C'est en cherchant ici même, dans ce blog, ce que j'avais bien pu y écrire par le passé à propos de Iouri Dombrovski – grand écrivain russe – que je suis tombé sur un genre de petite nouvelle. Écrite en 2009 et, visiblement, par moi. Non seulement je ne me souvenais pas d'avoir jamais pondu ce machin, mais même après relecture, le texte persiste à me rester totalement étranger, à n'éveiller aucun écho dans ma vieille cervelle exténuée. Du coup, pour ne pas rester seul dans ce désarroi, je vous l'impose à nouveau. À l'origine, la nouvelle s'intitulait
LE SIGNE
Lorsque Jules-Antoine parvint à s'extraire du cratère dilaté que
formait le sexe déployé de sa mère, Ronald ne vit que la stupéfiante
coiffe de cheveux noirs qui ornait la tête de son fils. Il en conçut une
fierté hors de proportions, qui l'étonna lui-même au point de cesser de
filmer l'accouchement de Sandra, dont le visage blême et transparent
lui parut à ce même instant fort laid. Mais, tout de suite il revint à
ce casque pileux qui jonchait le crâne du nouveau-né, cependant que, le
cordon coupé, la sage-femme s'ingéniait à tirer des pleurs et des cris
de l'enfant, sans doute pour bien le persuader tout de suite de ce
qu'allait être sa condition humaine. Ayant obtenu un plein succès, elle
posa précisément Jules-Antoine sur ventre de sa mère, laquelle s'arracha
avec quelque peine le sourire attendri que l'on voit aux jeunes
accouchées, à la télévision. Ronald posa une demi-fesse sur le matelas
dur et eut un court mouvement du menton en direction du bébé, autour de
qui les bras de sa mère venaient de se refermer doucement :
- Tu as vu, ma Sandrette ? Ses cheveux... C'est bon signe, non ?
Ronald
fut très surpris de voir le visage fatigué de sa femme se tendre, puis
se ramasser autour de la bouche en une ébauche de rictus douloureux.
Elle ne semblait pas analyser comme lui la pilosité précoce de leur
héritier.
- Moi, ça m'inquiéterait plutôt... finit-elle par
soupirer, en combattant l'envie qu'elle avait de détourner les yeux de
cette chevelure incongrue. Ce ne serait pas un genre de dérèglement
hormonal, quelque chose comme ça ?
Le médecin, consulté par
Ronald, se montra très apaisant à ce sujet. Il ne pensait pas non plus
que la chevelure du petit Jules-Antoine lui promettait un avenir
particulièrement brillant, ce qui froissa un peu son père ; mais il n'en
laissa rien paraître.
Dans les mois suivants, Sandra et Ronald
Carentêt n'eurent qu'à se féliciter de leur engendrement. Jules-Antoine
était un bébé facile à vivre, mangeant sans ergoter dès qu'un sein
passait à portée de sa bouche, dormant aux heures prescrites ; et il
souriait bien volontiers dès que les visages de son père ou de sa mère
s'inscrivaient dans son champ visuel pour y emplir l'univers. Il était
si sage, si complaisant, que Sandra se demandait parfois s'il était
réellement vivant.
La seule pierre d'achoppement, dans cette
félicité triangulaire, était constituée par la chevelure noire de
l'enfant qui, épaississant au fil des semaines, avait fini par lui
constituer une sorte de casque "à la Jeanne-d'Arc", ainsi que ne
manquait jamais de la faire remarquer Sandra, laquelle avait fini par
s'y habituer et même par aimer la particularité capillaire de son
Jules-Antoine. Pour lui-même, et par une sorte de chemin inverse à celui
parcouru par son épouse, Ronald trouvait que ce casque de cheveux
faisait plutôt ressembler Jules-Antoine à une sorte de Mireille Mathieu
restée coincée dans l'enfance, mais il trouvait préférable de ne pas
broder sur le motif.
Durant toute sa petite enfance, Jules-Antoine
ne provoqua que fort peu de dissensions entre ses parents, au point
qu'il eût été un peu ridicule d'employer le mot "conflit". Pour donner
une idée plus précise de cette harmonie, il suffira d'indiquer que la
dispute la plus mémorable – dont Sandra et Ronald reparlaient encore
plusieurs années après, avec un petit sourire où la gêne se mêlait à
l'auto-indulgence – eut pour point de départ le choix de la poussette.
