lundi 27 novembre 2023

De Pluche en peluche


 J'ignore tout à fait quelle mine peut bien faire un chien qui vient d'attraper un vrai renard. Mais je trouve que, la gueule lestée du sien en peluche, Charlus a l'air parfaitement abruti.

Cela devant être dit et l'étant, je me sens tout gêné vis-à-vis de Dutourd, que j'ai délogé un peu vite et brusquement de la première place du podium. Donc, pour tenter de nous rabibocher, un court extrait de Pluche, dont nous parlions hier. C'est l'un de ses personnages, un peintre fainéant,  qui parle et non lui – du moins fera-t-on semblant de le croire. J'ai choisi ces quelques lignes pour le plaisir, puéril mais bien réel, de me montrer désagréable. Voici :

« Ma vieille vache [Boulard, le peintre, s'adresse au narrateur du roman, Pluche], il faut en prendre son parti : nous n'avons rien à attendre du peuple, et nous sommes arrivés au plus mauvais moment. Les artistes ne peuvent prospérer que dans les époques où le peuple n'a rien à dire. En ce moment on n'entend que lui, ou les gens qui parlent pour lui, et en remettent. Le peuple était comme les chiens : il ne lui manquait que la parole. On la lui a donnée. Quel déluge de conneries ! Le peuple n'a pas besoin de beauté ; il veut des idées. Le moindre confort supplémentaire fait bien mieux son affaire que la victoire d'Austerlitz et le musée du Louvre. À la limite, la démocratie doit supprimer toute la beauté et toute la gloire au profit du confort. C'est sa mission, et elle la remplira, je te le garantis. Dans cent ans, il n'y aura plus de guerre et plus d'art. Ce sera fini. Quand une révolution éclate, le populo commence toujours par casser les statues et incendier les palais. Les historiens, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, croient que c'est par fureur ou ressentiment. Erreur, c'est par instinct. Le peuple sait que la beauté est son pire ennemi. »

Le temps de taper ce paragraphe impie, Charlus avait lâché sa proie et s'était rendormi.

dimanche 26 novembre 2023

Corvée de Pluche


 Il est une chose pire que de céder à l'attrait d'un mauvais calembour, comme je viens de le faire en titre, c'est, ce faisant, d'exprimer l'exact contraire de ce que l'on aurait dû et voulu dire. Car, c'est tout sauf une corvée, que la lecture de Pluche ou l'amour de l'art, roman écrit par Jean Dutourd au milieu des années soixante. De quoi s'agit-il ?

D'un narrateur-peintre qui raconte : lui, sa vie, son œuvre, les rares gens qu'il fréquente. C'est tout ? C'est tout. Mais c'est beaucoup, car Dutourd est un écrivain qui a la grâce. Celle de vous empoigner avec une sorte de nonchalance, comme si, au fond, il ne tenait pas plus que cela à ce qu'on le lise. Il est heureux que l'on soit là, ça se sent, mais si on refermait le livre sans aller au bout, il n'en ferait pas une histoire. Tout juste un léger haussement d'épaules avant de rallumer sa pipe. Peut-être éprouverait-il une vague pitié pour ce pauvre nous qui n'aurait pas su voir avec quelle délicatesse il avait entrouvert les âmes humaines et orchestré sans grosse caisse intempestive leurs fantaisies aussi bien que leurs lourdeurs.

Car au long de ces trois cents pages, pourtant centrées sur un univers fort restreint, c'est toute une comédie humaine qui se donne ; mais, encore une fois, sans éclats de voix ni appels du pied : Dutourd, dans ses meilleurs jours, est une sorte de Balzac miniaturiste et bien élevé. Il est aussi éminemment cultivé, mais “sans rien en lui qui pèse ou qui pose”.

Il y a quelques semaines, un ami et moi nous demandions pourquoi Jean Dutourd semblait avoir une si mauvaise réputation de nos jours, voire plus de réputation du tout, ce qui est pis. Évidemment, il y a le fait qu'il s'agissait d'un écrivain de droite qui, en plus, avait le front de n'en manifester aucune honte, pas la plus petite repentance. Mais ça ne suffisait pas à expliquer le désamour, il devait y avoir autre chose…

L'ami en question me dit, moitié sérieux, moitié plaisantant, qu'on ne pouvait pas  prétendre à devenir illustre avec un nom se terminant en “our”. Ça n'était pas si mal vu. Si encore M. et Mme Dutourd avaient eu la bonne idée de rehausser la banalité franchouillarde de leur patronyme d'un flamboyant prénom pour leur fils unique, quelque chose comme Hégésippe ou Népomucène, très bien ! Mais Jean, franchement…

J'optais, moi, pour le si mal considéré “délit de faciès”. On aime les écrivains au regard d'aigle et la chevelure au vent, style Chateaubriand. À l'autre bout du spectre, on peut aussi être fasciné par les gueules cabossées de la vie, façon Artaud ou Houellebecq ; ou encore éprouver une sorte de fascination-répulsion pour les simili-clochards ressemblant à Céline ou à Léautaud. 

