Parce que l'Atlantique-Nord est venu jusqu'à nous, en janvier.
lundi 27 février 2017
dimanche 26 février 2017
Ras la cafetière, vraiment !
Je commence à en avoir un peu assez que des inconnus à diplômes commerciaux – ou que je suppose tels – décident à ma place de ce que doivent être désormais mes comportements, et s'efforcent de faire de moi un modèle de citoyen responsable, quand je ne songe à rien moins. J'avais subi une première alerte, voilà quatre ou cinq ans, lorsqu'il m'avait fallu acquérir une nouvelle tondeuse de jardin : contrairement à l'ancienne, l'heureuse élue coupe d'elle-même son moteur dès que j'en relâche la poignée, ce qui oblige à se démonter l'épaule une seconde fois pour la remettre en marche, après la petite miction de mi-tonte. Consulté, le revendeur agréé m'avait expliqué avec une certaine componction que c'était “pour éviter les accidents”. Quels accidents ? Avant cette fâcheuse initiative de MM. Wolf et Honda, on déplorait des hécatombes dues à ces maléfiques engins ? Des moissons de doigts et d'orteils ? Et s'il m'agréait davantage, à moi, de risquer l'amputation plutôt que d'endurer les redémarrages successifs ? Le résultat est que, désormais, je dois m'astreindre à aller pisser avant de commencer à tondre : ce n'est rien mais c'est agaçant d'y être contraint. Du reste, ce n'était encore là qu'innocent prélude.
Il y a une couple de semaines, la cafetière électrique nous a signifié qu'elle entendait faire valoir ses droits à une retraite méritée et nous a requis pour l'escorter jusqu'à sa nouvelle villégiature, la déchetterie de Saint-Aquilin. Pendant que j'y étais, à Saint-Aquilin, je poussai jusqu'au Super U, afin d'y choisir sa remplaçante. Quel esprit malin m'inclina à opter pour le modèle le plus onéreux des quatre ou cinq proposés ? Ne sais ; peut-être parce que, sur la photographie ornant sa boîte, elle semblait plus élégante, presque racée, que ses petites sœurs des pauvres. Je déchantai dès le lendemain matin, lorsque je constatai que cette acariâtre, pour me faire économiser l'énergie que j'étais pourtant prêt à gaspiller comme un nabab, s'était dotée d'un minuteur invisible qui la remettait en mode “veille” au bout de trente minutes. Pour moi qui ai l'habitude de préparer le matin une pleine cafetière que je fais durer jusqu'à midi, c'était se mettre un lourd boulet au pied que de devoir, désormais, penser toutes les demi-heure à venir renclencher ce fucking bouton marche/arrêt. (Le poseur de parquet, qui se trouvait là, me fit judicieusement observer que ce système nouveau, en laissant le café se refroidir, obligeait à le passer ensuite au four à micro-ondes ; si bien que l'énergie économisée de la main droite se reperdait de la gauche : les artisans ont volontiers l'esprit pratique.)
Mon agacement sonore et répété finissant par provoquer celui, plus discret, de Catherine, elle m'enjoignit après quelques jours d'acheter une autre cafetière – et tant pis pour la dépense. Je me rendis à l'entrepôt virtuel de Mme Amazon et, après avoir soigneusement vérifié sur la “fiche technique” que le modèle le moins cher (18,90 €, port gratuit) n'était pas doté du maudit minuteur, je passai ma commande. Hélas, à l'arrivée de ce petit électroménager pour miséreux, il me fallut bien constater qu'elle possédait elle aussi le compte à rebours fatal – son seul micro-avantage étant que j'y gagnais dix minutes.