Sandra en tenait pour un véhicule tourné vers l'avant – "Je veux que
notre fils puisse s'ouvrir au monde dès le départ" –, mais Ronald ne
voulut pas en entendre parler. Pour lui, les parents d'un aussi jeune
enfant constituaient le monde à eux seul et il était inutile – "J'irais
même jusqu'à néfaste !" – de lui montrer autre chose tant que ce ne
serait pas indispensable. Le duel dura trois jours ; à l'issue de cette
période de turbulences, Ronald sortit la botte imparable :
- De
toute façon, je ne vois pas pourquoi on discute : dans la mesure où je
ne peux pas allaiter Jules-Antoine, il me revient de droit de manier sa
poussette. Donc, quoi de plus normal que ce soit moi qui la choisisse ?
Les
années passaient, le monde suivait son cours, nonchalant et chaotique
tour à tour ; un 6 mars, Jules-Antoine eut quatre ans et, à la rentrée
suivante, ses parents violemment émus le conduisaient à la maternelle,
bien certains de l'admiration qu'allait susciter la chevelure de leur
fils, dont ils ne s'apercevaient pas que, à quatre ans et demi, elle
n'était plus si extraordinaire que cela. Elle produisit néanmoins son
petit effet puisque, le soir, Sandra récupéra son fils en larmes.
L'institutrice, une petite brune à la langue percée qui n'inspirait
qu'une confiance limitée à la jeune mère, lui expliqua que deux élèves
avait tiré les cheveux de Jules-Antoine et que l'un d'eux l'avait même traité
; mais on ne sut jamais de quoi. Plus ennuyeux : non content d'avoir
une abondante chevelure polarisant les lazzis, Jules-Antoine y
hébergeait en outre une colonie de poux non négligeable. Ce même soir,
l'enfant faisait sa première vraie colère, affirmant qu'il ne
retournerait plus à l'école – plus jamais du monde. Sandra elle-même
frôlait l'hypertension ; il fallut agir.
- C'est simple, je ne
vois pas pourquoi tu te mets dans des états pareils, ma Sandrette,
trancha Ronald : il suffit de lui raser la tête et de le garder à la
maison en attendant qu'ils repoussent un peu : comme ça, on fait d'une
pierre deux coups.
Sandra protesta pour la forme. Si, à la
naissance, elle avait eu la faiblesse de considérer la chevelure de
Jules-Antoine comme un mauvais présage, elle s'y était ensuite attachée ;
elle affirma que voir son fils tondu lui briserait le coeur. Ronald lui
répondit un peu sèchement que son coeur soutiendrait le choc et il alla
emprunter sa tondeuse électrique à Mme Mortier, leur voisine de droite –
qui vivait avec un caniche. Lorsqu'il lui eut expliqué ce qu'il
comptait faire de l'instrument, Mme Mortier se proposa spontanément pour
garder Jules-Antoine durant la journée, puisque ses parents
travaillaient tous les deux, tout le temps de la repousse. Ronald
accepta avec empressement : Clotilde Mortier passait pour avoir été de
moeurs plutôt légères, dans sa jeunesse, mais elle était très douce avec
les enfants, tout le quartier vous le dirait.
Épuisé par la
première colère de son existence, Jules-Antoine n'eut aucun réaction
lorsque la tondeuse électrique se mit à tracer sur son crâne de larges
allées parallèles, d'une oreille à l'autre. En revanche, ses parents en
eurent une, au même moment et d'une nature semblable : un raidissement
du haut du corps et une amorce de saut en arrière ; Ronald avait failli
en lâcher la tondeuse de Mme Mortier. Sandra et lui venaient de
découvrir que Jules-Antoine était affligé d'une "tache de vin", un peu
en arrière de la fontanelle, d'environ quatre centimètres sur quatre ;
représentant une parfaite croix gammée dextrogyre.
- L' Antéchrist... murmura Sandra en serrant les poings sur sa poitrine. La marque de la Bête... Le...
-
Ne dis pas de conneries, s'il te plaît ! l'interrompit Ronald, avec une
brutalité qui lui parut d'excellent augure. Ressaisissons-nous, bordel !
La marque de la Bête, c'est 666 ! Là, c'est juste un... Enfin, c'est...
Mais
il se trouvait incapable de dire quoi. Lui aussi, comme Sandra,
contemplait avec une sorte de fascination stupide le signe immonde qui
marquait le siège même de l'innocence – la tête de leur fils ; qui
paraissait y être fiché comme une aigle, un drapeau ricanant ; et il fut
tenté d'éprouver du doigt ce sceau d'infamie, comme pour l'effacer. Il
se reprit :
- On ne va pas en faire une montagne, ce serait
complètement con ! Je vais prendre toutes mes RTT, puis tu poseras les
jours de congé qui te restent : ce devrait être suffisant pour que les
cheveux aient repoussé...
