez le personnage principal (acteur assez fade et médiocre, justement bien choisi en ce sens qu'il ne risque pas de se montrer supérieur à son destin), mais la tragédie classique, ici, reste dominante, et le dernier mot lui reviendra face au héros romantique de Dumas.

Le noir-et-blanc est superbe et violent, et les contrastes s'exaspèrent à mesure que le film bascule dans la noirceur. (Dans le temps que nous le regardions, et exactement selon le même rythme, la nuit tombait au-delà de la fenêtre de notre minuscule salle de projection ; ce qui, une ou deux minutes durant, m'a rendu inexprimablement heureux.)

Détail savoureux : la musique, très présente, est un démarquage insouciant, rigolard, des Feuilles mortes de Kosma. Et ce pied de nez, toujours plus ou moins présent dans la tragédie, renforce encore le destin ; ce qui, après Racine et Dumas, nous emmène faire un tour du côté de chez Verdi – et il va vraiment être temps d'aller se coucher (billet écrit hier soir, juste après le film, mais programmé pour ce matin).

dimanche 9 mai 2010

Si tu veu-eu-eux faire mon bonheu-eu-eur...

À la Crevette, à Restif. Et aussi à l'amiral Woland...


C'est la faute à Restif. Et un peu à la Crevette, aussi. Depuis quelques années, je ne songeais à rien moins qu'à Mikhaïl Boulgakov. Et le doux prénom de Marguerite me laissait parfaitement serein – pour ne pas dire inerte. Et voilà que cette diablesse (c'est de circonstance) de Crevette, après avoir prétendu – sans doute faussement – qu'elle n'avait rien compris au majuscule roman de Boulgakov, nous gratifie d'une critique de celui-ci, faite au pied levé par son ami Restif. Lequel m'a donné, sans doute par pur mimétisme, une furieuse envie de m'y replonger – ce que j'ai fait illico. Comme j'arrive seulement au bout de la première partie (il y en a deux, de longueurs à peu près égales), je ne vais pas me risquer à une quelconque “analyse” du roman. Je m'aperçois tout de même que je n'avais gardé en mémoire qu'un très pâle reflet de sa fantastique (et c'est encore le cas de le dire) et irrésistible drôlerie. De même, je ne suis pas certain d'avoir vu, à l'époque de ma première lecture, à quel point l'irruption de Satan dans la Moscou stalinienne provoque beaucoup moins la folie qu'elle ne révèle celle qui préexistait à sa survenue : folie du communisme, folie de la tabula rasa, folie surtout de qui prétend dépouiller l'homme de ses oripeaux afin de trouver ce qui se cache dessous, l'Homme. Mais il en va de l'homme comme de l'oignon : une fois qu'on l'a débarrassé de toutes ses strates, on ne rencontre pas plus l'Homme que l'Oignon : rien que du vide, et du vide mort. Et c'est bien cette folie proprement humaine, cette folie particulière aux révolutionnaires de tous temps et lieux, qui est à l'œuvre dans Le Maître et Marguerite.

Écrivant ce qui précède, je me disais qu'il était bien regrettable que notre littérature n'ait pas su produire un roman équivalent, où se serait développée cette même folie mais à l'époque de la Révolution française. Ou bien il existe, et mon inculture m'empêche de le voir (discret appel du pied aux lettrés...), mais je ne crois pas. Peut-être cette carence tient-elle au fait que la Révolution n'a duré que fort peu de temps, même si ses ravages se sont prolongés jusqu'à ce matin, voire à midi.

Enfin, bref, je suis immergé dans ce roman, j'y ai passé la journée (au lieu de travailler...) et je ne peux qu'engager tous ceux qui ne l'ont pas encore lu à le faire séance tenante, ou à la rigueur à la séance d'après.

Je voulais aussi dire quelques mots de ma “période russe” d'il y a quelques années et des romans qui m'ont le plus marqué, mais ce sera pour une autre fois. Là, il faut que j'aille nourrir les bestiaux – c'est le partage des tâches, on est très politiquement correct, au Plessis.

samedi 8 mai 2010

Il y a vraiment des néandertaloches qui se perdent

Il se marre, le gros poilu bas du front, et comme on le comprend, vu le tour de phacochère qu'il vient de nous jouer ! Sans prévenir, il surgit du fond des millénaires et paf ! un grand coup de biface dans la tronche du petit moderne !

Car que couinait-il depuis des lustres, notre homo sapiens sapiens à roulettes et à plume dans le rectum ? Avant d'aller plus loin, je me permets une question incidente : qu'est-ce qu'on attend pour le dégenrer, ce sapiens sapiens perpétuellement homo ? Pourquoi discriminer aussi vilainement tous les hétéro sapiens sapiens, bi sapiens sapiens et trans sapiens sapiens de la Création ? Afin de faire cesser cet odieux état de fait, je propose d'organiser illico une sapiens pride en l'honneur de notre homme des bois. Hymne proposé : Mon beau sapiens ! roi des forêts ! que j'aime ta... Etc.

Qu'est-ce que je disais ? Ah, oui : le couinement psittaciste de notre modernus sapiens sapiens : « Yapadrace ! yapadrace ! » Or, que vient nous apprendre cette étude scientifique récemment parue ? Que, avant même la plus haute antiquité chère à Alexandre Vialatte, sapiens aurait frénétiquement copulé avec des petites néandertalettes de souche, peu après son débarquement d'Afrique. Résultat : nous aurions tous entre 1 et 4 % de gènes issus de l'homme de Néandertal – et aussi de sa femme, on ne va pas se fâcher avec Olympe pour si peu. Tous, sauf les Africains.

Ah, les salauds de scientifiques ! Comme elle est nauséabonde l'odeur qui s'exhale de leurs éprouvettes ! Et comme c'est petit, d'infliger un chagrin pareil à modernus qui n'en peut mais ! Ainsi donc, il y aurait des différences mesurables entre tel groupe d'hommes et tel autre ? Merde alors ! Notez que je ne suis pas naïf : je sais bien qu'à l'heure où je vous parle, modernus en ses diverses officines doit déjà être en train de mettre en batterie les arguments qui, une fois de plus, lui permettront de nier les évidences et de flétrir ceux qui ont eu l'outrecuidance de les voir. J'ai même bien hâte de les entendre les développer : je sens qu'on va évoluer dans le grandiose.

Il n'empêche que cette découverte permet d'ores et déjà d'éclaircir ce qui restait pour moi un profond mystère, une question insoluble : pourquoi des Africains par millions s'obstinent-ils à venir ici, souvent au péril de leur vie, alors que chacun sait bien que les Européens les méprisent, les réduisent en esclavage dès qu'ils posent un pied sur leurs plages, les discriminent, les stigmatisent, les intolèrent et les déburkanisent à qui mieux mieux ?

Désormais on le saura : les Africains viennent chercher en Europe leur part de Néandertal. Ils y ont droit, y a pas de raison. Réclamons le 4 % pour tous, au nom des droits de l'Homme et du Néandertal ! Et créons des tribunaux d'exception pour tous les ventres-encore-féconds qui auraient le cynisme et la cruauté de traiter les femmes à boubous de Madame sans-gène.