Me voilà donc en possession de deux machines à café, dont l'une s'empoussière gentiment dans le garage depuis une semaine déjà ; tandis que l'autre, entre évier et frigo, a fait de moi son esclave résigné, me requérant chaque demi-heure pour venir la remettre en marche. D'ailleurs, il est temps que j'y aille.
vendredi 24 février 2017
Bernard Frank, réactionnaire de gauche
C'est à cause de la géante biélorusse ; sans elle, rien ne serait arrivé. Mais elle a débarqué peu après neuf heures, sur son scooter qui semble toujours un peu trop petit pour elle, et a eu tôt fait de nous chasser de la maison ; non pas elle, d'ailleurs, plutôt l'aspirateur bruyant qu'elle s'est mise à manier avec une fougue presque sauvage. Bref, ayant pris Sainte-Beuve sous mon bras et ma pipe dans l'autre main, je me suis retrouvé ici, assez confortablement logé dans le fauteuil Lafuma qui, comme chaque année, prend ses quartiers d'hiver dans la Case ; et c'est lui qui a fait que mes yeux se retrouvent à la hauteur d'un volume jaune de chez Grasset, posé à plat sur les trois tomes du Journal littéraire de Léautaud. Ne parvenant pas à lire le titre inscrit sur son dos, j'allongeai le bras pour saisir le volume, et y parvins. C'était Vingt ans avant, la réunion des chroniques données à l'aube des années quatre-vingt par Bernard Frank à ce consternant follicule que fut le Matin de Paris. Que Sainte-Beuve me pardonne, mais je l'abandonnai aussi sec, lui et M. de Rancé, dont il s'occupait à ce moment-là, passèrent illico à la trappe.
Elle sont très bien, ces chroniques de Bernard Frank. Si je voulais me mettre à écrire comme un journaliste, je dirais volontiers qu'après 35 ans elles n'ont pas pris une ride ; au moins pour les antédiluviens qui, comme moi, ont vécu cette période et en conservent quelques souvenirs. J'en ai d'autant plus, des souvenirs, qu'en ces années je tenais assises au Big Buddah, comptoir de la rue Hérold auquel, numéro du jour bouclé, les journalistes du Matin, ou au moins une partie d'entre eux, avaient coutume de venir s'alcooliser et, éventuellement, perdre quelques dizaines de francs au 421. En revanche, je n'y ai jamais vu Bernard Frank : sans doute fréquentait-il des abreuvoirs moins centraux que celui-là. Ou alors, il passait rendre ses cinq ou six feuillets à des heures où moi-même j'officiais à Neuilly-sur-Seine, par ailleurs ville natale de Frank. Petite magie de ces chroniques, donc, faites de multiples et souvent cocasses embardées, mais qui, une fois lues jusqu'au bout, laissent apparaître la cohérence sans faille de leur propos. Chacune d'elles semble un jardin aux sentiers qui bifurquent, mais qui vous conduisent néanmoins au point où l'auteur voulait que vous aboutissiez. Bernard Frank est un véritable écrivain, bien qu'il ait fâcheusement commencé sa carrière aux Temps modernes, sous le grand parapluie sartrien, ce dont généralement on ne se relève pas. Mais je sens bien que depuis un moment on attend de moi que je justifie mon titre. Il m'a été inspiré par le paragraphe que voici, daté du 31 juillet 1981 :
« De réformes en réformes en trente ans – pour ne pas remonter au déluge – on a détruit l'enseignement. Il faudrait tout changer. Tout. Une réaction totale. Ce n'est pas vrai que nos chers petits travaillent trop. Oui, ils sont peut-être plus vifs, et alors ? En vrac : grec et latin dès la sixième. Les langues vivantes s'apprennent à l'étranger ou dans des instituts spécialisés. Retour à l'histoire. L'enchantement d'une histoire continue même si l'on doit devenir plombier ou électronicien. Pas la peine de commenter Boris Vian ou des articles de journaux – même les miens – en classe. Se souvenir qu'il y a temps limité pour la mémoire, pour l'exercice de la mémoire et que si on le laisse passer, c'est foutu. Suppression des ligues de parents d'élèves, de droite ou de gauche. L'école est un club d'où les parents doivent être exclus. Trouver des professeurs qui essaient d'apprendre le français, l'orthographe aux professeurs chargés de l'enseigner, etc. »
On devrait offrir ce recueil de chroniques à tout nouveau ministre, au moment de sa prise de fonction : sa lecture pourrait entraver quelque peu sa propension à la suffisance et développer un sens de l'auto-ironie qui, chez ces personnages, reste trop souvent embryonnaire.
