Tandis que Grossman, livide dans son fauteuil, était victime d'un malaise, les cinq hommes entreprirent de fouiller méticuleusement son bureau, fourrant dans de gros sacs de toile non seulement les exemplaires dactylographiés du chef-d'œuvre non encore publié, mais également les brouillons de chapitres écartés par l'écrivain, ses ébauches, jusqu'à la dernière note griffonnée. Au bout d'une heure environ, la moindre trace du roman avait été engloutie par les sacs voraces, eux-mêmes enfouis dans le coffre de la voiture garée au bas de l'immeuble. Était-ce tout ? Non.
Ayant demandé à l'écrivain s'il existait d'autres exemplaires de son roman, celui-ci répondit par l'affirmative et indiqua qu'il en existait trois : l'un chez un de ses cousins, le deuxième à la rédaction de la revue Novy Mir et le troisième chez sa secrétaire, pour correction. Après avoir ordonné à quelques-uns de ses sbires d'aller immédiatement récupérer les deux premiers, le colonel du KGB intima à Vassili Grossman l'ordre de le suivre.
Dix ans plus tôt, ainsi embarqué, Grossman aurait probablement disparu sans laisser de trace. Mais, en 1961, c'était le “dégel” à la mode soviétique : on ne fusillait plus les écrivains, on se contentait d'arrêter leurs romans. Ce qui n'excluait nullement le travail bien fait, consciencieux, poussé jusqu'à l'art. C'est ainsi que, chez la secrétaire-dactylo de Grossman, les agents du KGB raflèrent non seulement les copies sur papier pelure, mais également les feuilles de papier carbone… et jusqu'aux rubans de la machine à écrire : on n'est jamais trop prudent.
Les KGBistes ignoraient pourtant une petite chose : si Grossman leur avait si volontiers indiqué où trouver les trois copies supplémentaires de Vie et Destin, c'était en quelque sorte pour anesthésier leurs soupçons. Car il était seul à savoir qu'il avait mis, plusieurs semaines auparavant, deux autres exemplaires de son roman en sécurité, l'un chez une amie de jeunesse, l'autre chez le poète Sémion Lipkine – chacun des deux dépositaires ignorant l'existence de l'autre. Et c'est grâce à cette double précaution que le monde et moi-même découvrîmes ce chef-d'œuvre russe au début des années quatre-vingt.
Cette “arrestation” de Vie et Destin avait été décidée au niveau du Comité central, par le responsable du département Culture. Cet apparatchik de haute volée avait pour nom Polikarpov.
Et, soudain, c'est le fantôme de Flaubert qui traverse la scène avec un long rire silencieux.
Il n'empêche que le roman que l'on peut lire aujourd'hui est (légèrement) incomplet. Ca et là, il manque quelques lignes. Et on lit (ou l'on relit) Vie et Destin avec un léger sentiment de frustration et de colère envers les KGBistes.
RépondreSupprimerIl manque des lignes dans la version parue chez Julliard en 1983. Mais je crois bien (j'ai la flemme de me lever pour aller vérifier…) que la version donnée en collection "Bouquins" est, elle, complète.
SupprimerSi je comprends bien, on a retrouvéces lignes perdues entre 1983 et aujourd'hui ? A moins que Julliard ait salopé le boulot.
RépondreSupprimerJulliard a fait ce qui était possible à partir des deux manuscrits lacunaires disponibles à l'époque. Mais depuis que le roman a été publié en Russie, le texte a pu être complété.
RépondreSupprimerTout cela à vérifier... mais là j'ai piscine.
Didier Goux
(Pas moyen de m'identifier avec ce putain d'iBigo !)
Vous n'auriez pas, des fois, l'adresse de ces KGBistes, pour les envoyer sur un blog qui est la honte de l' Internet français ?
Supprimer"J'ai piscine": une vieille expression qui prend un sens particulier depuis que les féministes allemandes ont obtenu, au nom de l'égalité, le droit de se baigner torse nu, en espérant que cela sera bientôt l'objet d'une directive européenne... Plus sympa que le burkini, quand même !
Mais est-ce que les baigneurs mâles teutons ont droit, en retour, à une érection franche et massive ? Ce ne serait que justice !
SupprimerCommentaire du taulier, qui ne sait toujours pa s'identifier avec ce foutu boîtier téléphonique...
SupprimerÇa ne marche pas, le classique " Publier un commentaire => Anonyme=> Modifier mon identité => Nom=>Didier Goux => Continuer ( beaucoup + rapide à faire qu'à expliquer) ?
SupprimerC'est le propre de la bêtise à front de taureau que de vouloir "arrêter un livre"..
RépondreSupprimerHeureusement que Grossman était un roué : son manuscrit a continué de vivre sa vie..
Les Nazis étaient plus conséquents : les livres, ils les brûlaient..
Galatine.
Difficile de brûler tous les exemplaires, non ? Mais les nazis aimaient bien toutes les cérémonies symboliques ( ils devaient être tous franc-maçons ).
SupprimerVotre lien ne marche pas ( comme tous vos renseignements informatiques)
RépondreSupprimervous tournez sur un thème qui m'intéresse, à savoir la littérature disparue...pour un Max Brode qui donna à lire les oeuvres de son ami Kafka, combien de "vrais" amis ont-ils respecté cette demande intime de brûler des écrits. L'année passé Céline est revenu en force. Les "manuscrits ne brûlent jamais" donc pour aller du côté du Maître et de Marguerite...je regrette tout de même un peu la confession de Stavroguine dans les démons...dans lequel il raconte de manière succincte le viol d'une gamine mais on sent qu'il aurait pu aller plus loin...qu'a-t-on perdu? Quels sont les chefs d'oeuvres dont on a perdu trace...thème assez borgésien...
RépondreSupprimerQu'on les ait perdus ou pas ne change rien pour celui qui ne les a pas lus : et qui peut se vanter d'en avoir lu la majorité ?
SupprimerUne police des romans serait bien nécessaire aujourd'hui . Cela éviterait la publication de 800 romans par an (à la louche, source Livre-Hebdo) dont 97,5% sont médiocres et inutiles. On pourrait imaginer trois policiers débarquant au petit matin chez .................( à compléter), perquisitionnant et repartant avec le manuscrit.
RépondreSupprimerQu'est-ce qu'un " roman utile" ?( à qui, à quoi ?)
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