La scène survient au début du quatrième chapitre de Blessés, roman de Percival Everett, écrivain dont on a déjà parlé ici. Le narrateur, John Hunt, un universitaire noir américain ayant quitté ce qu'il convient d'appeler la “société des hommes” pour dresser des chevaux dans un ranch de l'ouest, découvre une femelle coyote morte carbonisée. Et, cent mètres plus loin, ses deux petits, gravement brûlés mais encore vivants. Comprenant que des fermiers du coin ont aspergé le nid d'essence avant d'y foutre le feu, il ramène les deux bébés chez lui, dans les sacoches de son cheval. Le petit mâle ne passe pas la nuit, mais la femelle, dont une patte a été entièrement consumée, survit (pour l'instant : je n'ai atteint que la page 75...) – et rien ne devient plus important, pour John Hunt et son vieil oncle, Gus, que cet animal, au moins pendant les quarante-huit heures suivant son sauvetage.
Je les comprends. Je me vois très bien recueillir un bébé coyote. Ou un bébé putois. Ou un bébé crotale. Ou n'importe quel bébé animal victime de la cruauté inconsciente des humains.
[Je viens d'écrire, je crois, une double sottise. La cruauté est toujours inconsciente. Si par miracle elle accède à la conscience, des barrière morales (morales ou autres) s'érigent, et elle cesse d'être tout à fait de la cruauté. D'autre part, la cruauté est forcément humaine. Aucun animal ne peut être taxé de cruauté, dans la mesure où il n'éprouve certainement pas le besoin de faire souffrir, ignorant même sans doute ce que peut être la souffrance, en tout cas la souffrance de qui n'est pas lui. Exception faite, peut-être, pour le chat (le fameux jeu du chat et de la souris). En ce sens, et contrairement à ce que les “amoureux-des-chats” nous serinent à l'envi, ce félin dégénéré est probablement l'animal le plus proche de l'homme et le moins indépendant de nous qui soit : aucun chien n'est capable de cruauté, juste d'obéissance et de fidélité.]
La cruauté nous est propre et exclusive. On doit cependant pouvoir rompre avec elle, au moyen de ce même libre-arbitre qui l'a engendrée. Non pas se livrer à des incantations éplorées pour qu'elle disparaisse de la surface de la terre : juste rompre avec elle. À titre personnel. Lui tourner le dos. Cesser de lui parler.
C'est sans doute pour cette raison que, depuis environ trois mois, Catherine et moi ne consommons plus de viande de boucherie : par protestation silencieuse (jusque là silencieuse, puisque je suis en train de la ramener...) contre le sort fait aux mammifères comestibles dans les abattoirs.
C'est la faute de Vassili Grossman : dans l'une de ses nouvelles, il met en scène un veau séparé de sa mère à l'entrée des abattoirs, et “adopté”, quelques minutes avant la mort, par une vache qui se trouve poussée contre son flanc, dans l'affolement général. Nouvelle qui trouve une résonance, une mise en abîme au sens le plus radical de l'expression, dans une scène vertigineuse de Vie et Destin, du même Grossman, où l'on voit un enfant, descendant du train, au “terminus Birkenau”, se faire de même adopter par une femme qui va l'accompagner jusque dans la chambre à gaz et, jusqu'au bout, jusqu'au zyclon B, tenter de le rassurer, de lui insuffler quelque chose qui tente de ressembler à une humanité dégagée de la cruauté.
Je les comprends. Je me vois très bien recueillir un bébé coyote. Ou un bébé putois. Ou un bébé crotale. Ou n'importe quel bébé animal victime de la cruauté inconsciente des humains.
[Je viens d'écrire, je crois, une double sottise. La cruauté est toujours inconsciente. Si par miracle elle accède à la conscience, des barrière morales (morales ou autres) s'érigent, et elle cesse d'être tout à fait de la cruauté. D'autre part, la cruauté est forcément humaine. Aucun animal ne peut être taxé de cruauté, dans la mesure où il n'éprouve certainement pas le besoin de faire souffrir, ignorant même sans doute ce que peut être la souffrance, en tout cas la souffrance de qui n'est pas lui. Exception faite, peut-être, pour le chat (le fameux jeu du chat et de la souris). En ce sens, et contrairement à ce que les “amoureux-des-chats” nous serinent à l'envi, ce félin dégénéré est probablement l'animal le plus proche de l'homme et le moins indépendant de nous qui soit : aucun chien n'est capable de cruauté, juste d'obéissance et de fidélité.]
