Vous avez raison : on s'en fout un peu. Ce qui compte vraiment, ce sont ses romans, depuis son premier, Chez les heureux du monde (en 1905 : la dame n'était pas précoce), jusqu'à son dernier, Les Boucanières, tellement dernier qu'elle n'eut pas le temps de tout à fait le terminer, ne laissant que le “canevas” des ultimes chapitres.
Devrais-je signaler qu'elle est née au sein de la haute société new-yorkaise et que dire qu'elle n'a jamais manqué d'argent relèverait d'un euphémisme proche de la galéjade ? Ce serait déjà une notation plus intéressante, car cette High Society est la matière première de son œuvre, à la fois la toile de fond et le terreau de ses romans. C'est d'ailleurs une vipère que les millionnaires de la Cinquième Avenue ont élevée dans leur sein, tant son regard sur eux est sans pitié, ou disons : sans concession ni aveuglement vertueux.
Mrs Wharton est en outre une apôtre avant la lettre de notre sainte parité : dans ses romans, les femmes sont traitées avec la même cruauté détachée – et parfois même attendrie, aussi bizarre que paraisse le mélange – que les marionnettes mâles (les maris honnêtes ?) qui les escortent, les courtisent, les épousent, les étouffent, deviennent leurs victimes au moment même où ils croient les dominer. Comme portrait de femme implacable, je ne connais guère mieux, dans son œuvre, que Les Beaux Mariages. Mais on en trouvera de presque aussi savoureux dans Chez les heureux du monde, déjà évoqué, ou dans Le Temps de l'innocence. Quant aux Boucanières citées plus haut, le mot désigne ces jeunes filles “émancipées” de la bonne société américaine – new-yorkaise ou bostonienne – d'après guerre de 14, qui se lancent à l'assaut de la vieille Angleterre, toute pleine de lords, de comtes et de ducs, qu'il est si tentant d'épouser pour accrocher un blason à la fortune de papa.
Voici ce que, dans mon journal, je notais au début du mois dernier :
« Je termine à l'instant mon “cycle” Édith Wharton, c'est-à-dire le dernier des cinq romans contenus dans le volume Omnibus dont je dispose : à l'exception de l'un d'eux, qui est aussi le plus court, ils sont absolument remarquables. Mrs Wharton me fait penser à un entomologiste avec qui on prendrait un apéritif sur une terrasse de fin d'été. Il vous désigne une grande et superbe libellule passant près de vous, vous fait remarquer l'élégance de sa silhouette, la grâce de son vol, la vivacité de ses mouvements, etc. ; et, soudain, sans la moindre préparation, il attrape l'élégant insecte au vol, le fixe au moyen de quatre épingles sur une planchette de liège et, d'un geste sûr, lui ouvre thorax et abdomen pour vous faire découvrir, presque malgré vous, tout se qui se passe, se produit, grouille à l'intérieur, sous cette si belle enveloppe. C'est le même type d'impression que l'on peut rencontrer en lisant Proust, à qui l'Américaine fait assez souvent penser, par sa lucidité aussi tranquille qu'implacable. »
Le volume Omnibus dont je parle me paraît tout à fait recommandable pour une première plongée dans le monde d'Édith Wharton, où les chattes ont des griffes, les roses des épines et les hommes des actions à Wall Street.
Si l'on est allergique au grand monde ou à l'argent ou aux deux, il convient de savoir que la palette de Mrs Wharton a aussi d'autres couleurs. Sur les rives de l'Hudson est l'histoire de la vocation d'un jeune écrivain que l'on rencontre plus souvent au mont-de-piété que sur la Riviera – et, quand il y est question du monde des revues et de l'édition, il flotte dans ce roman comme un parfum acide des Illusions perdues balzaciennes.
Quant à Ethan Frome, peut-être bien le livre le plus dense de la romancière, celui où elle plonge le plus profondément dans l'être (quel style, ce D.G. ! quel journaliste il aurait fait !), il s'agit d'un huis clos entre trois personnes, un homme et deux femmes, dans une ferme du Massachusetts, auprès de quoi celui de Sartre ferait figure de piécette pour matinées enfantines.
Il faudrait aussi dire un mot de l'humour d'Édith Wharton, de sa causticité souriante. Mais enfin, on ne va pas non plus passer la journée sur ce billet, isn't it ?