Mais, là, vraiment… Cette vêture de notaire de province, d'où émerge une tête de Français terriblement moyen avec, cerise sur ce gâteau, la moustache du parfait beauf qui ne déparerait pas la trogne du patron crémier d'Au bon beurre, le trop célèbre livre de son auteur (“trop” parce que c'est en fait un assez mauvais roman)… C'est comme si Dutourd avait cherché à se faire pardonner d'être si intelligent, si cultivé, si profond sans avoir l'air d'y toucher, si doué, bref : si écrivain.

Est-il un grand écrivain ? Eh ! je ne suis pas un prof de lettres réquisitionné pour un jury d'examen ! Mais enfin, si je devais à tout prix le situer tout de même (sous peine d'un rapport carabiné à l'académie dont je dépends…), je le placerais dans les premiers du second rayon, ce qui devrait suffire à lui assurer une jolie immortalité provisoire.

Si l'on veut à toute force que j'exprime une critique, ou au moins une réserve, ce serait celle-ci : dès qu'ils se mettent à parler, tous ses personnages s'expriment comme Jean Dutourd lui-même, au lieu d'avoir chacun son langage propre. Mais comme Dutourd écrit d'une façon fort élégante et agréable, ça reste moindre mal.

Pluche ou l'amour de l'art est-il à lire, au bout du compte ? Oui. Et sans doute aussi à relire, tant il s'apparente souvent à une causerie au coin du poêle, de celles qu'on a envie de prolonger ou de reprendre.  Mais enfin, vous ferez comme vous voudrez : je m'en fous.


jeudi 23 novembre 2023

Le dangereux fond de la marmite


 L'angoissante question du jour : peut-on, au vu de son nom à la fâcheuse consonance, considérer le “wok” comme une poêle LGBT ? Une casserole racisée ? Une gamelle transgenre ? Un chaudron intersectionnel ? 

Question subsidiaire : sachant que le dit récipient est d'origine chinoise, un immonde blanc réactionnaire et goulu s'en servant pour faire sauter ses légumes ne se rend-il pas coupable d'une scandaleuse appropriation culinaro-culturelle ? 

Il y a là, on me l'accordera sans peine, de quoi se gâcher dès potron-jacquet, la perspective de son prochain repas vespéral...

dimanche 19 novembre 2023

Petit manifeste situationniste

Personne en situation de distribution de courrier.

 Il n'y a pas de raison : je tiens, moi aussi, à apporter ma modeste contribution au salutaire travail d'épuration du vocabulaire, destiné à le débarrasser de ces mots immondes qui font à coup sûr le lit de l'extrême droite, sans doute aussi le jeu du réchauffement climatique, et participent peut-être même de la culture du viol. 

Je propose donc, pour commencer, de remplacer l'ignoble manchot par le plus pimpant “personne en situation d'unimembrisme supérieur” et l'infect cul-de-jatte par le davantage seyant “personne en situation de non-guibolisme”. 

Eh bien, voyez : je me sens déjà beaucoup mieux de cette mienne contribution, parfaitement en situation de néo-syntaxisme, soulagé et ravi de ne plus être l'une de ces repoussantes personnes en situation de réactionnariat, qui effraient si fort les personnes en situation d'enfance que celles-ci n'hésitent pas à ramasser des cailloux et, les lançant, à mettre les monstres en situation de lapidarisme, sous les applaudissement de tous les parents 1 et parents 2, en situation d'inclinaison à leurs fenêtres.

Bref, me voici, par cette initiative, tout à fait en situation de redresser ma situation.

jeudi 16 novembre 2023

Le hasard, la nécessité et la petite fille d'Awasa




Dans Notre existence a-t-elle un sens ?, livre de Jean Staune que je relis ces jours-ci, il est fait plusieurs fois allusion à Jacques Monod, prix Nobel de médecine 1965, et à ses écrits. Je me souviens très précisément d'où et quand j'ai lu Le Hasard et la Nécessité, son plus connu ouvrage : c'était en août 1973, en Éthiopie, au bord du lac d'Awasa, dans l'hôtel de M. Blazer (orthographe non garantie). 

Nous vivions alors à Orléans, ma mère, mon frère, ma sœur et moi, cependant que mon père faisait l'encaserné volontaire à Djibouti, encore Territoire français à cette époque. D'où nos vacances communes en Éthiopie, à une altitude qui rendait les chaleurs tropicales tout à fait supportables.

