Joseph C. découvrant la manière dont vient de le traiter son traducteur français. |
Lubie étrange, j'ai rouvert ce matin Au cœur des ténèbres ; pour, finalement, l'abandonner à la moitié : décidément, Conrad et moi… Mais là n'est pas mon propos. Dans l'édition GF – Flammarion que je possède, le texte occupe cent vingt pages. Son traducteur, un certain M. Mayoux, le fait précéder d'une introduction qui n'en compte pas moins de quatre-vingts, ce qui est tellement excessif que c'en devient impoli, et même grossier.
C'est un peu comme si votre boulanger, avant de vous tendre enfin la baguette que vous avez sollicitée de lui, vous infligeait durant vingt minutes le minutieux détail de ses vocation, formation et carrière, le tout dans un style éminemment satisfait de lui-même.
En plus de ça, son besoin d'épanchement et d'étalage n'étant toujours pas assouvi, M. Mayoux pratique la note-de-bas-de-page, et souvent de façon tout à fait gratuite. Ainsi de la première que rencontre le lecteur. Le dit lecteur vient tout juste de lire les deux phrases initiales de Conrad, qui sont les suivantes :
« La Nellie, cotre de croisière, évita sur son ancre sans un battement de ses voiles, et s'immobilisa. La mer était haute, le vent était presque tombé, et comme nous voulions descendre le fleuve, il n'y avait qu'à venir au lof et attendre que la marée tourne. »
Ici, un appel de note. Le lecteur naïf, et non marin, s'imagine un court instant que la note en question a pour but de le renseigner sur le sens des expressions “évita sur son ancre” et “venir au lof”. Évidemment, il n'en est rien, M. Mayoux est au-dessus de ça, il a plus important à nous communiquer. Sa note dit ceci :
« Ford Madox Hueffer (ou F.M. Ford comme il était devenu), dans ses Souvenirs sur Conrad, rappelle que celui-ci, résidant alors à Stamford-le-Hope, était l'hôte habituel de Hope, propriétaire du yacht, et le P.-D.G. en question ici. »
Qui
est Ford Madox Hueffer ? Le lecteur qui s'est prudemment abstenu de
lire la bourrative introduction de M. Mayoux n'en sait rien. Et, s'il
le savait, quelle pertinence trouverait-il à le voir rappliquer sans s'être annoncé ?
Aucune. Quant au P.-D.G. “en question ici”, il remarque, ce pauvre
lecteur, qu'il n'en a justement pas été question du tout dans ce qu'il
vient de lire. M. Mayoux est l'homme qui vous explique ce que vous
n'avez pas encore lu. Pour être sûr qu'on ne l'oublie pas, il marche devant Conrad en s'évertuant à crier plus fort que lui tout ce qui peut lui passer par la tête.