Et en effet ce fut suffisant. Mme
Mortier s'étonna bien un peu qu'on ne lui confiât point l'enfant, il y
eut comme un début de refroidissement dans leurs rapports avec elle ;
Ronald et Sandra s'en consolèrent en se rappelant l'un à l'autre que la
vie de leur voisine ayant été ce qu'on savait, il n'était pas question
de s'en laisser remontrer ; on l'amadoua avec une jolie boîte de fruits
confits, puis une autre – Noël approchait – de marrons glacés ; et les
cheveux repoussèrent. Sauf à l'emplacement de la marque malencontreuse,
ce qui transforma Jules-Antoine, au bout de quelques semaines, en une
sorte de moine négatif affligé d'une tonsure ténébrante.
De fait,
rapidement, Sandra et Ronald en arrivèrent à vivre dans une continuelle
pénombre, tirant les rideaux la journée, allumant chichement le soir ;
ils espéraient que de n'être pas vue, d'être si on veut tenue pour
quantité anodine, la marque disparaîtrait d'elle-même, s'effacerait
progressivement comme s'était durcie et soudée la fontanelle voisine.
Un
jour, ils cessèrent complètement de sortir de l'immeuble. Sous un
prétexte dont il perdit le souvenir immédiatement, Ronald sollicita
Clotilde Mortier pour qu'elle fît à leur place les courses
indispensables à leur survie. L'ancienne hôtesse de bar accepta d'autant plus aimablement que Ronald lui assura ne voir aucun inconvénient à ce qu'elle achetât son nécessaire
par la même occasion – et sur le "budget commun", comme disait
suavement Mme Mortier quand elle évoquait la Carte Visa que son voisin
lui avait confiée.
Sandra fut la première à s'apercevoir qu'ils
n'étaient vraisemblablement qu'aux toutes premières stations de leur
chemin de croix. Ayant longuement contemplé son fils endormi, elle se
glissa dans le lit conjugal, tellement troublée qu'elle faillit se
tromper de côté. Lorsque le couple Carentêt avait acheté un lit neuf,
deux ans après leur nuit de noces sur un sommier grinçant, Ronald avait
institué une règle forte :
- Ma Sandrette, tu pèses 58 kg alors
que, sans me vanter, je frôle les 80. Par conséquent, nous changerons de
côté tous les quinze jours, afin d'user ce lit uniformément.
- Comment on va faire pour s'en souvenir ?
- On se calera sur les panneaux de stationnement alterné, en bas...
Sandra
faillit secouer l'épaule de son mari, qui dormait comme toujours lui
tournant le dos. Longtemps elle s'était émerveillée de cette faculté
qu'il avait de toujours dormir dos à elle, même quand ils venaient tout
juste de changer de côté. Mais, ce soir-là, elle avait la tête prise par
des choses autrement plus graves ; du reste, depuis quelque temps, et à
son propre effroi, il lui semblait que l'étoile de Ronald pâlissait à
ses propres yeux – comme si elle avait besoin de ce coup supplémentaire.
Elle décidait de remettre au lendemain la révélation qui lui bloquait
la gorge et parvenait finalement à s'endormir.
Sandra ne parla à
Ronald que trois jours plus tard. Dans un premier temps, parce qu'il
avait toujours été plus "carré" qu'elle, plus "les pieds sur terre",
ainsi qu'il le lui répétait à chaque occasion, il refusa de croire que
la croix qui marquait son fils grossissait. Il fallait qu'il vérifie ; il y alla ; revint de la chambre abattu et livide. Il tenta de reprendre les rênes :
- Ça ne veut rien dire : son crâne aussi prend du volume ; donc...
- Ronaldinho, la tache grandit plus vite que lui !
- Sans doute, mais...
Il
ne trouva rien de convaincant à placer après ce "mais" ; il se tut. Il
alla se servir un whisky sans glace, signe de désarroi intense ; et, une
demi-heure après, il était toujours à boire ; il essayait de se
persuader que cet envahissement du signe ne signifiait rien, mais il n'y
parvint pas vraiment.
De fait, Jules-Antoine devint très
rapidement insupportable. Il refusait les assiettes que Sandra mitonnait
pur lui, ne se laissait plus circonvenir par ses discours persuasifs et
sanglotants ; il ne s'endormait que bien au-delà de l'épuisement
normal, exigeait des histoires qui font peur, en prenait prétexte pour
ajourner encore son sommeil, réclamait son père quand sa mère était à
son chevet, puis l'inverse ; et il mit bientôt un point d'honneur à
s'éveiller avant le lever du jour, quelle que fût la saison.
