Arpajon-sur-Cère, aujourd'hui. |
Il y aura trois semaines demain, je vous gratifiais d'un petit billet destiné à illustrer par l'exemple en quoi consistait le style si particulier de Bernard Frank, cette manière toute en ellipse de dire beaucoup avec peu de mots, de griffer sans en avoir l'air, d'entrouvrir des abîmes en faisant mine de rien. Comme je ne cesse pas de m'en enchanter, je vais en donner un autre, sur quoi je viens tout juste de retomber.
Je l'ai trouvé dans Un siècle débordé, dont je me demande s'il ne serait pas le meilleur livre de son auteur : il faudra voir ça quand j'aurai relu Solde. C'est en tout cas un livre que je possède en double exemplaire, dont l'un est réservé depuis des mois à Pierre M., Cantalien d'exception, sous prétexte qu'il est beaucoup question de son département dans ce Siècle-là – et aussi parce qu'il faut bien essayer, de temps en temps, de cultiver un peu tous ces philosophes, perdus dans leurs pensées sans objet ni fin. Mais, avec les facéties du petit Chinois, j'ai l'impression que le volume n'est pas près de quitter la Normandie.
Pour en revenir à Bernard Frank, nous allons tout de suite le rejoindre, en 1944 et à Arpajon. Monsieur Frank, c'est à vous :
« Bien entendu, ce n'était pas d'Arpajon près de Paris que je parlais, mais d'Arpajon-sur-Cère. Brusquement des Allemands – dont les chars et les mitrailleuses étaient cachés par les herbes très hautes, d'un vert dur, tant il avait plu en ce mois de mars ou d'avril 1944 sur cette banlieue d'Aurillac, inondée par la Cère – me demandèrent mes papiers. C'est ennuyeux d'avoir des jambes longues, lorsqu'on a 14 ans (1). Ma mère s'était arrêtée, mais les Allemands – ce n'était pas des Allemands d'ailleurs, même s'ils portaient l'uniforme des Waffen SS, mais des Géorgiens – répétaient avec obstination : “Pas les femmes, pas les femmes”, en tout cas pour les papiers. »
En tout cas pour les papiers : je ne pense pas qu'il soit possible de dire davantage de choses, ni même autant, en si peu de mots, et de si anodine apparence. Est-ce que, d'un coup, on ne voit pas se déployer en arrière plan toutes ces fameuses “horreurs de la guerre”, perpétrées sur leur temps de récupération par des hordes de guerriers en rut, déferlant depuis leurs inquiétantes montagnes caucasiennes pour venir égorger jusque dans nos bras nos filles et nos compagnes ? Est-ce qu'il n'y a pas là, dans cet innocent croupion de phrase, tout Goya et son œuvre ? N'y sent-on pas déjà l'âcre parfum des Oradour ?
Ce gouffre que Frank vient d'ouvrir sous les pieds de son lecteur, il le referme aussitôt – parce qu'il est bien élevé. Si vite, même, que le dit lecteur, s'il est un peu distrait, ou pressé, a fort bien pu l'enjamber sans le voir, ni se douter du précipice spatio-temporel qui a manqué l'engloutir, et qui l'aurait sans doute fait s'il avait seulement baissé une seconde les yeux vers lui.
Lire Bernard Frank peut sembler de tout repos, et ça l'est souvent, c'est vrai. On se promène, on musarde. Mais enfin, quand on s'y lance, dans cette musardise, il semble plus sage de se prévoir l'équipement adéquat, cordes, piolets, excellentes chaussures renforcées aux chevilles – et petit bidon de whisky pour, attendant les secours, patienter dans les fondrières où l'on sera tombé.
Un peu plus tard : En guise de bonus, ces deux phrases trouvées quelques pages plus loin, et qui valent leur pesant de résistancialisme : « Les Allemands encouragés par cet exemple quittèrent définitivement Raulhac. Une heure après, le maquis s'en emparait. » Mauvais esprit, va !
Un peu plus tard : En guise de bonus, ces deux phrases trouvées quelques pages plus loin, et qui valent leur pesant de résistancialisme : « Les Allemands encouragés par cet exemple quittèrent définitivement Raulhac. Une heure après, le maquis s'en emparait. » Mauvais esprit, va !
(1) Frank a expliqué, juste avant, que les patrouilles vérifiait l'identité des hommes mais pas celle des enfants.