mercredi 22 février 2017
Nos lendemains qui fredonnent dans les ruines de Palmyre
Dans l'un des chapitres, assez nombreux, qu'en son Port-Royal il consacre à Pascal, Sainte-Beuve, parlant des attaques menées contre l'auteur des Pensées par Voltaire et Condorcet, en vient à citer une phrase de Chateaubriand, flétrissant les deux mêmes, qu'il a extraite de son Génie du christianisme ; elle dit ceci, la phrase :
On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe du désert a bâti sa misérable hutte.
Il m'a semblé que je devais venir le déposer là, ce mot en forme de serpe affilée ; qu'il pourrait sans doute être utile à certains, dans des circonstances finalement point trop différentes de celles évoquées par Sainte-Beuve après Chateaubriand, puisque aussi bien nous ne sommes pas si éloignés de vivre nous aussi dans les ruines de Palmyre avec vue sur les huttes.
vendredi 17 février 2017
Le quatrième archer de la légion roumaine
Entre autres choses d'intérêt secondaire, la Roumanie produit essentiellement des écrivains français. Tout le monde connaît Ionesco et Cioran, beaucoup de gens ont au moins entendu parler de Mircea Eliade. Mais c'est là, si l'on veut, une trilogie d'impurs, dans la mesure où ils se sont également exprimés en roumain, voire en anglais pour le troisième nommé. Panaït Istrati, s'il est le moins connu de ces quatre mousquetaires des Carpates (langage de guide touristique à prétentions cultureuses), est, lui, d'une eau irréprochable, ayant écrit toute son œuvre dans la langue de Romain Rolland – nom qui n'arrive nullement ici par hasard. C'est, en outre et de loin, le plus attachant du groupe.
Littérairement pur, donc, Istrati est en revanche, pour l'état-civil des nations, né sous le signe de la plus improbable des bâtardises, sa blanchisseuse de mère s'étant laissé séduire – et plus, puisque affinités – par un contrebandier grec ; lequel s'empressera, neuf mois après la naissance de son rejeton, de disparaître de l'histoire en allant se faire tuer par des gardes-côtes. Panaït vient au monde le 11 août 1884, à Braila, charmant petit port danubien. C'est le début d'une vie d'errances, ponctuée de métiers divers et folkloriques, qui se terminera en 1935 sous les coups de la tuberculose. Je ne vais pas vous la raconter par le menu : Wiki est là pour ça. Retenons la chose capitale : durant la Première Guerre, alors qu'il se trouve dans un sanatorium suisse, il décide d'apprendre le français ; et c'est dans cette langue qu'il découvre l'œuvre de Romain Rolland, notamment Jean-Christophe, qui lui cause un véritable choc intellectuel. Au point que, trois ans seulement après avoir ouvert son premier dictionnaire franco-roumain, il se met à écrire en français, et reprend sa vie vagabonde à travers l'Europe et l'Orient méditerranéen. On le retrouve au nouvel an de 1921, à bout de dénuement et de désespoir, dans le parc Albert 1er de Nice, où il se tranche la gorge. Grâce à un passant particulièrement observateur, on le sauve de justesse ; ayant découvert dans sa poche la lettre qu'il a écrite juste avant son suicide à son maître en écriture Romain Rolland, on la lui fait parvenir : la carrière d'écrivain de Panaït Istrati est lancée.
