mardi 31 août 2010
lundi 30 août 2010
Quand Monte-Cristo faisait halte à la Comète
Une demi-heure s'écoula ; la calèche s'arrêta tout à coup ; le comte venait de tirer le cordonnet de soie qui correspondait au doigt d'Ali.
Le Nubien descendit et ouvrit la portière.
La nuit étincelait d'étoiles. On était au haut de la montée de Villejuif, sur le plateau d'où Paris, comme une sombre mer..., etc.
Or, juste derrière le nom de Villejuif, un appel de note ; et, en bas de page, par la grâce et la science de M. Claude Schopp (quel nom prédestiné pour ce qui nous occupe !), on lit ce qui suit :
Villejuif, à 8 km de Notre-Dame, sur le plateau de Longboyau entre Seine et Bièvre. La montée est constituée par l'actuelle avenue de Paris, qui succède à l'avenue de Fontainebleau sur le territoire du Kremlin-Bicêtre.
On ne me fera pas croire qu'un homme tel que le comte de Monte-Cristo, très au fait des mœurs parisiennes, omniscient à en être démoniaque, ait pu emprunter l'avenue de Fontainebleau au Kremlin-Bicêtre sans faire une halte houblonneuse au relais de poste de la Comète...
Y'en a un peu plus : je vous le mets quand même ?
Réponse : Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre de la Turquie.
Qui a dit : « Les minarets sont les baïonnettes de l'islam » ?
Réponse : le même.
On ne pourra pas dire qu'on a été pris en traître.
Pris, en revanche, on pourra sûrement dire qu'on l'a été.
samedi 28 août 2010
Mes deux plus belles rencontres ratées
La première de ces deux rencontres ratées s'est produite en 1980 – de cela je suis sûr car elle a eu lieu durant la seule période de chômage qu'a traversée ma laborieuse existence. À cette époque oisive, j'avais pour coutume de me lever vers midi, puis, douche prise, d'aller du treizième arrondissement jusqu'au premier ; plus précisément jusqu'à la rue Hérold où mon ami vietnamien Bernard tenait table ouverte mais payante à l'enseigne du Big Buddah. J'y arrivais vers deux heures, attendais patiemment la fin du service en sirotant au comptoir quelques boissons anisées, puis déjeunais généralement en tête à tête avec le taulier.
Un jour, débarquant, je le trouve en grande conversation avec deux jeunes hommes, tous trois s'exprimant dans la langue de Margaret Thatcher. Bernard m'annonce que nous allons déjeuner avec Marc et son ami, dont j'ai oublié le prénom. Bien que la chose ne me sourie guère, ne comprenant à peu près rien à l'anglais, j'accepte – au moins pour ne pas déjeuner seul comme un con. De fait, je ne participerai que fort peu à la conversation, les deux Outre-Manchots ne cassant pas une broquille de franzose. Comme j'avais deux ou trois bricoles à faire ce jour-là, j'ai argué d'icelles pour m'esquiver au moment du café.
C'est en revenant pour l'apéritif du soir au Big Buddah que j'ai appris, par Bernard, que j'avais déjeuné avec Marc Knopfler, le chanteur et leader de Dire Straits, groupe dont le nom me disait bien quelque chose, en effet, mais dont j'aurais été incapable de citer un titre ou d'identifier la moindre mélodie. Ils s'étaient connus quelques années plus tôt, en Angleterre, à l'époque où le groupe n'existait pas encore ; et, depuis, lorsqu'il venait à Paris, Knopfler passait dire un petit bonjour et casser une graine au Big Buddah.
Ma deuxième rencontre ratée a eu lieu quelques années plus tard, entre 1986 et 1989. Nous étions quatre ou cinq amis (dont le même Bernard) qui sortions vers six heures du matin d'une boîte de nuit de la rue Montmartre : inutile, je pense, de préciser dans quel état. La boîte en question s'appelait le Néo-japonesque et présentait la particularité de faire bar-discothèque au sous-sol et restaurant japonais au rez-de-chaussée. La partie restaurant avait été placée sous la responsabilité d'un Hongrois cultivé, volubile et acerbe, qui faisait profession d'un très solide mépris à l'endroit de la nourriture qu'il servait.