La cruauté nous est propre et exclusive. On doit cependant pouvoir rompre avec elle, au moyen de ce même libre-arbitre qui l'a engendrée. Non pas se livrer à des incantations éplorées pour qu'elle disparaisse de la surface de la terre : juste rompre avec elle. À titre personnel. Lui tourner le dos. Cesser de lui parler.
C'est sans doute pour cette raison que, depuis environ trois mois, Catherine et moi ne consommons plus de viande de boucherie : par protestation silencieuse (jusque là silencieuse, puisque je suis en train de la ramener...) contre le sort fait aux mammifères comestibles dans les abattoirs.
C'est la faute de Vassili Grossman : dans l'une de ses nouvelles, il met en scène un veau séparé de sa mère à l'entrée des abattoirs, et “adopté”, quelques minutes avant la mort, par une vache qui se trouve poussée contre son flanc, dans l'affolement général. Nouvelle qui trouve une résonance, une mise en abîme au sens le plus radical de l'expression, dans une scène vertigineuse de Vie et Destin, du même Grossman, où l'on voit un enfant, descendant du train, au “terminus Birkenau”, se faire de même adopter par une femme qui va l'accompagner jusque dans la chambre à gaz et, jusqu'au bout, jusqu'au zyclon B, tenter de le rassurer, de lui insuffler quelque chose qui tente de ressembler à une humanité dégagée de la cruauté.
Bonjour Didier,
RépondreSupprimerencore et toujours ce Percival Everett, comprenez, il m'a tout de même bien sauvé la mise...
Je le connaissais de nom mais rien de bien concret...
dimanche dernier,je vais voir le match de foot opposant le Paris Saint-Germain à Lyon dans un pub irlandais (sachez que je vis à Madrid et qu'il n'est pas facile de trouver des endroits diffusant la ligue française...), bref je m'assois à côté d'un jeune homme de Lyon qui lisait justement "Désert américain" de votre ami Everett. Je lui demande c'est bien, il me répond "très, oui" mais un peu suspicieux de mon entrée en matière et là je ressors votre petit résumé "Ah c'est pas l'histoire du type qui veut se suicider et qui se retrouver décapité sur le chemin et puis qui revient chez lui"...et là le type bluffé "oui, effectivement, j'ai aussi lu blessés, je vous les conseille" "oui"lui réponds-je, un de mes amis me les a conseillés...
"et bien vous direz à votre ami qu'il a du GOUT".
donc cher Didier, je transmets, vous portez donc bien votre nom...
Axel...
Intempestivement...vôtre
Axel : nous en reparlerons (je veux dire que je comptais en reparler...), mais j'ai trouvé Désert américain (terminé hier, très inférieur à Effacement. au point que, qsi j'avais commencé par lui, je n'aurais certainement pas pris la peine d'ouvrir les deux autres.
RépondreSupprimerJ'y reviendrai sans doute.
"Je me vois très bien recueillir un bébé coyote. Ou un bébé putois. Ou un bébé crotale."
RépondreSupprimerMais s'entendraient-ils avec le bébé bouvier bernois ?...
Les mammifères dérouillent, c'est certain mais quand je vois les poissons agoniser en convulsant d'hypoxémie, je me dis que leur fin est tout aussi atroce...
RépondreSupprimerIl y a d'autres animaux très évolués qui semblent capables de cruauté (j'uttilise le mot au sens simple sans philosopher sur son sens): chimpanzé, dauphin... En particulier ces animaux sont, à ma connaissance, les seuls à tuer pour le plaisir et à violer. Les éléphants sont extrèmement intelligents aussi mais n'ont pas à ma connaissance ce genre de travers sadiques: l'éléphant est l'avenir de l'homme...?
RépondreSupprimerStangl, commandant de Treblinka, réfugié au Brésil, arrêta un jour de manger de la viande: il avait vu un troupeau de boeufs conduits à l'abattoir qui lui rappelait trop les regards des prisonniers juifs (dixit sa fille dans "Au fond des ténèbres", de Gitta Sereny).
RépondreSupprimerPluton : vous êtes trop sensible : reprenez un verre de blanc...
RépondreSupprimerClarissa: oui, justement : ils s'approchent dangereusement de l'humain.
VS : bref, vous me traite carrément de nazi, sous prétexte que je ne mange plus de viande...