samedi 20 janvier 2018

Joyce Carol Oates et les gens ordinaires


Ce pourrait être une sorte de Simenon qui serait devenu profus : les romans de l'Américaine Joyce Carol Oates dépassent fréquemment les sept cents pages (plus de onze cents, même, pour Blonde, cet étrange livre qui est une sorte de décalque et d'approfondissement de la vie de Marilyn (« Qui ? Monroe ? – Évidemment, Monroe ! Vous en connaissez d'autres, des Marilyn ? ») mais reste néanmoins un roman ; cela ne l'empêche pas d'en avoir écrit plusieurs dizaines, ce qui suffirait à justifier mon rapprochement avec le Belge. Mais c'est surtout que, comme lui – et pour autant que j'en puisse juger après seulement trois ou quatre œuvres lues –, elle s'intéresse principalement à des gens très ordinaires, présentant une façade lisse, presque invisible, et à qui, soudain, il arrive quelque chose qui n'aurait jamais dû se produire et qui, lézardant brusquement le masque qu'ils portent, les contraint à sortir de leur anodine coquille de silence. En sortent-ils, d'ailleurs ? Non, pas vraiment. Il se peut même qu'ils s'y enferment à triple tour, comme le fait le père de la famille Mulvaney après le viol de sa fille unique (unique en tant que fille : Marianne Mulvaney a trois frères), et c'est précisément ce silence brutal, assourdissant, remplaçant la façade de bonheur et de gaîté que, dès le début nous sentons dangereusement factice, qui va précipiter la famille dans le chaos et, de proche en proche, de fêlures en cassures, la détruire, comme nous en prévient honnêtement le titre : Nous étions les Mulvaney.

J'ai fait allusion au viol de Marianne, adolescente et vierge, qui est l'étincelle primordiale : c'est sans doute à cause de lui que j'ai abandonné le roman au bout d'une centaine de pages, avant d'y revenir quelques jours plus tard et de me laisser empoigner par lui. Généralement, les histoires de viol m'ennuient, surtout lorsqu'elles sont traitées par des femmes. Je sais bien que je vais faire hurler en disant cela, mais je n'y puis rien, c'est ainsi : les intrigues de roman à base de viol me font généralement tomber le livre des mains, tout comme le font les récits de rêves. Seulement, là, en reprenant le roman où je l'avais laissé, je me suis vite rendu compte que le viol n'était pas le sujet du livre, ce n'était que son prétexte, son élément déclencheur ; tout comme, dans un raz-de-marée, ce n'est pas l'effondrement de la croûte terrestre sous-marine qui compte et intéresse mais l'énorme vague qu'il engendre. Ici, la vague, c'est la dissolution implacable d'une famille où l'on parle énormément pour ne rien dire, mais dont tous les membres sont soudain frappés de mutisme dès lors qu'il y aurait vraiment de quoi parler. En fait, si l'action ne se déroulait pas essentiellement dans les années soixante-dix, on pourrait dire que les Mulvaney sont des “bobos” ; ou encore des “néo-ruraux”. La mère, Corinne, est particulièrement gratinée : femme se voulant fantasque, éprise d'antiquailleries, brassant énormément d'air mais ne faisant à peu près rien, cependant que son mari travaille (et réussit) du matin au soir pour entretenir la ferme de sa Marie-Antoinette et les quatre enfants qu'il lui a faits. C'est, pour ceux qui connaissent le spécimen, une sorte de Virginie B., mais en nettement plus attachante tout de même. Après le viol de la fille, cette sympathique façade va se lézarder rapidement, et les murs qui semblaient porteurs vont montrer, en s'écroulant, qu'ils ne portaient que du vent. (Tout cela est noté trop rapidement et de manière bien trop superficielle : le roman vaut beaucoup mieux que l'image que j'ai peur d'en donner.) Mais, au bout du compte, on se demande si ce tsunami n'était pas ce qui pouvait arriver de mieux aux Mulvaney, en les expulsant de ce petit paradis factice que constituait la ferme familiale ; et l'on ne trouve évidemment pas de réponse assurée, car tel est le talent de Joyce Carol Oates, de toujours nous contraindre à naviguer dans des eaux incertaines, où le bien et le mal sont perpétuellement changeants.

(Je voulais, dans ce même billet, parler aussi d'un autre roman remarquable de la même : Les Chutes. Mais je m'aperçois que j'ai déjà dû perdre en route les trois quarts de mes douze lecteurs habituels ; remettons donc à une prochaine fois l'excursion à Niagara Falls.)

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