Bref, émergeant de ce coupe-gorge au grand soleil (la scène se déroule en été), et saisis par cette faim soudaine et impérieuse qui afflige souvent les ivrognes en bout de piste, nous décidons d'aller grignoter un petit quelque chose chez Vattier, l'un de ces restaurants de bordure de Halles ouverts en continu, qui n'existe plus aujourd'hui. En chemin nous croisons un autre groupe de quatre ou cinq attardés de la nuit, dont l'un, client du Big Buddah, connaissait donc Bernard. Nous opérons notre jonction et c'est un gang d'une dizaine de zombis avinés qui s'écroule à la terrasse de Vattier. La plupart opte pour des fruits de mer, je me rabats quant à moi sur un très-chrétien petit salé aux lentilles. Il faudrait un chapitre entier pour décrire la stupeur incrédule des travailleurs qui, débouchant du métro Les Halles, pas réveillés, l'âme nauséeuse, laissent tomber leurs yeux sur mon petit salé et sur les bouteilles de vins blanc et rouge destinées à faire glisser le tout.
À la réflexion, il est possible que leurs regards aient eu davantage pour objet la fille blonde qui, par hasard, s'était retrouvée assise à ma droite, et à qui je crois bien n'avoir pas adressé la parole de tout cet étrange repas, ni même sans doute le moindre coup d'œil. Ce n'est que quelques jours plus tard que Bernard m'a informé – en se foutant copieusement de ma gueule pour ne l'avoir pas reconnue – qu'il s'agissait de Pauline Lafont. On a toujours tort de boire autant qu'on le fait.
vendredi 27 août 2010
Naples, Oléron, Aigues-Mortes, absinthe, Hélène
En clair, dans un pays normal, dirigé par des gens sensés, habité par un peuple assuré de lui-même, le Monomotapa serait resté ce qu'il a toujours été : la rime d'un alexandrin fabuleux.
Seulement, la démence idéologique qui s'est emparée de cette étrange contrée que l'on continue de nommer la France par une sorte d'habitude relevant plus ou moins du gâtisme, cette démence a besoin d'une nourriture sans cesse renouvelée, et toujours plus riche en idéologie – plutôt que de nourriture on devrait mieux parler de drogue. Si bien que ce qui aurait fait éclater de rire tout le monde il y a encore six ou sept ans, et à gauche comme à droite, est aujourd'hui accueilli avec une componction et un sérieux que l'on n'oserait pas qualifier de papal, par peur de tomber dans la propagande anti-catholique, au nom de l'ouverture à l'Autre et aux cultures du monde.
Il va de soi qu'en l'occurrence on se fout des cultures du monde, puisque d'une manière générale on se fout déjà de la nôtre, comme le prouve l'éviction des deux personnages cités plus haut. D'ailleurs, pourquoi le Monomotapa ? Et pas la culture maya ? Ou balinaise ? Ou eskimaude ? Bref, pourquoi une culture africaine de préférence à toute autre, y compris à de plus brillantes ? Je pense qu'il est superflu de donner la réponse.
jeudi 26 août 2010
Hors d'ici, les preux chevaliers !
Je sais très bien pourquoi j'ai fait ce cauchemar, moi qui n'en fais quasiment jamais : je n'aurais pas dû parler de lépreux avec la Mère Castor, lorsque nous nous trouvions dans la salle des échos, à La Chaise-Dieu. J'ai toujours éprouvé une trouille irraisonnée et malsaine des lépreux. Rien que le mot résonne assez lugubrement en moi. Il y a bien sûr le fait que j'en ai vu de vrais, en Éthiopie, dont certains qui étaient encore moins contemplables que mon visiteur nocturne d'avant-hier. Mais j'avais déjà 17 ans à l'époque, et ce n'est pas la cause première de ma répulsion.
Je devais avoir une petite dizaine d'années lorsque je suis allé (accompagné d'un oncle, plus âgé que moi de trois ans) voir Ben-Hur au cinéma Excelsior de Sedan. La scène où Charlton Heston va rechercher sa mère et sa sœur dans la grotte aux lépreux m'a considérablement ébranlé ; au point que, durant plusieurs mois ensuite, ma mère n'a jamais compris pourquoi je la suppliais de laisser la porte de ma chambre ouverte, afin de profiter de la lumière du salon. Bien sûr, ces terreurs vespérales ont diminué puis disparu. Il n'empêche que ce mot de lépreux a conservé toute sa charge, ainsi d'ailleurs que celui de Ben-Hur, un peu moins fortement tout de même.
