Il y a des écrivains qui ont cette malchance que les personnages qu'ils ont créés deviennent si célèbres, si autonomes, qu'eux-mêmes disparaissent derrière eux et, parfois, s'évanouissent purement et simplement. C'est presque le cas de Cervantès, par rapport à ses deux Manchegos errants ; heureusement pour lui, comme il est l'un des plus grands écrivains que l'Occident ait offerts au monde, il est parvenu à survivre à côté de Don Quichotte, en dépit des monstrueuses niaiseries sous lesquelles on a enseveli ce dernier – je pense en particulier à cette comédie musicale américaine des années soixante, dont Jacques Brel a, chez nous, porté la bêtise jusqu'à l'incandescence. Cervantès est assez grand pour être encore lu.
Je crains qu'il n'en aille pas de même pour ce pauvre Bram Stoker : son Dracula semble l'avoir littéralement – et littérairement – vidé de son sang, réduit à l'état de spectre vaguant. Ensevelis que nous sommes sous les adaptations, notamment cinématographiques – et certaines sont plus qu'honorables –, qui lit encore Dracula, le roman ? Moi, je l'ai lu.
Il m'est malheureusement impossible d'en dire rien : j'avais 14 ans. Je suis bien certain de l'âge, pour une fois, car j'avais trouvé le volume dans la bibliothèque d'une villa surplombant Alger, qu'occupait alors mon oncle René Salez, qui, Pied-noir né ici même, était alors le représentant d'une firme batave ayant pour nom Van Omeren – orthographe non garantie. Ce René-là n'était mon oncle que par alliance, ayant épousé ma tante Danielle, l'une des sœurs cadettes de ma mère. Il a cessé de l'être, mon oncle, lorsqu'ils ont divorcé, après un séjour meurtrier à Kinshasa, capitale de l'ex-Congo belge – je veux dire : meurtrier pour leur couple, René ayant rencontré là-bas une charmante et féconde Portugaise qui, par la suite, lui a donné les enfants que Danielle n'était pas en état de porter.
Il a encore plus cessé d'être mon oncle à la mort de ma tante ; laquelle, bien qu'étant l'antépénultième de la fratrie Jadoulle, dans l'ordre chronologique, a trouvé moyen de mourir la première des sept, et avec beaucoup d'avance. Il est d'ailleurs curieux de noter que le deuil suivant – et le dernier à ce jour – fut celui de sa cadette Martine : chez les Jadoulle, on semble prédisposé à mourir dans le désordre, voire à rebours ; et je ne serais pas plus surpris que cela si, au bout du compte, et bien qu'étant l'aînée, ma mère finissait par enterrer tous les autres, y compris moi-même si ça se trouve.
Ou alors, c'est le climat. Car nos sœurs, Danielle et Martine, étaient toutes deux, après mainte errance, parties vivre au bord de la Méditerranée, près de Nice, ayant, à peu d'années de distance, épousé deux frères Jacob, Yves et Marc (respectivement). Ma tante Danielle était une raciste à l'ancienne, décomplexée et joyeuse, qui détestait les Arabes en bloc (influence de René Salez ? Je ne saurais le dire) ; elle faisait donc preuve d'une certaine logique en épousant un Juif – mais c'est une suite dans les idées qu'il me semble hasardeux de lui attribuer ; je crois plutôt au coup de cœur, lui-même engendré par une réaction naturelle des muqueuses : les filles Jadoulle de la jeune génération avaient le sang plutôt bouillonnant. Loin de moi l'idée de soupçonner je ne sais quels miasmes provençaux ; il n'empêche qu'elles ont toutes deux succombé à ce cancer qui, pour le moment, a épargné leurs frère et sœurs aînés, lesquels se sont cantonnés plutôt dans les brumes septentrionales, les embruns normands et les humidités du Val de Loire.
Tout cela nous a beaucoup éloignés de ce pauvre Bram Stoker, et même de son envahissant Dracula. Mais quoi : je ne me souviens pas, je ne me souviens pas, qu'est-ce que vous voulez que je dise de plus ? Je ne suis même pas sûr d'avoir eu le temps de le lire jusqu'au bout, ce pauvre roman : j'avais 14 ans, je le rappelle ; et, à cet âge, même si on a l'impression d'être entré dans le monde adulte et qu'on va bouffer l'humanité entière, on se plie encore à l'emploi du temps que parents et oncles ont prévu pour eux et pour vous. En revanche, je crois revoir assez bien le salon où…
Mais si je me mets à parler de l'Algérie, on est encore là demain. J'avais sûrement dû interrompre ma lecture pour aller visiter les ruines de Tipasa, forcément. Mais comme je ne suis pas Albert Camus, nous en resterons là.
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