La Montagne magique, tout le monde le sait, se passe à Davos, petite cité suisse bien connue des altermondialistes décervelés. Le jeune Hans Castorp, frais émoulu de son école d'ingénieurs (on notera au passage que l'on ne rencontre jamais de vieil émoulu, encore moins de rance émoulu : l'émoulu est toujours frais, comme le Portugais, toujours gai), Hans Castorp, donc, arrive au sanatorium de l'endroit pour une visite de trois semaines à son cousin Joachim, qui se soigne là afin de pouvoir entamer la brillante carrière d'officier prussien à quoi il se sait voué. L'histoire se passe aux environs des belles années 1910, comme l'aurait dit Trenet.
Les trois semaines de Castorp vont durer sept ans. C'est ce septennat immobile qui constitue la matière des mille pages du roman ; lequel fourmille de moments extraordinaires se détachant d'une pâte uniforme et vaguement ennuyeuse : image parfaitement juste, donc, de ce qu'on imagine être la vie de sanatorium quand on n'y est jamais allé. Comme il ne se passe rien, chaque micro-fait prend des proportions gullivériennes, à commencer par les cinq repas quotidiens qui sont servis aux malades ; ou les heures de balcon et de chaise longue qui ponctuent chaque journée.
Pas d'événement qui ne fût attendu et préparé de longue date, mais des conversations à perte d'ouïe, notamment entre MM. Settembrini et Naphtah, dans lesquelles le jeune Castorp s'introduit en comparse secondaire. On parle de politique, de théologie, de morale, on s'oppose, on se contre avec courtoisie bourgeoise et conceptuelle fermeté. M. Settembrini figure ce que nous appellerions aujourd'hui un progressiste, tandis que M. Naphtah tiendrait le rôle du réactionnaire, ou du traditionnaliste si l'on veut être gentil. Voici par exemple ce que déclare celui-ci à celui-là (qui vient de lui servir une belle tartine de siècle des Lumières, de liberté et de droits de l'homme), peu après la mi-roman :
« Je cherche à introduire un peu de logique dans notre conversation et vous me répondez par des phrases généreuses. Je ne laissais pas de savoir que la Renaissance avait mis au monde tout ce que l'on appelle libéralisme, individualisme, humanisme bourgeois. Mais tout cela me laisse froid, car la conquête, l'âge héroïque de votre idéal est depuis longtemps passé, cet idéal est mort, ou tout au moins il agonise, et ceux qui lui donneront le coup de grâce sont déjà devant la porte. Vous vous appelez, sauf erreur, un révolutionnaire. Mais si vous croyez que le résultat des révolutions futures sera la Liberté, vous vous trompez. Le principe de la Liberté s'est réalisé et s'est usé en cinq cents ans. Une pédagogie qui, aujourd'hui encore, se présente comme issue du siècle des Lumières et qui voit ses moyens d'éducation dans la critique, dans l'affranchissement et le culte du Moi, dans la destruction de formes de vie ayant un caractère absolu, une telle pédagogie peut encore remporter des succès momentanés, mais son caractère périmé n'est pas douteux aux yeux de tous les esprits avertis. Toutes les associations vraiment éducatrices ont su, depuis toujours, ce qui importait en réalité dans la pédagogie : à savoir l'autorité absolue, une discipline de fer, le sacrifice, le reniement du moi, la violation de la personnalité. En dernier ressort, c'est méconnaître profondément la jeunesse que de croire qu'elle trouve son plaisir dans la Liberté. Son plaisir le plus profond, c'est l'obéissance. »
Voilà qui, je pense, suffirait à faire grimper ce malheureux Naphtah sur le bûcher toujours dégoulinant d'essence des pédagogues vallaudo-belkacémistes. Il y aurait, évidemment, bien d'autres choses à dire, et souvent plus intéressantes, à propos du roman de Thomas Mann. On m'excusera de remettre : je dois, pour l'heure, aller rempoter mes plantes médicinales, qui ne m'ont que trop attendu.