Au tout début des années quatre-vingts, Ben-Hur est ressorti à Paris. Philippe Bernalin, qui ne l'avait jamais vu, m'a proposé de l'y accompagner – “dans un but thérapeutique”, a-t-il précisé après que je lui eus raconté l'anecdote. Et j'y suis allé. On se souvient que la fameuse scène intervient presque à la fin du film, juste avant celle de la montée au Golgotha. Si bien que j'ai passé plus de deux heures à ne rien voir du film, accroché à mes accoudoirs, une boule compacte au creux du ventre. Enfin, ce grand imbécile de Charlton a pénétré dans cette saloperie de caverne. Et j'ai pu constater que, de nos jours, ces malheureux lépreux de cinéma ne suffiraient même pas à faire interdire le film aux moins de quatre ans et demi – ma peur s'est dissipée d'un coup et, une demi-heure plus tard, j'ai repris deux fois des lasagnes.
Le plus étonnant est peut-être que plus un film est gore plus il m'amuse et me ravit, mais que ce mot, ce mot-là, celui que je n'ai que trop écrit depuis le début de ce billet, eh bien j'ai l'impression qu'il restera actif jusqu'à la fin de mes jours, comme certains vocables lovecraftiens ont une puissance de terreur qui dépasse de très loin leurs simples syllabes. C'est au point que je ne parviens même pas à trouver une chute rigolote.
mercredi 25 août 2010
L'Irène des pommes
En plus, elle est restée très gamine, mon Irène – peut-être ses romans pour ados qui déteignent, allez savoir : pour ne pas que Goux Gueule m'envoie des visiteurs grâce à elle, elle a bricolé un petit lien pour venir jusqu'ici, mais un petit lien masqué, furtif, un truc passe-muraille que cette grosse bêtasse de Gougle ne peut pas repérer, si j'ai bien compris – on n'est pas plus espiègle. Donc, pour rester au niveau bac-à-sable auquel Dame Irène s'est placée, eh bien moi non plus je ne mets pas de lien vers son nouveau poulet, là. En plus, dès qu'elle tournera la tête pour regarder passer la diversité et le vivre-ensemble dans leurs corps glorieux et au son argentin des vuvuzelas, je lui piquerai sa pelle et son seau. Histoire de lui apprendre c'est qui l'homme.
Pour le pâté, en revanche, je serai bien contraint de le lui laisser : elle a le nez dedans.
mardi 24 août 2010
Didier Goux, au coin !
Sinon, et pour faire bref, on devrait tous avoir un couple de Castor dans ses relations : ça fait beaucoup de bien à l'âme d'une manière générale, ça vous remuscle les fesses et les mollets lorsqu'ils vous emmènent crapahuter au col des Supeyres ; et ça vous nique plus ou moins la tête et l'estomac quand sortent les bouteilles – surtout si Nicolas est présent.
On a même, si la chance est de notre côté, l'occasion de rencontrer le seul (à ma connaissance) producteur de fourme d'Ambert capable de vous sortir des citations en grec ancien et de causer avec vous de Boulez et de Stockhausen ; mais aussi de Michaël Jackson – nul n'est parfait, même dans le fromage régional.
Ce sera tout pour ce soir, je dois encore aller me confectionner un sandwich au saucisson sec d'Auvergne, acheté à quelques dizaines de mètres de l'endroit où L'Irremplaçable a pris la photo qui me sert d'illustration : il vous reste à trouver où elle a été prise, justement, et ce que fait Didier Goux au coin – les commentaires sont rouverts.
samedi 21 août 2010
De l'Atlantique à l'Oural, en passant par le Puy-de-Dôme
Pour que vous ne soyez pas totalement passé ici pour rien, je me propose de vous donner un nouvel extrait de Zinoviev. Et je ferme les commentaires afin de n'être pas inondé à mon retour : je vous connais.