Dans un premier temps, il va se faire beaucoup d'amis, notamment parmi les écrivains français de gauche, puisque lui-même ne cache nullement l'enthousiasme que lui inspire la toute jeune Union soviétique. Dans un second temps, il va se faire beaucoup d'ennemis, notamment parmi les écrivains français de gauche, les mêmes, quand il publiera en 1929 Vers l'autre flamme, violent réquisitoire contre la Russie de Staline, écrit après un long voyage à travers le pays, durant lequel il se sera lié avec Victor Serge et Boris Souvarine. C'est donc pauvre, rejeté et quasiment seul, limite lépreux, qu'il mourra, en 1935 et en Roumanie : c'est bien fait, ça lui apprendra à trahir la cause prolétarienne. Il aura tout de même eu le temps d'écrire ces récits, la plupart du temps autobiographiques, qui me tiennent rivé à ses livres depuis une semaine.
Normalement, c'est là que je devrais me mettre à en parler, de cette œuvre et des étonnantes figures qui la peuplent. Mais mon introduction est déjà bien longue, et je connais la patience du lecteur… Nous allons donc scinder ce billet en deux et reviendrons dans les jours prochains sur Adrien Zograffi, le double littéraire d'Istrati. Si, pour terminer – ou pour appâter, c'est selon –, on devait rapidement situer notre Roumain, on prononcerait probablement les noms des deux Jack américains, London et Kerouac, du Russe Gorki, du Norvégien Hamsun, voire du judéo-gréco-Suisse Albert Cohen. Mais ce serait encore trop peu et trop mal dire.
jeudi 16 février 2017
Cortège d'ombres de Montaigne
Il est habile et malin, ce gros père de Sainte-Beuve ! il nous promène et nous perd dans les sentes de son grand parc, de son désert, mais lui sait toujours précisément à quel endroit il est et où il veut nous ramener. Juste après nous avoir conviés à suivre l'enterrement de M. de Saci, et à l'instant d'introduire Pascal dans sa tapisserie, il s'autorise un long détour (trente pages serrées) en Bordelais, chez Montaigne ; comment pourrait-il d'ailleurs faire autrement ? Mais si c'est très bien d'aller arpenter les vignobles et muser le long de la Garonne, pour finir il faut bien ramener le chaland en vallée de Chevreuse. Sainte-Beuve s'y prend de cette manière – c'est au bas de la page 515 du premier volume de l'édition “Bouquins” :
« […] nous qui venons d'assister au convoi et aux funérailles de M. de Saci, je me demande ce que seraient à nos yeux les funérailles de Montaigne : je me représente même ce convoi idéal et comme perpétuel, que la postérité lui fait incessamment. Osons nous poser les différences ; car toute la morale aboutit là.
» Montaigne est mort : on met son livre sur son cercueil ; le théologal Charron et mademoiselle de Gournay, – celle-ci, sa fille d'alliance, en guise de pleureuse solennelle, – sont les plus proches qui l'accompagnent, qui mènent le deuil ou portent les coins du drap, si vous voulez. Bayle et Naudé, comme sceptiques officiels, leurs sont adjoints. Suivent les autres qui plus ou moins s'y rattachent, qui ont profité en le lisant, et y ont pris pour un quart d'heure de plaisir ; ceux qu'il a guéris un moment du solitaire ennui, qu'il a fait penser en les faisant douter ; La Fontaine, madame de Sévigné comme cousine et voisine ; ceux comme La Bruyère, Montesquieu et Jean-Jacques, qu'il a piqués d'émulation, et qui l'ont imité avec honneur ; – Voltaire à part, au milieu ; – beaucoup de moindres dans l'intervalle, pêle-mêle, Saint-Évremond, Chaulieu, Garat…, j'allais nommer nos contemporains, nous tous peut-être qui suivons… Quelles funérailles ! s'en peut-il humainement de plus glorieuses, de plus enviables au moi ? Mais qu'y fait-on ? À part mademoiselle de Gournay qui y pleure tout haut par cérémonie, on y cause ; on y cause du défunt et de ses qualités aimables, et de sa philosophie tant de fois en jeu dans la vie, on y cause de soi. On récapitule les points communes : « Il a toujours pensé comme moi des matrones inconsolables », se dit La Fontaine. – « Et comme moi, des médecins assassins », s'entredisent à la fois Le Sage et Molière. – Ainsi un chacun. Personne n'oublie sa dette ; chaque pensée rend son écho. Et ce moi humain du défunt qui jouirait tant s'il entendait, où est-il ? car c'est là toute la question. Est-il ? et s'il est, tout n'est-il pas changé à l'instant ? tout ne devient-il pas immense ? Quelles comédie jouent donc tous ces gens,qui la plupart, et à travers leurs qualités d'illustres, passaient pourtant pour raisonnables ? Qui mènent-ils, et où le mènent-ils ? où est la bénédiction ? où est la prière ? Je le crains. Pascal seul, s'il est du cortège, a prié. »
Dans ce cortège, Blaise vient précisément de s'y glisser, sur une chiquenaude de Sainte-Beuve. Et les Provinciales peuvent paraître.