Lisez ses romans, et puis c'est tout.
Etant donné l'injonction en fin de billet, j'ai demandé à M. Fnac de faire le nécessaire. Je devrait récupérer Edith en revenant du marché chez les Mousquetaires de Lussac vendredi vers midi. Ca devrait la dépayser de la 5eme avenue...
RépondreSupprimerElle vécu trente ans en France. Donc, le dépaysement devrait être supportable… même si elle fréquentait plus sûrement la Côte d'Azur que le Sud-Ouest !
SupprimerTrès beau billet, d’autant que j’adore Edith Wharton.
RépondreSupprimerPour la libellule, vous y allez un peu fort, mais c’est là que les femmes et les hommes prennent des chemins divergents.
Hélène
Seriez-vous un "influenceur" ?
RépondreSupprimer(suite)... parce que si c'est le cas, pourriez-vous consacrer un billet à mes oeuvres complètes ?
Supprimer( fin.) D'ailleurs, vous savez, elles sont plutôt emmerdantes, inutile de les lire.
SupprimerProust, lucidité, aussi tranquille qu'implacable...
RépondreSupprimersauf que les romans de Proust contrairement à Wharton sont en grande partie autobiographiques n'est ce pas ?
Sans doute… et alors ?
SupprimerD'autre part, qui vous dit que les romans de Mrs Wharton ne le sont pas dans une large mesure, autobiographiques ?
Et quelle importance cela a-t-il en l'occurrence ?
" La tragédie de la mort transforme toute vie en destin" Malraux.
Supprimer( le rapport avec le débat est un peu tiré par les cheveux, mais ça la fout bien, quand même).
Malraux, ce guignol mythomane… il ne manquait plus que lui, tiens !
SupprimerUn imposteur de génie, qui ne cherchait pas à cacher ses impostures ( pourquoi ce titre d'" Antimémoires "? Pourquoi cette phrase " Le vraisemblable est plus important que le vrai "?) pas plus qu'il ne pouvait dissimuler son génie .
SupprimerPour moi, difficile de comprendre:
Supprimer- la condition humaine sans le trio Dostoïevski- Malraux-,Camus,
- l'art, sans "Le Musée Imaginaire",
- l'ignorance relative dans laquelle sont tenus le meilleur roman et le très beau film de Malraux, intitulés "L' Espoir".
Son Musée imaginaire doit presque tout à Élie Faure, qu'il a outrageusement "pompé" en le compliquant à plaisir.
SupprimerVous devriez lire l'excellente biographie de votre idole par Olivier Todd : édifiant…
Avez-vous lu son petit livre posthume "L'Homme précaire et la littérature" (Gallimard) ? Pompé ou pas, c'est lumineux.
SupprimerOn m'a conseillé en septembre "Voyage en automobile" en commentant «je la trouve meilleure que James».
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je vous l'ai déjà dit, mais essayez Catch 22 si vous ne connaissez pas. J'ai été abasourdie d'avoir échappé à un livre pareil aussi longtemps.
Meilleure que James est peut-être un peu exagéré…
SupprimerPour Catch 22, vous me l'avez déjà signalé et… je ne l'ai toujours pas acheté ! Je vais le faire tout de suite, tiens.
Et voilà : livre commandé !
SupprimerÇa y est ! J'ai commandé moi aussi ( pour la première fois !) trois livres de E.Wharton: Été, Les lettres, Le temps de l'innocence. Ma bouquiniste préférée a rarement les titres et/ou les auteurs dont vous, ou vos commentateurs, parlez dans vos billets...
SupprimerElle avait en magasin une nouvelle de H.James: De Grey, histoire romantique, je l'ai pris.
Bibi
Le Temps de l'innocence est excellent. J'ai été moins convaincu par Été… et je n'ai pas lu les lettres.
SupprimerVous avez décidé de faire moins de billets que moi ou quoi ?
RépondreSupprimerVous allez être dur à battre !
Supprimer(Et arrêter de faire le fiérot sous prétexte que vous venez d'en pondre un…)
Commentaire pas hors sujet à la suite de notre débat sur Malraux.
RépondreSupprimerUn sujet pour votre prochain billet: qu'est-ce qui fait qu'on aime ou qu'on n'aime pas un écrivain, tout en étant d'accord sur ses forces et ses faiblesses avec quelqu'un d'un avis opposé ?