On se croisait au Big Buddah. Moi parce que j'y tenais assises, en ces années quatre-vingt, lui parce qu'il passait y boire un certain nombre de verres en sortant du Matin de Paris voisin, journal dont il assurait le bouclage. En général, il était déjà fort entamé lorsqu'il poussait la porte de ce minuscule et chaleureux établissement. Veillet-Lavallée suscitait le respect de quelques-uns de ses confrères parce que, totalement imbibé, il était capable, à onze heures du soir, de rédiger en vingt minutes un article clair et concis à propos de la dépêche d'agence qui venait de tomber inopportunément au moment où tout le monde commençait à se détendre. Juché sur l'un des trois ou quatre tabourets de bar, il enchaînait les verres à une cadence dont j'étais moi-même impressionné.
Je me souviens qu'un jour, suite à une discussion probablement un peu vive, quoique sans doute bredouillante et filandreuse, il a claironné qu'il allait séance tenante me “casser la gueule”. En dehors du fait qu'il avait à peu près vingt ans de plus que moi, je ne m'étais pas du tout inquiété, sachant par expérience que, s'il se déjuchait un peu trop impétueusement de son tabouret à longues pattes, il allait se casser la gueule tout seul, ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois en ma présence, et encore d'autres les soirs où par extraordinaire je n'étais pas là.
On s'est ensuite moins vu. Bernard Veillet-Lavallée avait quitté Le Matin pour suivre Jean-François Kahn, qui venait de créer L'Événement du jeudi. Il y jouait, auprès de lui, et à l'en croire, le rôle de garde-fou, ce qui semblait étrange, ou en tout cas paradoxal, à ceux qui le connaissaient : « Jean-François a dix idées par jour. Mon boulot est de lui faire oublier les huit idées absurdes et d'essayer de mettre sur pied les deux qui restent… »
N'étant plus voisin, il venait moins souvent au Big Buddah ; mais enfin, il continuait à surgir certains soirs, jamais à jeun, empreint de cette cordialité acide qui était sa marque, toujours susceptible de se muer d'une minute sur l'autre en une agressivité sans objet réel et oubliée la minute suivante. Quand il sentait qu'il était arrivé au bout de lui-même, il demandait à Francis, le barman chevelu, de lui appeler un taxi. La voiture s'arrêtant devant la porte, il dégringolait de son tabouret avec plus ou moins de bonheur en essayant de déclamer sa phrase rituel : « Bon, maintenant… je vais au claque ! » À part lui, je n'ai jamais entendu personne utiliser ce mot suranné pour désigner un endroit qui pouvait tout autant être un bar à putes bien réel qu'une fantasmagorie de bordel d'avant-guerre.
Je n'ai jamais rencontré Bernard Veillet-Lavallée en dehors du Big Buddah. Du coup, je ne suis pas absolument certain qu'il ait vraiment circulé en ce monde en même temps que moi.
Mais que vient faire Jean-François Kahn dans cette histoire ?
RépondreSupprimerRelisez le billet quand vous serez complètement réveillé…
SupprimerVous n'avez pas honte de fréquenter des ivrognes ?
RépondreSupprimerVous pensez bien que, me rendant compte de la chose, j'ai rapidement cessé de le fréquenter ! J'y ai été aidé par deux faits totalement indépendants l'un de l'autre :
Supprimer1) Le Big Buddah a fermé ses portes à la fin des années quatre-vingt,
2) Veillet-Lavallée est mort au tout début de la décennie suivante.
L'un explique l'autre.
SupprimerBon les EHPAD c'est 72 commentaires, Jean-François Kahn c'est 4 ... Il va falloir choisir des articles "porteurs" ...
RépondreSupprimerJe ne parle pas du Buddah Bar mais du Big Buddah : petit restaurant de la rue Hérold, entre la rue du Louvre et la place des Victoires.
RépondreSupprimerJe n'ai toujours pas compris ce que Jean-François Kahn venait faire dans ce billet...
RépondreSupprimerElie
Supprimer« ... Bernard Veillet-Lavallée avait quitté Le Matin pour suivre Jean-François Kahn, qui venait de créer L'Événement du jeudi.«
Hélène
Mais enfin ! vous ne voyez pas que lui répondre c'est l'encourager à recommencer ?
SupprimerMais que vient faire Bernard Veillet-Lavallée dans ce billet consacré à Jean-François Kahn ?
RépondreSupprimer🤣🤣🤣 bravo digne descendant de Groucho !
RépondreSupprimerHélène
Groucho, mon seul vrai maître à penser !
SupprimerIl faut reconnaitre que Groucho était visionnaire, son livre "Memoirs of a mangy lover" (1963) débute ainsi :
SupprimerJusqu'à l'âge de quatre ans, j'étais incapable de constater la différence entre les sexes. J'allais écrire «les deux sexes» mais de nos jours il existe tellement de variations que si vous dites «les deux sexes» vos amis sont en droit de vous considérer comme un anachronisme vivant et de se demander au fond de quelle caverne vous avez résidé pendant les trois dernières décennies.
Curieux, comment Jean-François Kahn nous a menés à Groucho Marx. Pourtant,rien d'aussi opposé à la logorrhée de lieux communs du premier que les brèves formules percutantes du second.
RépondreSupprimer... mais je ne comprends pas pourquoi, pour aller de Jean-François Kahn à Groucho Marx, il fallait ce détour inutile par Bernard Veillet-Lavallée.ə
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