mercredi 15 février 2017
Pour Alexandre Dumas, changez à Port-Royal
Restons un moment avec Sainte-Beuve, voulez-vous ? Me voilà rendu à près de six cents pages de son Port-Royal :
lecture parfois ennuyeuse, au moins pour moi, notamment lorsqu'il
disserte sur les épais volumes écrits et publiés par ses grands fâcheux,
mais beaucoup plus intéressante lorsqu'il retrouve le déroulé de l'histoire, parsemé de portraits et même d'anecdotes, dont certaines fort savoureuses.
C'est
le cas lorsque apparaît – à la page 400 très précisément –, pour un
bref tour de piste, M. de La Petitière. Si l'on en croit Pierre Thomas
Du Fossé, l'un des illustres solitaires de la maison, ce gentilhomme
poitevin passait pour la meilleure épée de France, au point que
Richelieu aimait l'avoir à son côté pour assurer sa sécurité ; bretteur
sanguin aux yeux de feu, toujours prêt à se lancer dans les plus folles
équipées, aimant chercher et vider querelles, etc. Or, le voici un jour
touché par la grâce du repentir, décidé à s'abîmer dans la solitude et
la prière “pour se punir à proportion de ses crimes et pour s'humilier à
proportion de son orgueil”, précise dans ses mémoires le jeune Du
Fossé. La Petitière est le héros d'une saynète contée par un autre
contemporain, le père Rapin :
« Il étoit si vaillant
que menant un jour l'âne du monastère au moulin, au retour son âne et sa
farine furent pris par trois soldats, dont la campagne étoit alors
infestée pendant la seconde guerre de Paris. Comme il fut de retour au
logis, on lui demanda comment il s'étoit laissé dévaliser de la sorte :
“Est-il permis de se défendre à un chrétien dans notre morale ?” dit-il.
– “Pourquoi non ?” lui répondit-on. À même temps il prend un bâton à
deux bouts, qu'il trouva par hasard en son chemin, court après les
soldats qui l'avoient volé, les désarme et les amène les poings liés
derrière le dos à Port-Royal où, les ayant conduits à l'église pour
faire amende honorable devant le Saint-Sacrement, il leur fit une espèce
de réprimande charitable mêlée d'instruction et les renvoya avec une
aumône. »
Est-ce qu'on ne se croirait pas au cœur d'un
roman de Dumas ? C'est qu'il y a du mousquetaire, dans ce La Petitière,
et même de trois ! On lui voit l'impétuosité un peu brouillonne du jeune
d'Artagnan, quand il s'agit de rattraper et maîtriser ses voleurs ; la
naïveté enfantine de Porthos (“Comment ? On a le droit de se défendre ?
Ah, morbleu, j'y cours !”) ; et l'équanimité dans le pardon et la
largesse d'un Athos, plutôt celui de Vingt ans après que du roman
initial. Finalement, le seul qui paraisse n'avoir prêté aucun trait à
notre moine batailleur c'est Aramis, bien qu'il fût le seul d'Église.
Puis, lorsque Dumas s'éloigne et que commencent à me fatiguer un peu les tristes figures de la vallée de Chevreuse, je cingle vers l'Orient compliqué mais savoureux, en compagnie de Panaït Istrati. J'ai ainsi des matinées toutes de pénitence et des après-midi d'échoppes.
