À la demande générale de trois personnes, voici la suite du texte republié ici même il y a deux jours. Il est le dernier de la série Généalogie. Fin d'enfance ou faim d'enfance, comme on voudra.
samedi 7 avril 2007
Le Petit Maillot de Marie-Paule
Lorsqu'on débouche sur la passerelle, la première chose qui frappe, c'est l'odeur – odeur jamais sentie, indéchiffrable, qui vous tapisse immédiatement l'intérieur des naseaux ; et vous savez dans la seconde qu'elle y est pour toujours. De quoi est-elle faite ? Qui l'exhale ? – Qui ou quoi ? La végétation ? Les hommes ? La terre sèche du djebel tout proche ? Les parfums de femmes ? Tout cela mélangé ?
On ne le saura pas. Après deux ou trois jours, on ne la sent plus, bien sûr, mais elle est logée dans la mémoire, prête à rejaillir à tout moment, c'est certain.
De toute façon, le petit Didier s'en fiche un peu des parfums de l'Algérie, au moment où il descend de l'avion qui l'a amené de la base d'Orléans-Bricy, à celle de Bou-Sfer, à une vingtaine de kilomètres à l'ouest d'Oran. Il a d'autres soucis en tête, intimement mêlés à sa joie de retrouver ses parents, et Philippe, et Isabelle.
Vous vous souvenez qu'on l'a laissé, ce foutu gamin, en train de franchir les grilles du collège militaire de Saint-Cyr, sans espoir de retour. Deux ou trois mois plus tôt, Daniel ayant été muté là-bas, toute la famille s'était donc envolée pour l'Algérie. Ne me demandez pas pourquoi, sept ans après l'indépendance, il restait une base militaire française sur le sol algérien : je n'en sais rien et ne veux même pas le savoir.
Donc, dans les derniers jours de juin, le coeur sans doute un peu lourd de quitter cet endroit où viennent de se dérouler deux ans de sa vie, l'ex-sergent-major virtuel est conduit à la base aérienne d'Orléans. Voyage qui l'excite assez car c'est le premier qu'il va effectuer en avion (il a eu droit à un rapide baptême de l'air, quelques années plus tôt, mais on va dire que ça ne compte pas).
Pas de chance, le voilà embarqué dans un Transal (je ne sais même pas comment ça s'écrit, c'est vous dire), gros avion servant au transport de fret. Les rares passagers sont donc installés sur d'étiques sièges en grosse toile, dos à la carlingue. Les quelques hublots sont situés à un mètre cinquante du sol, il règne un vacarme d'enfer : toute la poésie du voyage.
Déjà, le petit Didier ne vomit pas son quatre-heures pendant le vol, on peut s'estimer heureux.
Et, finalement, le voici arrivé. Tout en marchant vers les bâtiments d'accueil, et cherchant à apercevoir ses parents parmi les petites silhouettes qu'il distingue, il se demande comment il va être reçu par eux. Il ne faut quand même pas oublier qu'il vient de se faire lourder d'un établissement de prestige auquel ses parents tenaient beaucoup.
[On imagine assez les rêves de Daniel, certains soirs. Après de solides études, son fils intégrait Coëtquidan ou Salon-de-Provence, sortait major de sa promotion, devenait un brillant officier, terminait général, peut-être même chef d'état-major – l'accomplissement d'une vie. Au lieu de ça...]
Je suis assez surpris d'être très chaleureusement accueilli et que, du nain, il ne soit point parlé. Tout le monde semble faire comme si. C'est une impression assez étrange, pas très agréable finalement : je ne sais pas trop comment me comporter. Suis-je censé annoncer la nouvelle moi-même ? Avec courage, je choisis le silence. Si tout le monde fait comme si, pas de raison que je me comporte autrement.
La lettre officielle annonçant mon exclusion définitive arrivera deux ou trois semaines plus tard. Là, on ne fera plus comme si (surtout mon père : dans sa jeunesse, il n'étaitt pas très bon, dans le « comme si », et notamment en cas de renvoi de Saint-Cyr...).
Mais le petit Didier s'en moque un peu, désormais. Car, en l'espace de quelques semaines, il se produit chez lui quelque chose de stupéfiant (à ses yeux en tout cas) : une rétro-métamorphose. Comprenez que le charmant papillon se transforme soudain en une énorme et gigantesque chenille velue.
On appelle ça la puberté, à ce qu'il paraît. Moi, je veux bien, mais je trouve qu'ils auraient pu prévenir.
Les poils qui se mettent à pousser un peu partout, la bite qui s'allonge démesurément (enfin : aux yeux de l'enfant, hein ! parce qu'au bout du compte...), la voix qui se met à fluctuer d'une octave à l'autre sans avertir, les vêtements qui rétrécissent de façon incompréhensible : tout cela, encore, on pourrait s'en arranger assez bien.
Seulement, il y a le reste, l'immense reste. Pratiquement d'un jour sur l'autre – rappelez-vous –, les autres enfants perdent d'un coup tout leur intérêt. En revanche, les grandes filles en acquièrent un, et pas marginal le moins du monde. Justement, en voici une qui s'approche.
Elle s'appelle Marie-Paule, Marie-Paule Debard. Pour l'instant, elle traverse le terrain vague qui sépare de la plage d'Aïn-el-Turck la cité où sont logés les militaires français. Elle s'est certainement baignée, ses cheveux blonds sont encore humides.
Elle est arrivée de France environ cinq ou six semaines après moi. Est-ce que je suis tombé amoureux tout de suite, « au premier regard », comme dans les romans pour dactylos ? Je ne sais plus. Très vite, en tout cas.
Les élans du coeur, et surtout les transports de la chair, étaient facilités par le fait que, durant ce premier été algérien, la petite bande de jeunes adolescents à laquelle je m'étais facilement agrégé, a passé le plus clair de son temps sur la plage – donc, pratiquement à poil.
Et je me souviens avec une netteté presque cruelle à quel point le petit maillot deux-pièces jaune de Marie-Paule s'accordait parfaitement aux rondeurs qu'il était censé dérober à nos regards.
À la minute où le sentiment amoureux m'est tombé dessus, il a été rejoint par un autre, beaucoup moins enivrant : la certitude de l'échec. Ou plutôt, l'inutilité de tout ce que je pourrais entreprendre. J'avais treize ans et demi, elle en avait presque quinze, les quatre ou cinq autres garçons de cette petite bande réunie par les hasards des affectations paternelles en avaient seize : avec quelles armes aurais-je pu lutter ? Avec quoi briller ?
Je me suis tu. Ç'a duré un an et demi. On est devenu très bons copains, Marie-Paule et moi – mais surtout elle.
Par sa seule présence, sur la petite plage d'Aïn-el-Turck, dans son petit maillot de bain jaune, elle a achevé de tuer le petit Didier, sans le savoir. L'enfance était derrière nous, et on lui a même claqué la porte au nez.
Dans les derniers jours de décembre 1970, lorsque la base militaire a été démantelée, en moins d'une semaine et dans l'affolement général, tous les Français sont repartis en même temps, ou presque. J'ai dit au revoir à Marie-Paule simplement, sur un ton dégagé, sobre, viril.
C'est normal : on était très bons copains.
Très joli. Vous avez le sens du romanesque et une plume très élégante j'adore.
RépondreSupprimerAu fait, j'ai été très touchée pour le blog it :))
en ces temps de papillonnerie, bienvenue, grosse chenille poilue.
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