Le premier juillet 1966, d'une main qu'on se plaît à imaginer ferme, le général de Gaulle, président de la République française, réélu six mois plus tôt pour un second septennat, paraphe le document officiel par lequel la France se retire de l'organisation militaire de l'OTAN – sans se douter un seul instant, on le suppose, de l'ouragan qu'il vient de déclencher dans l'existence du petit Didier (lequel s'en doute encore moins).
Je sais bien qu'on ne peut pas prévoir toutes les conséquences de ses actes, surtout quand on est très occupé et très vieux, mais quand même, il aurait pu faire un peu attention.
Pour l'instant, en ce premier juillet, la famille Goux s'apprête à partir passer un mois de vacances dans une maison de location, au coeur d'un hameau dépendant de Vic-le-Comte, en Auvergne. Depuis la petite cour, bordée par un muret de pierre, on a, le soir, une magnifique vue du soleil se couchant derrière le Puy-de-Dôme.
En dehors de cet aspect chromo, il s'agit d'une location « années soixante », n'est-ce pas : pas de salle de bain, et les toilettes sont dans la grange attenante. Le soir, quand on ouvre brusquement la porte de celle-ci et qu'on allume simultanément la lumière, on voit trois ou quatre rats se débiner en catastrophe. La France rurale était encore un peu rude, en ces temps.
Mais ce n'est pas du tout de cela que je devais parler. Arrêtez-moi, s'il vous plaît, quand vous voyez que je barre en sucette...
La France qui sort de l'OTAN, cela veut dire, entre autres dégâts collatéraux, la fermeture des bases militaires françaises implantées sur le sol allemand – et par conséquent celle de Lahr, qui va bientôt devoir subir une invasion canadienne : puisque base il y a, il faut bien mettre des militaires dedans, vous êtes d'accord ? À ce compte-là, les Canadiens tiendront aussi bien l'emploi que d'autres.
L'affaire ne se fait pas dans la précipitation et le désordre, comme on le verra ailleurs et plus tard : les Français disposent d'un an pour replier les gaules et rapatrier leurs jolis avions de chasse.
Le petit Didier se sent gonflé de perplexité. Vivant ici depuis six ans, c'est-à-dire de toute éternité, il ne savait même pas qu'on pouvait quitter Lahr. Par chance, c'est seulement dans un an – et c'est si long, un an. Déjà, rien que pour atteindre Noël, hein...
C'est après le Nouvel An, au début de l'année 1967, que l'événement se produit. Christiane et Daniel, ne sachant pas où ils vont être catapultés à la rentrée de septembre, décident que le mieux est encore que leur fils aîné, pour son entrée en sixième, devienne interne : ça en fera toujours un qu'on n'aura pas dans les jambes.
Ça, l'internat, c'est le premier étage de la fusée. Le deuxième, c'est qu'un jour, on conduit le petit Didier à Fribourg (Freiburg, en patois local), ou Offenbourg, je ne sais plus, pour y passer le concours d'entrée au
collège militaire de Saint-Cyr.Saint-Cyr-l'École,
emprès Versailles, comme dirait Villon, est le village où Madame de Maintenon a fondé la Maison de Saint-Louis, en 1686. Les mêmes bâtiments ont ensuite abrité l'école des officiers de l'armée de terre, avant d'être détruits en 1944, puis reconstruits à l'identique (qu'ils disent...) pour devenir le collège militaire de Saint-Cyr, à partir de 1966. Et ça va comme ça pour les rappels historiques, on n'est pas chez Wikipedia.
Donc, notre jeune héros se retrouve dans une salle de classe, au milieu de cinquante ou soixante jeunes crétins de son âge, à tremper sa plume Sergent-Major dans l'encrier, pour résoudre différents problèmes dont il n'a rien à battre. Mais, comme il est de nature consciencieuse, il s'applique.
Il s'applique si bien que, sur les deux gamins admis finalement à entrer à Saint-Cyr, il y a lui. L'autre s'appelle Yann Duplessis-Kergomar, fils d'officier et outrageusement breton comme on l'aura deviné.
C'est ainsi qu'au mois de septembre 1967, le petit Didier se retrouve projeté par Christiane et Daniel au milieu d'une foule d'enfants inconnus, avec la promesse peu rassurante qu'il ne les reverra pas avant un mois et demi, pour la Toussaint. Avant d'avoir réalisé, il se retrouve dépouillé de ses vêtements civils et revêtu d'habits militaires, ou pseudo militaires. Même le slip et les chaussettes le sont, c'est dire.