Cet hôtel – fréquenté presque uniquement par des Français, avec en prime quelques Américains pour corser un peu le jeu –, je l'ai retrouvé quelques années plus tard dans un livre. C'est là en effet que Gérard de Villiers a situé les ultimes chapitres de son SAS intitulé Le Trésor du Négus.

L'hôtel de M. Blazer – devenu Müller chez Villiers – proposait à ses hôtes une fantomatique bibliothèque dont la majorité des volumes épars étaient en anglais. Parmi les quelques titres en français, donc, Le Hasard et la Nécessité de Monod. L'adolescent imbu de culture que j'étais s'est rué sur lui comme un végan sur un steak de tofu. Et je l'ai lu non seulement avec conscience, mais aussi très ostensiblement, au bord de la minuscule piscine de l'hôtel, dont l'eau empestait le soufre, dans le but d'impressionner de ma puissance intellectuelle une jeune créature qui s'en foutait éperdument, n'ayant d'yeux et de moiteurs, elle, que pour un Yankee d'une vingtaine d'années, stupidement grand et musclé ; qui, en outre, se prétendait apparenté à Charles Bronson – et si ça se trouve c'était vrai. Pour couronner le tout, il me battait systématiquement au ping-pong. En somme, il y avait de ma part Nécessité de séduction, violemment barrée par un Hasard malencontreux.

(En revanche, j'avais réussi sans coup férir l'amicale conquête de la mère de ma naïade – naïade dont le prénom semble avoir déserté à jamais ma triste mémoire –, ce qui n'était pas, on l'aura deviné, mon objectif premier.)

Qu'ai-je compris à ce livre que je ne lisais que d'un œil, dans les vapeurs de soufre, et pas du plus attentif des deux ? Probablement rien. Ou fort peu. Mais Jacques Monod, s'il vivait toujours, serait sans doute très surpris d'apprendre que, chez un de ses lecteurs au moins, son Hasard et la Nécessité a encore aujourd'hui le pouvoir étrange de déclencher des visions de lac éthiopien et d'adolescente en mini-maillot.




 

dimanche 12 novembre 2023

Au pays des enfants Tage


 Je n'ai pas la moindre idée d'un billet à faire. Mais comme mon irremplaçable épouse vient de se réunir à Fredi Maque pour m'enjoindre de faire disparaître dans les tréfonds la photo du ouistiti postmoderne illustrant ma précédente intervention sur ce site, je m'exécute avec une certaine docilité, non dénuée d'une pointe de masochisme assumé. Mais que dire ?

Or, il se trouve que j'ai, il y a deux ou trois jours, lu un hors-série du Figaro consacré à Lisbonne, magazine rapporté parmi d'autres de chez Michel Desgranges, qui est en quelque sorte mon “mécène de presse”. Cette lecture m'a ramené au début du printemps de 1985, lorsque j'ai passé deux semaines dans cette ville en compagnie de mes excellents amis Jef et Tica. Cette dernière étant portugaise de naissance, de cœur et de beauté, je fus chaleureusement hébergé dans sa maison de famille, à Parede, entre Tage et océan.

Et voilà que, le magazine refermé et la nostalgie du souvenir s'en mêlant, j'ai ressenti l'envie, presque le besoin, de prolonger mon séjour lusitanien. Pour cela, il n'y avait qu'une seule solution envisageable par l'ermite frileux que je suis devenu : les livres.

J'en ai donc tiré deux de leur demi-rayon (je suis scandaleusement pauvre en littérature portugaise…). D'abord cet objet inclassable, déroutant, ardu et envoûtant qui s'intitule chez nous Le Livre de l'intranquillité, de Fernando Pessoa (je colle un lien pour ceux qui, l'ignorant, souhaiteraient découvrir ce très étonnant personnage). Pour faire son pendant, il me fallait un roman ; j'ai donc repris La Capitale de Eça de Queiros, écrivain contemporain de Zola, mort bizarrement à Neuilly-sur-Seine – ce qui manque un peu d'exotisme (*).

Les gens d'Actes Sud qui ont réédité La Capitale rapprochent Eça de Queiros de Balzac. Ce n'est pas totalement absurde, mais sa dette envers Flaubert me paraît beaucoup plus évidente et profonde, notamment avec celui de L'Éducation sentimentale et de ses “héros” en forme de songe-creux velléitaires : son jeune Artur Corvelo me semble davantage parent de Frédéric Moreau que de Lucien de Rubempré, même s'il possède les gènes des deux.

