J'aimerais beaucoup avoir dix ans de plus. Qu'on me comprenne bien : je ne veux pas dire qu'il me serait agréable d'être déjà en l'an de grâce 2018, non, non ; ce que je voudrais, c'est avoir 62 ans en ce moment même.
Je serais donc né le 19 mars 1946. Le général de Gaulle a claqué la porte du pouvoir il y a deux mois (ce qu'aucun de ses pâles successeurs n'aura jamais la hauteur de faire), la 4e République sort des limbes. Il y a encore des problèmes d'alimentation, des tickets de rationnement, mais je m'en fous, car je tète le sein de ma mère. Et puis, de toute façon, mes parents sont vachement forts, ils trouveront toujours de quoi me nourrir (mission pleinement accomplie, si on en juge par mon poids d'aujourd'hui...).
J'effectue ma scolarité primaire entre 1952 et 1957, dans une Allemagne occupée. Occupée à plusieurs sens : par les armées alliées, et à relever ses ruines. On croise des tas de nazis en civil partout : on se marre bien. À l'école, on est encore en blouse grise, on se prend des coups de règle en bois dur sur le bout des doigts quand on fait le con - ce qui m'arrive plus souvent qu'à mon tour. Dans ce cas, au lieu de traîner l'instituteur devant le Tribunal pénal international pour génocide scolaire, mon père double la punition pour m'apprendre à vivre. Jusque là, en fait, ça ne fait pas grand changement avec ce que j'ai connu, entre 1962 et 1967.
C'est après que ça bifurque. Jusqu'en 1965 j'effectue une scolarité secondaire exigeante, à l'abri des matraquages trotsko-maoïstes (mais pas de ceux des Staliniens décomplexés, hélas...). L'époque est virile, les affrontements idéologiques musclés, les pères et les professeurs existent encore (les moins de 40 ans doivent se croire en pleine "rétroscience-fiction", là...).
Je crains d'être assez suiviste, durant ma première et seule année universitaire, pour adhérer aux stupidités guignolesques du moi de mai. Mais glissons...
Après ma sortie de l'école de journalisme de la rue du Louvre, j'entre dans une profession où, comme dans bien d'autres, on pratique le plein emploi et des salaires confortables (sans parler des notes de frais). Les journaux sont dirigés par des journalistes, non par des comptables, lesquels existent bien mais savent rester à leur place subalterne. Si mon rédacteur en chef se met en tête de me pourrir un tant soit peu l'existence, je démissionne (avec indemnités plus que généreuses) et me fait embaucher le lendemain dans le journal voisin.
La vie est facile, on fume et on boit dans les salles de rédaction sans que quiconque y voie malice - le cancer et la cirrhose restent, pour quelque temps encore, cantonnés à la sphère privée, ainsi qu'on jargonnera bientôt.
En 1976, je suis recruté comme deuxième auteur pour écrire des Brigade mondaine, une collection encore au berceau. Vu les tirages de l'époque, je me fais un max de thune, comme on ne dit pas.
Bientôt, je vois le monde et la France changer, l'Europe cesser d'être vivante et historique, pour devenir administrative et protectrice. Derrière les cuirasses et les porte-voix du féminisme, les mères affûtent les couteaux qu'elles vont bientôt pousser dans les reins des pères, avant de muter et de devenir des mamans.
Mais je m'en fous : j'ai déjà 55 balais, le monde ni l'avenir ne me concernent plus. Je me contente de les observer, le coeur un peu serré, j'essaie d'avoir la nostalgie discrète, le regret souriant, la colère silencieuse - je n'y parviens pas toujours.
En avril 2008, je viens d'avoir 62 ans. Cet âge me permet de faire partie du nouveau plan d'économies décrété par les zombis exsangues que les tout-puissants actionnaires font parader sur le théâtre de Guignol, en les habillant de noms ronflants : président, directeur général, directeur délégué, administrateur général, etc. Je pars donc en retraite anticipée, une très confortable enveloppe dans la poche gauche.
À l'heure où vous lisez ces lignes, je me consacre à plein temps à ma femme (qui porte fièrement son âge), à mes chiens et à ma bibliothèque. Ainsi qu'à une douzaine de relations blogosphériques, qui se moquent gentiment de ma très prochaine décrépitude.
J'ai arrêté d'écrire des Brigade Mondaine. J'ai en projet un roman "personnel", dont je sais très bien qu'il ne verra jamais le jour. Mais il me tient chaud et me tient droit. Dieu merci, j'ai encore la souplesse suffisante pour enfiler mes chaussettes tout seul, et la force de passer moi-même la tondeuse. Mais comme on me verse une retraite telle que vous ne devez, mes drôles, même pas en rêver, je paie des jeunes gens précaires pour le faire à ma place : ça les aide à se nourrir deux fois par jour et ça me fabrique une belle âme à bon marché.
Au-delà du grillage qui enclot la maison et la Case, le monde que j'ai connu en noir et blanc contrasté devient gris et uniforme, comme la blouse que je portais enfant, et ainsi qu'il s'est voulu lui-même - la Justice fait rage, le Bien est partout. Comme cela me rend profondément triste, j'essaie de ne pas trop y penser. Ne sortant presque plus, j'y parviens de mieux en mieux. J'espère ne pas m'attarder plus que de raison dans ce marais festif, mais un petit peu tout de même.
C'est pour cela que j'ai arrêté de boire, il y a dix ans.