Je vais passer deux années scolaires ici.
Ai-je été malheureux ? Pas du tout. Me suis-je bien adapté ? Pas davantage. « Indiscipline » et « mauvais esprit » sont les deux expressions que j'entendrai le plus souvent, tout du moins dès qu'il s'agira de parler de moi. Au point qu'à la fin de la cinquième, les hautes autorités de ce prestigieux établissement, galonnés à n'en plus pouvoir, médaillés comme des généraux soviétiques, prendront la décision de me renvoyer définitivement chez Christiane et Daniel. Mais n'anticipons pas.
À Saint-Cyr, les « petits » – comprenez les élèves de sixième et cinquième – étaient logés dans une annexe moderne, et non dans les bâtiments voulus par la Maintenon, où ils ne se rendaient que pour les cours.
Considérant cette école comme une sorte de « vitrine », l'armée n'était pas chiche en crédits, et le collège disposait d'un luxe d'équipements à peu près inconnus dans les établissements scolaires d'alors, tels que terrain de football, piste d'athlétisme, piscine couverte, etc. Pour les cours, ils étaient forcément d'excellent niveau, puisque nous avions tous été « écrémés » par le concours d'entrée. Mais ce n'est pas le plus intéressant.
Nous avions deux uniformes. Une « tenue de travail », pour tous les jours, qui ressemblait étrangement à un costume chinois de l'époque Mao, et l'uniforme d'apparat, bleu marine, chemise bleue clair, cravate, écusson à la poche de poitrine, tout le toutim. Avec, bien sûr, le béret sur la tête, qu'il fallait ôter avant d'entrer en classe.
Et, pour certains, des galons sur la manche.
Car il y avait des grades, parmi les élèves, directement liés à leur moyenne du trimestre. On était caporal (deux sardines rouges) à plus d'onze de moyenne générale, caporal-chef (deux rouges et une dorée) au-delà d'onze et demi, sergent (une dorée) à partir de douze.
Enfin, il y avait, par classe, un sergent-chef et un sergent-major – un seul de chaque grade. Était sergent-major le premier de la classe, à condition de totaliser plus de quatorze de moyenne ; le deuxième (avec plus de treize) devenait sergent-chef. Et c'est là que le temps a commencé à se gâter pour le petit Didier.
Peu avant les vacances de Noël, il se voit adjuger une moyenne générale de 16,5, ce qui le porte au premier rang de sa classe, mais également au deuxième rang de l'ensemble des cinq classes de sixième (je ne dis pas ça pour me vanter, vous allez comprendre tout de suite). Va-t-il être sergent-major ? Point !
Car ces grades peuvent être minorés en fonction de la discipline dont fait preuve l'élève. Le règlement prévoit que l'on peut le redescendre d'un grade, de deux, voire de trois dans les cas les plus extrêmes.
Le petit Didier doit être un cas extrême, puisqu'il se retrouve caporal-chef en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. En est-il blessé ? Oui, forcément. Mais, comme il est dans sa nature de le faire, il plastronne, clame bien haut que, de toute façon, ces grades, c'est n'importe quoi et qu'il n'en a rien à faire – attitude qui ne rehausse pas son prestige personnel auprès de l'encadrement adulte et galonné, on s'en doute.
En revanche, cette dégradation va lui donner le loisir de faire d'intéressantes observations sur la nature humaine.
Car, assez vite, dans cette classe qui se retrouve la seule à ne pas avoir de sergent-major, des murmures de protestation s'élèvent contre ma petite personne. « On » va se plaindre aux autorités compétentes de ce que je « dévalorise » toute la classe, en n'arborant pas les quatre sardines dorées. « On » suggérera même de me transplanter dans une autre, ce qui ne sera pas fait.
Il n'empêche que, durant trois trimestres, ces petits cons devront supporter une vie sans sergent-major, ce qui est très dur, convenons-en aujourd'hui.
Petits cons, peut-être, mais d'excellentes familles pour la plupart. Fils d'officiers supérieurs, de consuls, d'ambassadeurs – comme s'il en pleuvait. Vous pouvez imaginer la fierté de Daniel, adjudant de l'armée de l'air, voyant son fils non seulement admis dans pareil cénacle, mais leur passant devant à tous ?
