On entre en ce livre* comme dans un brouillard ; et cela suffit pour comprendre que nous sommes bien chez
Eugène Nicole, dont on a
déjà dit tout le bien que l'on pensait de son
Œuvre des mers. Tous les contours sont flous, d'abord, les mugissements de la corne à peine audibles. Qui est auteur ? Qui, narrateur ? Qui, personnage ? Nicole nous mène en bateau, mais il le fait au sens premier, en nous embarquant sur l'
Adelaïde Bellair, qui tire son nom de l'épouse de son propriétaire. Mais on n'y reste guère puisque l'
Adelaïde Bellair ne tarde pas à jouer les vaisseaux fantômes, perdant, au fil des croisières et des étapes, ses cabines, son argenterie, l'acajou de ses bars, son gouvernail, les marches de son escalier d'honneur, etc., jusqu'à s'évanouir totalement. Il est remplacé par un navire construit absolument à l'identique, par la volonté de Bellair, et qui s'appelle le
Pyjama. Son capitaine se nomme Borman, et c'est lui qui tente d'écrire le roman que nous lisons, enfermé dans sa cabine.
Borman est fasciné par les titres, qui sont la grande spécialité de son ami Manlio, lequel en a fabriqué des centaines, tels que : Le Chef d'orchestre callipyge, ou Trente-trois projets de sieste, ou encore Lettre au Commandeur des mourants. Il existe d'ailleurs une “bourse aux titres”, fondée au XIXe siècle à Paris par Félicien Male et transportée ensuite dans une arrière-boutique dérobée du ghetto de Venise, où de nombreux auteurs en mal d'inspiration viennent les acheter fort cher. Cette obsession du titre est partagée par Creux-Ferdier, doyen de la faculté des lettres de l'université Michel-de-Montaigne de Bordeaux, qui, chaque 13 juin, une fois leur licence obtenue, examine les titres de thèses que ses étudiants ont inscrits sur des pancartes qu'ils promènent dans les jardins de la faculté. Titres convenus (La ville dont le prince est un enfant : drame symboliste ?) ou plus surprenants (L'absence des aveugles dans les Rougon-Macquart de Zola), dont aucun n'attire plus le doyen que celui-ci, qui devrait également ravir l'ami Rémi : Première pluie dans la littérature française. L'étudiant, un certain Jean-Karl Grossman, prétend avoir identifié, dans les dernières pages de La Mort le roi Artu, roman anonyme qui clôt le cycle breton, un épisode présentant une nouveauté dans la perception ou la description d'un phénomène devenu depuis littérairement banal : la pluie. C'est, d'après Grossman, l'irruption sur la scène littéraire de la première vraie pluie, une pluie qui mouille et dont il convient de s'abriter – c'est l'arrivée en trombe (…) du réel.
Le réel, par ailleurs, a beaucoup de mal à se tailler une place dans ce roman, où même les bateaux s'évanouissent par lambeaux. Bellair, par exemple, n'existe que par ce pyjama qui donne son nom à son navire, et que des lingères devenue vestales sont chaque soir chargées d'aller cérémonieusement installer sur la couchette d'une cabine, qui n'est jamais la même. Car, à bord du Pyjama, toutes les cabines sont inoccupées, à l'exception de la 12 et la 21 ; celle-ci l'est par Adélaïde Bellair, quant à l'autre j'y reviendrai dans une seconde.
Si les humains, à l'instar de Bellair, ont bien du mal à exister, s'ils sont pratiquement impuissants, comme Borman, à habiller de chair les squelettes de leurs titres, les livres, en revanche, ont une surabondance de vie. La nuit, sur leurs rayonnages, ils nouent des dialogues, se déroulent complaisamment leurs respectives biographies. Ils en viennent à parler de leurs divers propriétaires comme, dans Pot-Bouille, les domestiques de leurs maîtres, c'est-à-dire avec ce même ton de supériorité goguenarde. Par exemple :
« En somme, ce premier lecteur, c'était quelqu'un du genre dont tu te dis : “ i m'achète parce que tout le monde m'achète, c'est probablement un provincial qui vient de passer trois jours à Paris et qui va me laisser dépasser de sa poche demain quand il fera ses courses dans son trou parce qu'on parle de moi à la télé. ” Je ne m'étais trompé que de pays. Les bons patrons, ça se fait d'ailleurs de plus en plus rare, tu ne trouves pas ? Bref, une heure plus tard, dans un train qui file à cent à l'heure, je sers à garder la place de Monsieur, qui déjeune au wagon-restaurant.
« Un cri déchirant parvint de l'étagère supérieure où sur maint volume brillait l'étoile des éditions de Minuit. Il émanait d'un exemplaire numéroté de La Modification de Butor qui, reconnaissant dans ces propos un des motifs de son intrigue, avait eu l'impression qu'on le violait. »
Mais revenons à bord du Pyjama, et à sa cabine 12. Elle contient les archives du Bureau des objets trouvés à l'Opéra-Comique. Ce bureau est une véritable mégapole qui étend ses ramifications sans cesse en extension sous la salle Favart, transformant l'ensemble en une sorte de monstrueux iceberg – ce qui tombe assez bien puisqu'il est également question , brièvement, du Titanic, à bord duquel auraient dû s'embarquer les deux grands-tantes du Narrateur d'À la recherche du temps perdu, si la perte de leurs bagages ne les avait suffisamment retardées pour leur sauver la vie. Dans ce dédale, les objets laissés dans la salle par les spectateurs sont triés, répertoriés, classés selon des critères toujours plus fins, ce qui exige constamment l'ouverture de nouvelles salles, toujours plus profondes (« Une salle ne naît jamais que d'une autre », rappelle l'administrateur en chef à son Conseil).
Le Bureau des objets trouvés, c'est naturellement la littérature dans son entier (et si l'auteur ne l'a pas pensé ainsi, c'est donc à moi qu'il revient de lui signaler sa distraction), avec ses livres vivants et sarcastiques, ses titres qui attendent encore le coup de baguette magique, ses écrivains qui engendrent eux-mêmes le navire dont ils occupent l'une des cabines. Finalement, l'ensemble du dédale souterrain se ramasse sur lui-même, se concentre, se résume, pour aboutir au studio de saint Augustin, de Carpaccio, que Borman va contempler tout un après-midi à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni de Venise, juste avant de se rendre dans l'échoppe secrète où se tient la bourse aux titres. Il est temps, pour le capitaine du Pyjama, de prendre sa place dans la ronde, de suivre la leçon de saint Augustin, d'accomplir son destin. Et de tenter d'écrire sa Lettre au Commandeur des mourants.
C'est alors que tout : navire, musée, échoppe, catacombes, tout disparaît pour faire place au théâtre, sur la scène duquel chacun semble naturellement trouver la place qui l'attend. Un théâtre qui, pour le lecteur vaincu d'avance et complice, ne saurait être autre que celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, c'est-à-dire L'Œuvre-des-Mers.
*Eugène Nicole,
Le Démon rassembleur, P.O.L