mardi 14 février 2017

Barbarie de la sainteté


Les mœurs des temps enfuis peuvent parfois nous sembler bien curieuses, et il n'y a pas toujours loin, à nos yeux si délicats, de la sainteté à la barbarie ; c'est encore plus étrange lorsque celle-ci paraît émaner directement de celle-là. M. de Saint-Cyran n'a pas été canonisé par l'Église, bien loin s'en faut ; mais il était considéré comme une sorte de saint par ses fidèles en jansénisme et les religieuses de Port-Royal. Voici ce qui advint, d'après Sainte-Beuve, juste après sa mort, qui survint le dimanche 11 octobre 1643, c'est-à-dire quelques mois seulement après celle du roi Louis XIII qui l'avait expédié au donjon de Vincennes durant cinq années : 

« On fit l'ouverture du corps. Le cœur fut réservé pour M. d'Andilly, à qui M. de Saint-Cyran l'avait donné par son testament, à condition qu'il se retirerait du monde. Les entrailles furent aussi mises à part, pour être enterrées à Port-Royal de Paris, selon la dévotion de la mère Angélique. Lancelot coupa lui-même les mains sur l'instance de M. Le Maître, lequel, arrivé de Port-Royal des Champs le lundi soir, le lendemain de la mort, ne se trouva pas satisfait des autres petites richesses [souligné par l'auteur] qu'on lui avait ménagées, et qui en sus voulait absolument ces mains […]. Le reste du corps fut enterré à l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas [sise à l'angle des rues Saint-Jacques et de l'Abbé de l'Épée], dans l'enceinte du sanctuaire. »

Je sais bien que telle était l'habitude médiévale, de ventiler les grands morts façon puzzle, mais j'ignorais qu'elle eût perduré si avant dans les siècles. On peine un peu, n'est-ce pas, à imaginer le grave et pieux Le Maître, déboulant comme un furieux dans la chambre mortuaire et exiger d'un ton coupant que l'on tranchât séance tenante les mains du gisant pour lui en faire don. On peut se prendre, en revanche, à rêvasser de ce que serait la première visite que l'on ferait chez eux à ses amis d'aujourd'hui, si cette vénérable coutume s'était maintenue, où le maître de maison nous désignerait le bocal posé sur le manteau de la cheminée : « Je vous présente la dextre de ma très-sainte mère. Sa main gauche se trouve chez mon cadet Alphonse, qui l'a exigée avec force lorsqu'il a appris que notre sœur Gertrude avait mis une option ferme sur l'intestin grêle qu'il convoitait. Et, sinon, que vous ferait-il plaisir de boire ? »

Les petits modernes que nous sommes ne savent plus s'amuser.

16 commentaires:

  1. Cela vous va bien de vous insurger sur le sort fait à des cadavres "si avant dans les siècles", au moment où, de par le monde, on coupe des mains, des pieds, on éventre, éviscère, crucifie, des êtres bien vivants.

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  2. Vous devez regarder trop de films de vampires, cher Monsieur Goux, cela ressort de vos récents billets.
    Il est vrai que le printemps cette année n'est guère précoce...

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  3. Je crois me souvenir que le cœur de la grande Mademoiselle (ou celui d'une dame elle aussi de haute lignée, ma mémoire n'est plus ce qu'elle était) a, sous la poussée des gaz, fait exploser l'urne qui le contenait. Ce qui a cassé l'ambiance de la cérémonie pendant laquelle on le portait solennellement d'un point A à un point B (toujours cette mémoire!). C'est du moins ce que raconte Saint-Simon.

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    1. Lu sur Wikipédia: "En 1793, lors de la profanation de cette chapelle, l'architecte Louis-François Petit-Radel s'empare de l'urne reliquaire en vermeil contenant son cœur, le vend ou l'échange contre des tableaux à des peintres qui recherchaient la substance issue de l'embaumement ou « mummie » – très rare et hors de prix – alors réputée, une fois mêlée à de l'huile, donner un glacis incomparable aux tableaux". C'est pas une explosion, mais ça reste dans l'original...

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    2. L'anecdote racontée par Saint-Simon dans ses mémoires est bien antérieure.

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    3. C'est bien de la grande Mademoiselle qu'il s'agit (mais pas de son cœur...) :
      "(...) arriva une aventure fort ridicule. (...) l'urne qui était sur une crédence et qui contenait les entrailles se fracassa avec un bruit épouvantable et une puanteur subite et intolérable. À l'instant voilà les dames les unes pâmées d'effroi, les autres en fuite. (...) C'étaient les entrailles mal embaumées qui par leur fermentation avient causé ce fracas. Tout fut parfumé et rétabli, et cette frayeur srvit de risée."
      (Pléiade, T. 1, p. 54)

      L. L.

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  4. J'ai un grand père qui avait été amputée d'une jambe. Celle-ci avait été mise dans un petit cercueil dans la tombe de sa famille. Lui-même a été enterré (après sa mort, cette fois...) dans la tombe de la belle famille comme le voulait la coutume. Mais je suis hors sujet et je ne suis pas sûr que cette anecdote soit authentique (même si j'ai vu le petit cercueil lors de l'enterrement de la grand mère).

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  5. Cette coutume ne vient-elle pas de l' Eglise catholique elle-même, et de sa pratique des saintes reliques ? Et n'a-t-elle pas éte laïcisée depuis qu'on trouve, au Panthéon, des cœurs d'illustres personnages ?

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    1. Cette coutume ne vient pas expressément de l'Église catholique, elle vient des peuples anciens et l'Église n'a fait que la tolérer (car elle "tolère" aussi, la gueuse) sans l'encourager pour autant. Les laïcistes quant à eux ont prolongé cette vieille pratique, fort humaine par ailleurs.

      Voilou ta.

      Matt.

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  6. Moi je trouve que c'est une coutume charmante. Dommage qu'elle soit tombée en désuétude. (Une manière de s'approprier la mort d'êtres chers en quelque sorte.)

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  7. De nos jours, on fait quand même ça plus proprement.

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    1. Et cela se fera d'autant plus proprement dans l'avenir qu'il n'est pas sûr que certains médecins préleveurs aient la patience d'attendre que le donneur d'organes soit tout à fait mort pour opérer, tant leur désir d'assurer une meilleure qualité au greffon sera grande.

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  8. Je découvre que M. Renaud Camus s'amuse à faire le mort entouré de pleureuses !

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    1. Ne vous moquez pas du parti de l'In-nocence, je vous prie !

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La boutique est rouverte… mais les anonymes continueront d'en être impitoyablement expulsés, sans sommation ni motif.