Curieux que nous divergions à ce point sur Franck ( dont je n'ai lu, il est vrai,que les chroniques du NO ) , en qui je n'ai jamais vu qu'un causeur quelconque à qui seules,ses relations ont permis de coucher sur papier ses propos agréables mais d'une grande banalité ( un peu comme la rubrique " Télévision" accordée par le NO à Françoise Giroud dans ses dernières années )
RépondreSupprimerFRANK sans C, bordel !
SupprimerSinon, que nous divergions, comme vous dites, n'a rien qui puisse me surprendre, encore moins m'inquiéter. Du reste, je vois mal comment nous pourrions "diverger" à propos d'un écrivain que vous reconnaissez n'avoir jamais lu.
Et pour cause ! J'ignorais qu'il avait écrit des livres...
SupprimerVous nous donnez, en tout cas, une grande envie de le lire.
RépondreSupprimerIl le mérite !
SupprimerJe doute que Frank ait pu expliquer que "les patrouilles vérifiait l'identité ..." Bordel à cul de pompe à merde !
RépondreSupprimerou alors les patrouilles vérifiait l'identité, pas l'orthographe !
SupprimerJe laisse la faute, pour ne pas frapper vos commentaire d'obsolescence…
SupprimerMerci, je m'abstiens donc d'en rajouter un sur "vos commentaire"
SupprimerSes chroniques des dernières années, dans le Nouvel Observateur, étaient parfois du bavardage élégant, c'est vrai. Mais celles du Monde (approximativement 1985 - 1990) sont brillantes et drôles. Ses livres aussi. J'ai gardé un souvenir ébloui de la Panoplie littéraire. Nourricier a écrit que ce livre était "outrageusement intelligent".
RépondreSupprimerPour ce qui est de ses chroniques, relues pour certaines récemment, il m'a semblé que celles du Matin de Paris étaient nettement meilleures que celles du Monde, qui sont pourtant venues juste après, sans solution de continuité. Pour celles du Nouvel Observateur je ne peux pas dire car, à ma grande et vertueuse indignation, personne, à ce jour, n'a songé à les réunir en volume afin de les proposer à ma gourmandise.
SupprimerEn ce qui concerne les livres, il me semble, pour les relire en ce moment même, qu'Un siècle débordé et Solde sont supérieurs à La Panoplie. Mais tout ça est évidemment subjectif, et je penserai peut-être l'inverse lors de ma prochaine relecture…
Il faut que je relise ces trois livres, lus il y a une trentaine d'année. J'espère que Nourissier me pardonnera, où qu'il soit, d'avoir écrit son nom comme un cochon.
SupprimerJe pense qu'il avait dû se résigner aux double R, comme Frank à son C intercalaire…
Supprimer(En revanche, le C remplaçant les deux S dans Nourissier, voilà qui a dû le changer un peu…)
Si vous le permettez, revenons un moment à la retitration de survie : https://www.rtl.be/info/magazine/culture/-dix-petits-negres-best-seller-d-agatha-christie-change-de-nom-1239879.aspx
RépondreSupprimerHé ! hé ! hé !
SupprimerIl y a quarante ans, une telle sottise aurait provoqué la stupéfaction générale, fortement mêlée d'incrédulité. Il y a vingt ans encore, elle aurait fait sourire. Aujourd'hui, c'est l'étonnement qu'elle suscite : celui qu'une telle mesure “de salubrité morale” ne soit pas intervenue plus tôt.
SupprimerIl doit être malheureux, Senghor, inventeur du terme de "négritude"...
SupprimerAllez hop ! Du balai, ô Sédar !
SupprimerPuisqu'avec Dix Petits Nègres, on s'attaque aux titres d'oeuvres de fiction, il faut rebaptiser Le Protocole des Excités de Sion.
SupprimerÇa ne vaut pas le sexe d'un homme de couleur pour agrémenter la salade !
SupprimerUne phrase pudique, claquant comme un volet voulant se refermer sur une fenêtre ouvrant un sujet peu présenté malgré les rebuffades hystériques féministes. C'est aussi un écho au très beau film " la ciociara (ou la paysanne aux pieds nus)" dénonçant les crimes de 1944 en Ciociarie (marocchinate). Inutile de préciser que les progressistes risquent de s'étouffer... Ce thème intemporel n'est pas propre à une doctrine, à un élément extérieur, elle est la constitution de l'Homme. Peu de choses échappe à l'économie personnel. La guerre fait rejaillir ce qui n'est qu'étouffé.
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