Puis, lorsque Dumas s'éloigne et que commencent à me fatiguer un peu les tristes figures de la vallée de Chevreuse, je cingle vers l'Orient compliqué mais savoureux, en compagnie de Panaït Istrati. J'ai ainsi des matinées toutes de pénitence et des après-midi d'échoppes.
mardi 14 février 2017
Barbarie de la sainteté
Les mœurs des temps enfuis peuvent parfois nous sembler bien curieuses, et il n'y a pas toujours loin, à nos yeux si délicats, de la sainteté à la barbarie ; c'est encore plus étrange lorsque celle-ci paraît émaner directement de celle-là. M. de Saint-Cyran n'a pas été canonisé par l'Église, bien loin s'en faut ; mais il était considéré comme une sorte de saint par ses fidèles en jansénisme et les religieuses de Port-Royal. Voici ce qui advint, d'après Sainte-Beuve, juste après sa mort, qui survint le dimanche 11 octobre 1643, c'est-à-dire quelques mois seulement après celle du roi Louis XIII qui l'avait expédié au donjon de Vincennes durant cinq années :
« On fit l'ouverture du corps. Le cœur fut réservé pour M. d'Andilly, à qui M. de Saint-Cyran l'avait donné par son testament, à condition qu'il se retirerait du monde. Les entrailles furent aussi mises à part, pour être enterrées à Port-Royal de Paris, selon la dévotion de la mère Angélique. Lancelot coupa lui-même les mains sur l'instance de M. Le Maître, lequel, arrivé de Port-Royal des Champs le lundi soir, le lendemain de la mort, ne se trouva pas satisfait des autres petites richesses [souligné par l'auteur] qu'on lui avait ménagées, et qui en sus voulait absolument ces mains […]. Le reste du corps fut enterré à l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas [sise à l'angle des rues Saint-Jacques et de l'Abbé de l'Épée], dans l'enceinte du sanctuaire. »
Je sais bien que telle était l'habitude médiévale, de ventiler les grands morts façon puzzle, mais j'ignorais qu'elle eût perduré si avant dans les siècles. On peine un peu, n'est-ce pas, à imaginer le grave et pieux Le Maître, déboulant comme un furieux dans la chambre mortuaire et exiger d'un ton coupant que l'on tranchât séance tenante les mains du gisant pour lui en faire don. On peut se prendre, en revanche, à rêvasser de ce que serait la première visite que l'on ferait chez eux à ses amis d'aujourd'hui, si cette vénérable coutume s'était maintenue, où le maître de maison nous désignerait le bocal posé sur le manteau de la cheminée : « Je vous présente la dextre de ma très-sainte mère. Sa main gauche se trouve chez mon cadet Alphonse, qui l'a exigée avec force lorsqu'il a appris que notre sœur Gertrude avait mis une option ferme sur l'intestin grêle qu'il convoitait. Et, sinon, que vous ferait-il plaisir de boire ? »
Les petits modernes que nous sommes ne savent plus s'amuser.
lundi 13 février 2017
vendredi 10 février 2017
Champaigne pour tout le monde !
Lorsqu'il parle de ce peintre, Sainte-Beuve écrit son nom : Philippe de Champagne ; ce qui est bien la preuve que l'on doit le prononcer tel, et non Champègne, comme on l'entend dire habituellement. Mais alors, pour être cohérent, il nous faudrait parler des Essais de Michel de Montagne ; or, je crains que ce ne soit un peu trop exiger, et qu'on ne puisse, sans broncher, aussi facilement faire fi des us.
