Ce pourrait être une sorte de Simenon qui serait devenu profus : les romans de l'Américaine Joyce Carol Oates dépassent fréquemment les sept cents pages (plus de onze cents, même, pour Blonde, cet étrange livre qui est une sorte de décalque et d'approfondissement de la vie de Marilyn (« Qui ? Monroe ? – Évidemment, Monroe ! Vous en connaissez d'autres, des Marilyn ? ») mais reste néanmoins un roman ; cela ne l'empêche pas d'en avoir écrit plusieurs dizaines, ce qui suffirait à justifier mon rapprochement avec le Belge. Mais c'est surtout que, comme lui – et pour autant que j'en puisse juger après seulement trois ou quatre œuvres lues –, elle s'intéresse principalement à des gens très ordinaires, présentant une façade lisse, presque invisible, et à qui, soudain, il arrive quelque chose qui n'aurait jamais dû se produire et qui, lézardant brusquement le masque qu'ils portent, les contraint à sortir de leur anodine coquille de silence. En sortent-ils, d'ailleurs ? Non, pas vraiment. Il se peut même qu'ils s'y enferment à triple tour, comme le fait le père de la famille Mulvaney après le viol de sa fille unique (unique en tant que fille : Marianne Mulvaney a trois frères), et c'est précisément ce silence brutal, assourdissant, remplaçant la façade de bonheur et de gaîté que, dès le début nous sentons dangereusement factice, qui va précipiter la famille dans le chaos et, de proche en proche, de fêlures en cassures, la détruire, comme nous en prévient honnêtement le titre : Nous étions les Mulvaney.
J'ai fait allusion au viol de Marianne, adolescente et vierge, qui est l'étincelle primordiale : c'est sans doute à cause de lui que j'ai abandonné le roman au bout d'une centaine de pages, avant d'y revenir quelques jours plus tard et de me laisser empoigner par lui. Généralement, les histoires de viol m'ennuient, surtout lorsqu'elles
sont traitées par des femmes. Je sais bien que je vais faire hurler en
disant cela,
mais je n'y puis rien, c'est ainsi : les intrigues de roman à base de
viol me font généralement tomber le livre des mains, tout comme le font
les récits de rêves. Seulement, là, en reprenant le roman où je l'avais
laissé, je me suis vite rendu compte que le viol n'était pas le sujet du
livre, ce n'était que son prétexte, son élément déclencheur ; tout
comme, dans un raz-de-marée, ce n'est pas l'effondrement de la croûte
terrestre sous-marine qui compte et intéresse mais l'énorme vague qu'il
engendre. Ici, la vague, c'est la dissolution implacable d'une famille
où l'on parle énormément pour ne rien dire, mais dont tous les membres
sont soudain frappés de mutisme dès lors qu'il y aurait vraiment de quoi
parler. En fait, si l'action ne se déroulait pas essentiellement dans
les années soixante-dix, on pourrait dire que les Mulvaney sont des
“bobos” ; ou encore des “néo-ruraux”. La mère, Corinne, est
particulièrement gratinée : femme se voulant fantasque, éprise
d'antiquailleries, brassant énormément d'air mais ne faisant à peu près
rien, cependant que son mari travaille (et réussit) du matin au soir
pour entretenir la ferme de sa Marie-Antoinette et les quatre enfants
qu'il lui a faits. C'est, pour ceux qui connaissent le spécimen, une
sorte de Virginie B., mais en nettement plus attachante tout de même. Après
le viol de la fille, cette sympathique façade va se lézarder
rapidement, et les murs qui semblaient porteurs vont montrer, en
s'écroulant, qu'ils ne portaient que du vent. (Tout cela est noté trop
rapidement et de manière bien trop superficielle : le roman vaut
beaucoup mieux que l'image que j'ai peur d'en donner.) Mais, au bout du compte, on se demande si ce tsunami n'était pas ce qui pouvait arriver de mieux aux Mulvaney, en les expulsant de ce petit paradis factice que constituait la ferme familiale ; et l'on ne trouve évidemment pas de réponse assurée, car tel est le talent de Joyce Carol Oates, de toujours nous contraindre à naviguer dans des eaux incertaines, où le bien et le mal sont perpétuellement changeants.
(Je voulais, dans ce même billet, parler aussi d'un autre roman remarquable de la même : Les Chutes. Mais je m'aperçois que j'ai déjà dû perdre en route les trois quarts de mes douze lecteurs habituels ; remettons donc à une prochaine fois l'excursion à Niagara Falls.)
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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.