Il resterait à établir pourquoi, après avoir fait l'acquisition de trois ou quatre livres portugais, j'ai brusquement, sans même les avoir entrouverts, bifurqué vers Francis Scott Fitzgerald et Christopher Isherwood. Mais ce n'est pas très important ; et, du reste, je le sais fort bien : trois phrases de Bernard Frank y ont suffi. On n'est pas plus volage que moi.
Les Européens que nous sommes ont tendance à imaginer tout neuf le problème des minorités et de nos rapports difficiles avec elles ; nous pensons souffrir d'un cancer encore jeune, dont les métastases demeureraient encore réversibles – exception faite, bien entendu, de ceux qui, clamant leur pleine santé, se persuadent qu'ils le sont réellement. Or, il semble que le mal vient de plus loin, pour parler comme Flannery O'Connor ; plus loin dans l'espace, plus loin dans le temps.
Le bref roman de Christopher Isherwood intitulé Un homme au singulier (A Single Man) date de 1964 et a été écrit en Californie, où s'était réfugié l'auteur dans l'espoir d'y vivre son homosexualité de manière moins contrainte que dans son Angleterre natale. Il raconte une journée (la dernière ? Le doute demeurera) de la vie d'un professeur d'université nommé George, homosexuel presque quinquagénaire vivant absolument seul depuis la mort de son compagnon, Jim, quelques mois plus tôt dans un accident de voiture. Dans le premier tiers du livre, c'est-à-dire au milieu de la matinée, nous assistons au cours que donne George, sur un roman d'Aldous Huxley qui n'est pas nommé mais qu'un moins ignare en littérature anglaise n'aurait sans doute aucune peine à identifier. Vers la fin de ce cours, la discussion avec certains de ses étudiants l'amène à se lancer dans une sorte de péroraison à propos des minorités (j'en supprime quelques passages, incompréhensibles pour qui n'a pas lu les soixante-dix pages qui la précèdent ; les mots et passages soulignés le sont par Isherwood) ; voici :
« Bon… maintenant, voici les libéraux – dont font partie, j'espère, toutes les personnes qui sont dans cette salle ; ils déclarent : “Les minorités ne sont que des êtres humains, comme nous.” Bien sûr, que les minorités sont des êtres humains ; des êtres humains, non des anges. Bien sûr qu'elles sont comme nous – mais pas exactement comme nous ; voilà l'état d'hystérie libérale que nous ne connaissons que trop, où l'on se met à raconter qu'en toute sincérité l'on ne voit aucune différence entre un noir et un Suédois […]
» Ainsi, reconnaissons-le, les minorités sont formées de gens dont l'aspect, les actions et les pensées diffèrent probablement des nôtres, et qui ont des défauts que nous n'avons pas. Il se peut que leur aspect et leurs actions nous déplaisent, et que leurs défauts nous soient odieux. Mieux vaut reconnaître qu'ils nous déplaisent et nous sont odieux, que d'essayer de barbouiller nos sentiments de sentimentalité pseudo-libérale. Si nous considérons nos sentiments avec franchise, nous avons une soupape de sécurité ; si nous avons une soupape de sécurité, en réalité nous risquons moins de nous lancer dans les persécutions… Je sais bien qu'une pareille théorie n'est pas à la mode aujourd'hui. Tous autant que nous sommes, nous n'arrêtons pas de nous efforcer de croire que, si nous ignorons une chose assez longtemps, elle disparaîtra purement et simplement. […]
» Bien entendu, la persécution en elle-même est toujours un mal, je suis certain que nous sommes tous d'accord là-dessus… Mais le pire, c'est que nous tombons maintenant dans une autre hérésie libérale. Parce que la la majorité persécutrice est abominable, disent les libéraux, la minorité persécutée doit être nécessairement d'une pureté sans tache. Ne voyez-vous pas combien c'est absurde ? Qu'est-ce qui s'oppose à ce que les mauvais soient persécutés par les pires ? Tous les chrétiens massacrés dans l'arène étaient-ils obligatoirement des saints ?
» Autre chose. La minorité a son propre type d'agressivité. Elle provoque positivement les attaques de la majorité. Elle hait la majorité – non sans raison, je vous l'accorde. Elle hait même les autres minorités – parce que toutes les minorités sont en compétition : chacune proclame que ses souffrances sont les plus atroces, et que les torts qu'elle subit sont les plus graves. Et plus toutes ces minorités haïssent, plus elles sont persécutées, plus elles deviennent méchantes ! »
Texte écrit il y a plus d'un demi-siècle, donc, et dans quoi est démontée presque pièce à pièce cette “compétition victimaire” dont nous pensons qu'elle est apparue chez nous, à l'abri de nos anciens parapets, il y a vingt ou vingt-cinq ans tout au plus. Il reste que, faisant immédiatement suite à celle de Gatsby – cette valse lente animant des spectres –, la lecture d'Un homme au singulier n'est pas exactement de celles qui vous donnent envie de croire en l'homme et son avenir flamboyant – à moins qu'il ne flamboie comme un Walhalla en fin de tétralogie.