mercredi 8 février 2017
Mademoiselle assise entre ses deux madames
Me voilà plongé, depuis deux jours, dans le Port-Royal de Sainte-Beuve (Charles-Augustin de son prénom, ce qu'un vain peuple ignore trop souvent). Je ne sais si l'auteur aura la puissance nécessaire pour entraîner ma défaillante intelligence au bout de ses mille cinq cents pages, mais enfin, pour l'instant, je me délecte de son histoire principale et au moins autant des digressions qu'il s'autorise, chemin faisant – la dernière que je viens de passer : six ou sept pages sur le Polyeucte de Corneille et presque autant, juste après, sur le Saint Genest de Rotrou. Les ignares de ma sorte apprennent quantités de choses essentielles, dites dans une langue dont la solidité ne sacrifie pas l'élégance, mais aussi d'autres, plus anecdotiques et, partant, souvent plus piquantes. On y découvre surtout des personnages qui, vus de notre temps lilliputien, paraissent hors de proportions humaines ; à commencer bien sûr par Mère Angélique, la fille de cet Antoine Arnauld à la prestigieuse descendance : coadjutrice de Port-Royal des Champs à l'âge de sept ans et demi, elle en devient l'abbesse en titre peu avant son dixième anniversaire ; et, à dix-sept ans, elle entreprend la grande réforme qui va donner à Port-Royal prestige, influence et rayonnement.
Mais voici l'anecdote. Dans une lettre à la jeune abbesse, en octobre 1609, le père Archange – gentilhomme anglais né Pembroke – lui écrit ceci : « Touchant votre demande jusques où peut aller l'honneur que vous devez à monsieur votre père et mademoiselle votre mère, etc. » Bien évidemment, le lecteur ignare de notre âge de ténèbres sursaute devant ce “mademoiselle”, qu'il n'ose tout de même pas prendre pour une distraction du bon père. Heureusement, Sainte-Beuve a prévu une note explicative, ou en tout cas éclairante. Il commence par faire remarquer que, dans ses propres lettres, saint François de Sales emploie également ce même “mademoiselle” pour évoquer mesdames Arnauld et d'Andilly. Puis, il cite le dictionnaire de Furetière, lequel nous apprend que cette appellation donnée à une femme mariée était “un titre d'honneur, mitoyen entre la madame, simple bourgeoise, et la madame, femme de qualité”.
Subtilité ravissante – je veux dire qu'elle me ravit – qui devrait donner à penser à nos suffragettes, lorsqu'elles prennent le mot “mademoiselle” comme une insulte ou, au moins, une allusion à visée vexatoire. Elles pourraient même, plutôt que de le vouer à l'enfer du vocabulaire, le coudre sur leurs étendards après l'avoir serti dans une maxime bien trempée ; du genre de celle-ci : On ne naît pas mademoiselle, on le devient ! Voilà qui ne manquerait pas d'une certaine allure ; voire d'un port royal.
jeudi 2 février 2017
Ces publicités qui peuvent briser votre vie
Je me suis tu pendant trop de temps. Je comptais garder par-devers moi cette histoire et l'emporter dans la tombe, mais ce n'est plus possible : il faut que ça sorte.
C'était il y a 35 ans ; peut-être 37 ou 38 : qu'est-ce que cela fait ? À cette époque, on pouvait voir, dans les voitures du métro parisien, des affichettes de publicité accrochées au plafond au moyen d'un genre de petit rail métallique. Un jour, une société que nous appellerons Lavoilette, faute de nous souvenir de son véritable nom, trois fois maudit, un jour Lavoilette décida de s'offrir une petite campagne de promotion. Tel que je le découvris ce matin-là, leur slogan disait ceci :
Lavoilette : 50 ans d'expérience au service de la tringle à rideau
J'eus d'abord le même petit sourire que vous auriez eu à ma place ; ce genre de demi-crispation unilatérale des lèvres, irradiant la supériorité humoristique que s'adjuge leur propriétaire. Plus tard, le sourire évolua en rire franc, lorsque je fis part de ma découverte à quelques connaissances, probablement aux gens du rewriting, ou peut-être aux pauvres ombres qui me tenaient lieu de compagnons lors de mes beuveries vespérales.