[À l'inverse, il n'est pas interdit d'imaginer le dépit de tous ces MM. les ambassadeurs, constatant que le glorieux produit de leurs testicules se faisait supplanter, et tout en semant sa zone, qui plus est, par le rejeton d'un... d'un quoi ?... Comment dites-vous ? D'un ad... Un adjudant ? Non, vraiment, ma chère...]
Le problème, c'est que sa joie est tout de même un peu gâchée par ce foutu grade de sergent-major que sa remuante progéniture semble faire exprès de ne pas mériter, à force de dire tout haut ce qu'il ne devrait même pas penser tout bas.
Pour le petit Didier, la vie est en demi-teinte. Le souvenir qui lui reste est plutôt dans les gris. Lumineux dans l'ensemble, mais gris. Pour se désennuyer un peu, il collectionne les PS.
PS : privation de sortie. En langage civil : heures de colle. Une PS vaut deux heures ; deux, quatre ; et trois, six. Trois PS dans le même week-end, ça ne s'est encore jamais vu. Jamais vu ? Il ne faut pas me provoquer...
Un vendredi, à la cérémonie du hisser des couleurs (on y a droit tous les matins, avec le clairon, le salut au drapeau, bien en rangs comme il faut, au garde-à-vous), comme chaque semaine, on annonce publiquement les noms de ceux qui sont punis (« Les p’tits collés du dimanche », comme on chantonne alors, sur un air de l’inénarrable Enrico Macias).
Lorsque l'adjudant préposé à cet office fait suivre mon nom de la mention magique : "trois privations de sortie", je suis aussitôt la cible convergente d'une centaine de regards, certains vaguement admiratifs, d'autres horrifiés par le monstre en quoi je viens subitement de me transformer.
Évidemment, ce n'était pas avec des exploits pareils que je risquais de regagner mes galons de sergent-major.
[Ici, un épisode qui ne me concerne en rien. Il y a, dans ma classe, un élève très silencieux, très effacé, très renfermé, qui se nomme Gilles Barbedette. Ce garçon (que je revois blond et frêle, mais je peux me tromper) a une peur panique de l'eau. Bien entendu, dans le but, j'imagine, de le viriliser, les crétins galonnés qui nous servent de pions lui annoncent un jour que, le lendemain, qu'il le veuille ou non, il faudra bien qu'il aille à la piscine et qu'il nage, comme un homme, nom de Dieu !Résultat, ce garçon timide, quasi-muet, à la vie sociale ténue (encore une fois, d'après les souvenirs d'un garçon d'onze ans), incapable d'affronter qui que ce soit, choisit de « faire le mur » et, en effet, disparaît le soir même. Il est naturellement repris dans l'heure. La sanction est prévue, sans appel : renvoi immédiat. On ne le reverra jamais.Des années plus tard, j'ai vu apparaître, dans les journaux, des articles parlant des livres d'un certain Gilles Barbedette (mort depuis). Je me suis souvent demandé s'il s'agissait de « mon » Gilles Barbedette – je n'en ai jamais rien su.]À la fin de l'année scolaire 1967 - 1968, la question de mon renvoi a été sérieusement examinée. Les autorités sont arrivées à la conclusion qu'il était tout de même délicat de mettre à la porte un élève ayant été trois fois sergent-major, même de façon toute virtuelle, et j'ai rempilé pour un an.
Mes résultats ayant légèrement fléchi en classe de cinquième, en juin 1969, mon cas a été réglé beaucoup plus rapidement : dehors, le sale môme !
Et, comme si le renvoi n'était pas une peine suffisante au regard de ses multiples crimes, le petit Didier fut mis illico dans un avion militaire et expédié dans une colonie pénitentiaire située sur le territoire algérien.
Ce dont il n'a eu qu'à se féliciter, et encore aujourd'hui, ainsi qu'on le verra.
J'ai appris, depuis la rédaction de ce texte, par d'anciens élèves de Saint-Cyr (devenu lycée et non plus collège), que j'y avais commis deux ou trois erreurs de détail (ainsi l'élève renvoyé dont je parle n'était en fait pas dans ma classe). Mais, comme il s'agit d'une réédition "diplomatique", j'ai tout laissé tel quel.