« Récemment, une entreprise étrangère a fourni à l'Union soviétique une chaîne de montage équipée d'un robot chargé d'éliminer toutes les pièces défectueuses. Lorsqu'on mit la chaîne en route, le robot ne laissa passer aucune pièce : toutes présentaient des défauts. La direction de l'usine fut prise de panique : impossible de licencier le robot ; pas question de le soûler, de le soudoyer, ou de le blâmer en réunion du parti. C'était un travailleur sobre et consciencieux, comme il en faudrait tant pour rendre l'économie performante selon les vues gorbatchéviennes. Or, c'était précisément cet employé exemplaire qui mettait le système en danger. La situation était sans issue. Heureusement un ouvrier débrouillard trouva la solution : il attacha le bras du robot pour que celui-ci ne jette plus les pièces au rebut et se borne à en esquisser le geste. C'est ainsi que le génie russe eut raison des meilleures technologies occidentales grâce à un bout de ficelle. »
jeudi 19 août 2010
Le peuple ? Trop con : changez-le !
Elles croient parler au nom du peuple, nos dindes de Noël. Mais en fait non. Le peuple, elles n'ont même pas idée de la gueule que ça peut avoir. Du reste, il faut bien avouer que, le plus souvent, il a une assez sale gueule, le peuple : je le sais, j'ai la même. Il pue un peu la droite “au lait cru”, le peuple. Et surtout, péché majeur, il n'en a plus rien à foutre de la gauche, laquelle ne fait plus les yeux doux qu'aux fonctionnaires et aux tarés dégenrés à plume dans le fion.
Du coup, le peuple, quand par hasard on lui demande son avis, ce qui est de plus en plus rare, il met un point d'honneur à confirmer qu'il ressemble effectivement à ce que la gauche new look pense de lui : il donne à sentir qu'il pue de sous les bras, que ses dents sont cariées mais que cela ne l'empêche pas de rire à gueule grand ouverte. Il ne va pas sur les marchés bio, le peuple, il n'en a rien à foutre de l'égalité, puisque justement il aimerait bien que ses mômes réussissent mieux que ceux de son voisin – histoire de l'écraser un peu, gentiment.
En plus, il est con, le peuple. Il pense que, comme ses grands et arrière-grands et même au-delà-parents vivaient déjà ici, ce pays serait plus ou moins à lui, quoi. Il n'a rien contre les grandes bouffes avec les voisins, le peuple, sauf si les invités sont quatre fois plus nombreux que sa famille, et qu'en plus il n'a pas vraiment invité tout le monde, qu'il y a des bouches inconnues, et qu'encore en plus, on lui balance le ragout à la tronche sous prétexte qu'il y a là-dedans de la viande qu'a l'air interdite par un prophète exotique. De plus, que ses invités-pas-invités boivent de l'eau ou du thé à la menthe, il s'en fout un peu, le peuple ; mais qu'on le traite de tous les noms parce qu'il se tape un coup de jaja, ben là, forcément, il commence à soupirer un peu – le peuple.
D'autant que, pendant ce temps, les messieurs-dames de la télé, de la radio et des journaux lui expliquent qu'il est très con, très laid, très puant. Et que, chaque matin que Dieu fait, il devrait plutôt remercier le Ciel de tous ces frères angéliques et dégoulinants de paix qu'on lui envoie et qui lui prouvent qu'il est en effet très con, très laid et très puant.
Et c'est bien là qu'on voit que le peuple est effectivement très con, très laid et très puant : il renâcle à l'admettre, alors que ça saute aux yeux de tout le monde. Il ne va même pas en vacances en Inde, le peuple, il semble ne pas du tout s'intéresser à ces enfants et ces femmes dont les grands yeux sont toujours souriants et innocents. Il ne va pas non plus faire de l'ethnologie chez le sous-commandant Marcos et – pis encore – il ne lui viendrait même pas à l'idée de déclarer que mi casa es tu casa au premier clampin touristique débarqué de l'autre bout du monde pour se faire des chaleurs à peu de frais.
Trop con, ce peuple. Finalement, on fait bien de nous en faire venir d'autres.
Je vous ressers une petite coupe de Zinoviev ?