Lorsque
Jules-Antoine atteignit son huitième anniversaire, son regard était
devenu fuyant, presque adulte ; et cela faisait bien deux ans que Ronald
et Sandra avaient démissionné de leurs emplois respectifs ; un soir
qu'ils en parlaient, c'est à peine s'ils se souvinrent quels métiers ils
avaient bien pu exercer, dans cette autre vie d'avant le signe. Il leur
semblait que Jules-Antoine était devenu énorme, au point d'emplir tout
l'appartement ; une nuit Sandra rêvait que son fils avait produit des
tentacules qu'il poussait jusqu'au plus profond de son cerveau à elle,
ligotée sur son lit, profitant de tous les orifices naturels disponibles
; et la marque ne cessait de grossir – Jules-Antoine était depuis plus
d'un an complètement chauve. Le 31 décembre de cette année-là, les
branches dextrogyres atteignirent respectivement le sourcil gauche, une
aile du nez, le maxillaire droit et le col chiffonné du polo – le
champagne resta au frigo.
Le 2 janvier, jour des 34 ans de Ronald,
ils sortirent pour la dernière fois de l'appartement ; ou plutôt pour
l'avant-dernière, sans le savoir encore. Ce fut pour aller boire une
coupe de Crémant d'Alsace – ils n'y touchèrent ni l'un ni l'autre – chez
Clotilde Mortier ; juste avant de prendre congé, Sandra profitait de
l'occasion pour prévenir leur voisine que, désormais, il serait
préférable qu'elle déposât les commissions sur leur paillasson plutôt
que de sonner. La vieille dame ne fit aucun commentaire.
Trois
mois plus tard, la marque avait envahi presque tout le visage de
Jules-Antoine ; lorsqu'elle le croisait au coude du couloir menant à sa
chambre, Sandra avait chaque fois un sursaut qui lui semblait remonter
des époques révolues et noires ; l'enfant ne lui adressait plus la
parole ni à son père, lequel de toute façon ne quittait plus la chambre
conjugale. Le jour où elle-même n'eut plus le courage d'en franchir le
seuil, Sandra décida qu'il fallait liquider le monstre. Contrairement à
ce qu'elle craignait, Ronald fut très facile à convaincre ; c'est même
lui qui, tout de suite après, pensait au couteau électrique offert par
la mère de Sandra, et dont ils ne s'étaient jamais servi, puisqu'aucun
d'eux n'aimait la viande.
« Tu vois, j'avais raison, c'était mauvais signe, tous ces cheveux à sa naissance... »
Sandra
jugea plus prudent de ne pas prononcer la phrase qui lui était montée
aux lèvres ; elle savait de naissance, comme la plupart des femmes,
qu'il ne faut pas émasculer l'homme dont on tient fermement la laisse –
en tout cas, pas au moment où il s'apprête à agir.
Ronald fut très
surpris du peu de résistance opposée par Jules-Antoine, lorsqu'il
pénétra dans sa chambre, l'engin Moulinex à la main droite. Des années
plus tard, après qu'il eut enfin osé revenir sur cet épisode avec elle,
Sandra lui disait :
- Je le savais... Ce n'était pas de sa faute,
le pauvre bichon... Finalement, il était peut-être innocent ; innocent
de tout. C'est le signe qui nous a rendus fous... ou aveugles, je ne
sais pas...
Ronald fut encore plus étonné du peu de sang qui
jaillit du cou coupé de son fils ; il se dit que c'était un excellent
présage, mais n'en parla pas à Sandra. Ils passèrent encore vingt-quatre
heures dans l'appartement, à se demander ce qu'ils allaient faire
maintenant – faire de la tête ; car aucun des deux ne pensa au corps :
seules comptaient encore la tête et la marque ; le signe à effacer, à
rayer de la surface du monde. Finalement, quand l'aube du deuxième jour
se laissa deviner, ils avaient décidé depuis le milieu de la nuit de
balancer la tête de Jules-Antoine dans le canal, tout simplement. Sa
mort avait été si facile que ni Sandra ni Ronald n'imaginèrent que cette
grosse boule striée de rouge violacé pourrait un jour remonter à la
surface – celle des eaux noires et l'autre, de leur conscience.
Ils
la jetèrent dans un sac en plastique, historié du nom de l'hypermarché
de la route de Paris, et se mirent en chemin vers les berges bétonnées,
sans se soucier des derniers noctambules qu'ils croisaient. Au bout de
quelques centaines de mètres, tous deux avaient oublié qu'ils
transportaient à bout de main la tête de leur fils ; comme elle était
très lourde, ils la portèrent alternativement.