Pour terminer ce billet “de commande”, et afin de teinter cette journée d'un robuste optimisme, cette notation de Pessoa :

« J'envie le monde entier de ne pas être moi. »

Bon dimanche tout de même…


(*) Rajout de deux heures : le fait n'a rien de bizarre puisque, consul du Portugal à Paris, Eça de Queiros vivait à Neuilly. Et je découvre à l'instant qu'on peut même y contempler son buste, planté au beau milieu de l'avenue Charles-de-Gaulle – ce qui est un endroit bien bruyant pour passer l'éternité.

vendredi 10 novembre 2023

La tête qu'il mérite

 

Les trancheuses de gonades de MoiTaussi recommandent ces jours-ci la lecture d'un livre intitulé Rose, écrit par un certain Kévin Bideaux, lequel se proclame “chercheur en Arts et en Études de genre” (les majuscules sont de lui, apparemment…). 

Dans les trois lignes qui précèdent, on trouvera facilement au moins trois raisons de ne pas ouvrir ce livre. Mais, à mes yeux, la principale, la rédhibitoirissime, c'est qu'il est hors de question de laisser entrer chez moi un individu affublé d'un nom aussi ridicule que Kévin (oui, oui : avé l'accent !) Bideaux, fût-ce sous forme anodine d'un livre signé de lui ; et d'autant moins si, comme ce semble être le cas, il est affligé d'une trombine post-humaine en parfait accord avec son patronyme.

On me dira qu'il n'est nullement responsable du patronyme en question, ni du prénom dont ses parents l'ont flétri à sa naissance. Je répondrai que les pseudonymes ne sont pas fait pour les chiens, sauf si eux aussi se mettaient à publier des opuscules ineptes.

Enfin, si me revient un de ces jours l'envie ou le besoin de m'intéresser à une couleur, je n'aurai qu'à rouvrir le remarquable Bleu de Michel Pastoureau. Qui, lui, porte un nom fleurant délicatement l'ancienne France et une bonne tête d'homme qui semble savoir ce que vivre veut dire.

lundi 6 novembre 2023

Photos ratées de ratas


 J'ai pris cette habitude, depuis que j'ai l'iBigo, de repérer sur Google Maps les lieux, et notamment les villes, que je rencontre dans les romans que je lis, en particulier ceux de Jim Harrison qui sont toujours précisément localisés : c'est désormais la seule façon de voyager que je trouve encore tolérable.

Sous la fiche goux-gueularde de chaque ville répertoriée sont le plus souvent proposées des photos prises dans la cité même ou ses abords immédiats, généralement par des touristes, doit-on supposer. 

Ce qui me fascine, c'est que, de ces clichés, près de la moitié représente des assiettes pleines, servies dans l'une ou l'autre des mangeoires de l'endroit. Et pas de ces assiettes délicatement composées par un chef artiste : la plupart du temps, les Cartier-Bresson amateurs ne proposent à notre convoitise que de lugubres ratas, si mal photographiés qu'ils ont l'air d'avoir déjà été plusieurs fois mangés. 

Et je continue à me poser la question : quel petit démon farceur peut bien pousser tous ces internautes hors-sol, ces Lucullus en goguette, ces Brillat-Savarin transcontinentaux, non seulement à engranger, mais en plus à publier les photos de leurs hamburgers avachis et de leurs ratatouilles prémâchées ?

Ils sont en tout cas la plus pressante invitation qui se puisse concevoir à rester chez soi.

Et, au restaurant, à laisser son appareil de photographie à la demoiselle du vestiaire.

samedi 4 novembre 2023

En situation de ridicule

 

 

La phrase grotesque – mais impeccablement moderne – du jour, trouvée dans un certain marais touitteresque où il m'arrive de traîner mes charentaises quand je suis d'humeur primesautière : 

« Les personnes en situation de rue meurent à 49 ans. » 

Doublement grotesque – et donc doublement moderne –, comme on voit. D'abord, bien sûr, grâce à l'expression “en situation de rue”. Comme si le bon vieux “à la rue” était soudain devenu salissant, ou trop abrupt, ou radioactif, quelque chose comme ça. 

Ensuite, par le fait que si, dans la péremptoire affirmation citée, on ne précise pas “en moyenne”, le verdict de mort à 49 ans (pas 48, ni 50 : 49 très précisément ; on aimerait d'ailleurs savoir aussi le jour et le mois) a un petit côté surréaliste qui prête à sourire – ce qui n'était sans doute pas le but recherché par nos vertueux lanceurs d'alerte

On imagine très bien, au douzième coup de minuit, des dizaines, des centaines de clochards se précipitant ventre à terre dans n'importe quel abri de fortune, la veille de leur 49ème anniversaire, afin de fuir à tout prix cette rue de laquelle ils étaient en situation, soudain devenue diaboliquement mortelle.

 

(Pour celles-zé-ceux qui ne parleraient pas encore couramment le post-moderne, rappelons qu'une personne en situation de rue est une personne qui pratique le sans-abrisme. Si, si !)

mercredi 1 novembre 2023

Parcourir la Russie à ses risques et périls

 

Les grandes steppes russes en octobre

c'est pas toujours des vacances…