Serait-il exagéré de définir José Maria Eça de Queiroz comme un
“écrivain français de nationalité portugaise” ? Sans doute, oui ; ne
serait-ce que parce qu'il écrivait dans sa langue maternelle et non dans
la mienne. Néanmoins, lorsqu'on lit La Capitale, que ce
contemporain presque parfait de Zola écrivit à la fin des années
soixante-dix, on a réellement l'impression de lire un roman français,
avec toutefois un certain sentiment d'étrangeté diffuse, comme si une
bizarrerie presque onirique s'était glissée là, subrepticement. C'est
que La Capitale, de par son sujet, son déroulement, les milieux dans lesquels évolue l'histoire, lorgne de façon explicite du côté des Illusions perdues
balzaciennes (du reste, Eça de Queiroz fait explicitement référence à
Balzac plusieurs fois dans le livre) ; mais, en même temps, le lecteur
s'aperçoit tout de suite, avant même qu'Artur Corvelo, ce “grand homme
de province” ne monte à Lisbonne (est-ce que les provinciaux portugais
montent à Lisbonne comme les Lorrain ou les Gascons montent à Paris ?),
que ces Illusions perdues lusitaniennes ont été vidées de leurs personnages balzaciens pour être remplacés par ceux de l'Éducation sentimentale
de Flaubert, Lucien Chardon s'est mué en Frédéric Moreau, avec tous les
rétrécissements que cela entraîne, de même que les autres protagonistes
se sont eux aussi débalzacisés et flaubertisés. Du reste,
si l'histoire doit beaucoup à Balzac, le style, lui, penche très
nettement du côté de Flaubert ; au point que, souvent, il faut aller
vérifier le nom de l'auteur sur la couverture pour être bien sûr qu'on
est à Lisbonne et non à Paris ou à Yonville. Exemple de phrase
parfaitement flaubertienne – mais je pourrais en citer cent autres
(c'est moi qui souligne) : « Il mangeait d'un appétit tout provincial et les noms français des plats les lui faisaient trouver meilleurs.
» Ou encore ce début de paragraphe : « Le Moyen Âge l'enthousiasma,
avec ses cathédrales et ses monastères, et le Rhin gothique avec ses
châteaux d'héroïques burgraves dressés sur des pitons rocheux ; l'Orient
l'enchanta, avec ses cités hérissées de minarets où se posent les
cigognes, les caravanes dans le désert, les jardins des sérails où
soupire, en même temps que le murmure de l'eau, la passion musulmane ;
puis il fut attiré par la Renaissance italienne, ses galants Décaméron et la pompe de ses papes, etc. » ; on croit voir se dérouler une des rêveries frelatées et sans prise sur rien d'Emma Bovary.
Pour
autant, le Portugais n'est pas le vil imitateur de ses prédécesseurs
français (pour qui il ne s'est jamais caché d'avoir une très grande
admiration). Il fait preuve presque tout le temps d'un humour légèrement
teinté de cynisme qui le ferait plutôt pencher du côté de Dickens, mais
avec un ton bien à lui, moins “bon enfant” que celui de l'Anglais. Il
peut même lui arriver d'annoncer, de préfigurer des livres encore dans
les limbes. Ainsi cette phrase : « Il s'extasia devant l'illustre
Fonseca qui, dans son horreur pour les expressions vulgaires, commandait
un bifteck chez Carneiro en s'écriant : “Apportez-moi un lambeau du
vieil Apis préparé selon les formules du progrès !” » Est-ce qu'on n'a
pas, soudain, l'impression que vient de se mettre à parler le Bloch de Proust ? De
même, lorsque le personnage du journaliste parasite et exploiteur de
gogos (son nom est en train de m'échapper) s'exclame “Tout pour les
amis, tout !”, est-ce qu'on n'entend pas déjà monsieur Verdurin ?
À
ce stade de mes ratiocinations, il est temps d'avouer que je n'ai
encore lu que 230 pages sur 500, et que la suite du roman va peut-être
m'infliger, ce jour ou demain, de sévères démentis.
Bon d'accord, Eça de Queiroz avait lu Balzac et Flaubert. Mais qui nous dit que Proust n'avait pas lu Eça de Queiroz ?
RépondreSupprimerÇa, c'est une autre affaire ! Je ne me souviens pas qu'il en ait jamais parlé, mais je ne suis pas une encyclopédie non plus…
SupprimerMais si, mais si.
SupprimerUne encyclopédie à trous, alors. Du genre : filet de pêche…
SupprimerC'était l'époque où tous les Portugais cultivés avaient une culture avant tout française, et cela a duré jusqu'aux années 1960-70; aujourd'hui, c'est fini : les Portugais qui parlent français sont surtout maçons ou carreleurs.
RépondreSupprimer… lesquels, par ailleurs, sont souvent bien plus utiles que les écrivains. Notamment quand on désire une salle de bains neuve.
SupprimerVous exagérez ! La langue française rayonne encore aujourd’hui de tout le prestige de ses ambassadeurs.
SupprimerSi vous étiez un galant homme, vous auriez choisi de ne pas publier cette bonne histoire plutôt que d'humilier votre Belle devant tout le web littéraire (et francophone)...
RépondreSupprimerIl y a aussi l'intermédiation du traducteur qui joue, un traducteur pétri de littérature qui s'est peut-être plongé dans les œuvres d'auteurs contemporains de ce Portugais avant de se lancer dans la traduction.
RépondreSupprimerIntertextualité inextricable...
« son nom est en train de m'échapper » : je me garderai de faire de la psychologie de comptoir...