C'est seulement deux ou trois jours après que rire et sourire s'évanouirent, lorsque je constatai que Lavoilette et son demi-siècle d'expérience tringlifère ne quittaient plus mon esprit, y produisant même d'inquiétantes métastases : un homme inconnu, sans visage définissable au début, était né dans mon cerveau et en projetait manifestement la colonisation totale. Il s'agissait d'un ouvrier a priori banal, dont j'imaginais qu'il avait commencé son apprentissage à 15 ans et venait tout juste de prendre sa retraite, après avoir travaillé tout le temps dans la même entreprise : Lavoilette, bien entendu. C'est-à-dire qu'il personnifiait à lui seul les 50 ans d'expérience dont se targuaient ses patrons. Ce fut pour moi un véritable choc : c'était la première fois que j'hypostasiais une tringle à rideau.
Le mal, ensuite, ne fit qu'empirer. Cet ouvrier sans nom (car je ne pus jamais me résoudre à lui en donner un : il me semblait que, sous cette réalité trop lourde, il volerait en éclats) se mit à changer de plus en plus vite, comme s'il se mouvait à l'intérieur d'un kaléidoscope ; et il le faisait en échappant chaque jour davantage à mon contrôle. Si le soir je m'endormais en le pensant célibataire, parce que le mariage m'était apparu incompatible avec les exigences de la tringle à rideau, je le trouvais marié et père de trois enfants – dont un petit garçon un peu retardé – le lendemain au réveil ; si, par grand soleil, il se présentait comme un gros homme au cou empâté et à l'assurance un peu hâbleuse, la grisaille et la pluie le transformaient aussitôt en cette silhouette hâve et presque transparente, nantie d'une petite moustache en brosse que je trouvais attendrissante. Certains matins, il partait travailler en traînant les pieds, l'estomac à fleur de lèvres, maudissant en silence tous ceux qui ne pouvaient vivre sans accrocher des tentures devant leurs fenêtres, des rideaux de plastique autour de leurs douches, etc. ; d'autres jours, il courait presque vers son bureau, souriant à ses voisins du bus 27, tout empli d'une fierté qui ressemblait fort au bonheur, à l'idée de rejoindre son petit royaume tubulaire, dont il maîtrisait les plus infimes subtilités ; sur lequel, en fin de compte, il régnait tel un souverain de droit naturel : ces matins-là, je le trouvais presque beau.
Le jour où, les années ayant passé, il fit entrer chez Lavoilette son fils aîné et la fiancée de celui-ci, lesquels s'installèrent aussitôt et sans manière dans mon esprit, je compris que je filais un mauvais coton. Je crus m'en tirer en arrachant, dans mon deux-pièces de la rue de Patay, les tringles installées par mon père, ainsi que les voilages que ma mère y avait appendus. Mais, aussitôt, le tringleur, son fils et sa bru redoublèrent d'activité pour pallier dans les meilleurs délais la nudité choquante de mes fenêtres. Les choses s'aggravaient, j'en perdais presque le goût de boire. Je m'entendis gémir pitoyablement, le matin où je me rendis compte que l'épouse de mon ouvrier était de nouveau enceinte. J'eus alors l'idée, en manière d'exorcisme, de me mettre à écrire leur histoire, le grand roman de la tringle à rideau. Avec fièvre et espérance, je noircis soir après soir quelques dizaines de pages. J'abandonnai dès la fin de la semaine : écrire la vie, les tourments et les aspirations d'un homme ayant accumulé cinquante ans d'expérience au service de la tringle à rideau, même un Simenon aurait reculé devant l'obstacle ; les pièces de Beckett, à côté de ce gouffre, n'étaient que bluettes enfantines : il fallait renoncer tout espoir…
L'histoire n'a pas vraiment de dénouement, si elle a une fin. Je ne saurais même plus dire au bout de combien de temps Lavoilette, son ouvrier, son expérience et ses tringles relâchèrent leur emprise sur mon esprit. Ce que je sais bien, en revanche, c'est que par la suite, des années durant, chaque fois que je devais pénétrer dans une voiture du métro, je baissais soigneusement les yeux, en m'accrochant à la barre centrale pour que personne ne remarque le tremblement de ma main.