C'est une chose curieuse, que ces blocages que l'on peut faire sur
certains livres. Dans mon cas, il s'agit toujours de romans ; et pas de
ceux qui m'arrivent vierges de toute réputation ou presque : ceux-là,
s'ils me rebutent, je les abandonne sans le moindre regret après
quelques dizaines de pages, parfois un peu davantage, et en général n'y
reviens plus. Non, je parle de ces ouvrages qui s'avancent tout auréolés
d'une réputation plus que flatteuse, œuvres consacrées par les
siècles qu'on ne peut se dispenser d'avoir lues, qu'on est tenu d'aimer, etc. Quand l'un d'eux me repousse, se ferme, j'ai tendance, je
crois, à prendre cette fin de non-recevoir comme un affront ; ou une
provocation teintée d'ironie plutôt condescendante (« Allons, ne fais
pas cette tête-là : tu auras peut-être plus de chance avec moi la
prochaine fois, qui sait ? »). De fait, en général, je m'obstine. Et
c'est pour m'apercevoir que ce que j'ai nommé “blocage” se comporte en
fait plutôt comme un barrage hydraulique. Durant des années je patauge
du côté du réservoir ; trois, quatre, cinq fois, je reviens buter contre
le mur de béton convexe sans parvenir à trouver le sas qui me
permettrait, l'empruntant, d'aller ensuite descendre sans effort le
tranquille cours d'eau qui chantonne derrière.
Et puis,
un jour, “ça passe”. Parfois avec difficultés et sans grand agrément.
Ainsi, il y a cinq ou six ans, peut-être dix, je suis enfin venu à bout
de Sous le volcan de Malcolm Lowry ; mais ce fut sans plaisir,
par le seul jeu de la volonté, en me demandant jusqu'à la dernière page
ce que je foutais là. D'autres fois, c'est nettement plus gratifiant.
Ainsi de l'Ulysse de Joyce, abordé sept fois et six fois
abandonné avant la centième page. La septième tentative fut la bonne et
j'y pris un réel plaisir. Mais il faut dire que, peu avant, durant
l'escale qu'il fit chez nous à son retour du Québec, Ygor Yanka, par sa
persuasion enthousiaste, m'avait habilement ouvert deux ou trois vannes
de ce barrage-là, ce qui m'a évidemment facilité la nage.
Dans
certains cas, la chose est si nette et si soudaine que j'ai plutôt
l'impression que, sans que j'y aie auparavant repéré la moindre faille,
c'est le barrage tout entier qui cède d'un coup. C'est ce qui est en
train de se produire avec Moby Dick, que je tente vainement de
lire depuis trente ou quarante ans (je n'essaie pas tous les matins,
évidemment…), sans jamais être parvenu à dépasser la première
cinquantaine de pages. Je ne saurais même pas dire pourquoi j'ai repiqué au truc
avant-hier en fin de journée, au sortir de Balzac. Eh bien, non
seulement, des sept cents et quelques pages du roman je m'apprête à
franchir le cap de Bonne-Espérance (le passage du premier au second
tome), mais je me demande comment j'ai pu être arrêté par ce livre
durant autant d'années. Du coup, tout fiérot de cette victoire, j'ai
ressorti de son étagère le Nostromo de Conrad (barrage
particulièrement solide aussi) ; et, si l'état de grâce se prolonge avec
lui, je bifurquerai du côté de chez Faulkner, dont les romans, jusqu'à présent, ne
m'ont jamais été qu'un archipel de barrages, si je puis dire. Si tout se
passe bien, je devrais finir, un de ces jours, par mourir en haute mer.
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