« La société soviétique produit en permanence une altération délibérée de la réalité qui transforme des mensonges flagrants en vérités incontestables. L'un des élèves de notre détachement possédait tous les défauts possibles d'un soldat : il était mouchard, froussard et flagorneur. (...) Selon le programme, nous devions effectuer plusieurs sauts en parachute. À peine avait-il mis les pieds dans l'avion qui devait, pour la première fois, nous larguer, qu'il vomit de peur et fit dans son pantalon. Quand vint son tour de sauter et qu'on le poussa hors de l'avion, il eut un infarctus. Ce fut un cadavre qu'on ramassa. Le bruit qu'un aviateur était mort se répandit en ville et notre direction décida de faire de ses funérailles l'occasion d'un travail éducatif. Le journal publia un portrait de lui accompagné d'un article qui le dépeignait comme un ardent patriote et un des meilleurs élèves pour la formation militaire et l'éducation politique. On ajoutait qu'il était mort en héros au cours d'une mission. Lors des obsèques, les camarades de section de l'ardent patriote qui avait héroïquement fait dans son froc ouvraient le cortège. Nous portions un calicot avec, en grosses lettres, cette citation tirée du Chant du pétrel de Maxime Gorki : « Nous rendons gloire à la folie des braves ! » Ce fut ainsi qu'un froussard entra au panthéon de l'école comme modèle d'héroïsme. J'avoue que ce calicot était de mon invention et que tous ceux qui assistèrent à sa fabrication ne purent s'empêcher de rire aux larmes. » (Confession d'un homme en trop, Folio, p. 245.)
J'aurais pu tout aussi bien vous faire profiter du passage où Zinoviev raconte comment l'un de ses “camarades” n'a pas hésité à venir lui emprunter plume et papier afin d'écrire une dénonciation – laquelle n'avait d'autre objet que lui-même, Zinoviev. Le délateur a ensuite commis la sottise de laisser traîner son brouillon, et c'est ainsi que le dénoncé sut à quoi s'en tenir. Je vous donne la fin du paragraphe, que je trouve d'une profonde cocasserie et très zinovéen dans son esprit :
« Le responsable de la Section spéciale me convoqua. C'était un tout jeune lieutenant-chef, fraîchement émoulu de l'école des “organes”. Comme je connaissais le dénonciateur et le contenu de la dénonciation, je me sentais plein d'assurance et l'humeur joyeuse. Je dis tout de go au Spécial que le travail de ses informateurs était mauvais et qu'ils lui fournissaient de mauvais renseignements. Je lui citai “mon” mouchard en exemple, ce qui le désarçonna complètement. Je lui précisai aussi que les “organes” m'avaient confié une mission particulière. Après l'entretien, ce lieutenant me témoigna un grand respect et me fit même dispenser de corvées. Je lui demandai de ne pas poursuivre dans cette voie pour éviter de me faire “démasquer”. » (P. 248.)
Voilà, ce sera tout pour aujourd'hui.
La Drôle de Guerre d'Alexandre Zinoviev
« Aussi décidai-je d'enfreindre mes règles de prudence et, dans une lettre à ma mère, j'écrivis : « L'ennemi, saisi de panique, fuit à nos trousses. » La censure militaire examinait le courrier selon un choix arbitraire. Le hasard tomba sur moi. L'instructeur politique me convoqua et me demanda de lui expliquer la phrase. Je lui dis que l'ennemi était effectivement saisi de panique, mais que des considérations stratégiques guidaient notre retraite. Il me rétorqua que c'était justement ce qu'il fallait écrire sans chercher midi à quatorze heures et me reprocha d'avoir un bien mauvais style pour un étudiant ! Je ne me donnai même pas la peine de refaire ma lettre. Elle ne fut pas examinée une seconde fois et arriva à destination. Ma mère la garda longtemps. »
Alexandre Zinoviev, Confessions d'un homme en trop, Folio, p. 234-235.
Mes quelques lecteurs vont peut-être commencer à trouver mauvais que je me contente de recopier ici des extraits de mes lectures plutôt que de faire l'effort de billets originaux. À cela je répondrai que lorsqu'on a rien à dire, le mieux est encore de céder la parole à ceux qui ont.
D'autre part, dans une note de bas de page de ce même livre – qui est une sorte d'autobiographie –, Alexandre Zinoviev précise très clairement que, pour lui, le mot stalinisme ne désigne nullement une certaine période de l'histoire de la Russie, et encore moins une perversion du communisme, mais exprime au contraire l'essence de ce même communisme.
Mais on viendra probablement me dire que Zinoviev était aveuglé par sa haine soviétophobe...
mercredi 18 août 2010
C'est elle qui m'a dévoilé le truc, Nefisa-ma-nièce, quand elle est elle est venue à la maison. Elle a été parfaitement abrupte : « Tonton, à chaque fois que tu termines un Brigade mondaine, tu rentres dans le lard d'un blogueur ou d'une blogueuse. » Je ne m'étais jamais rendu compte de cela. Du reste, il est possible que ce ne soit pas vrai : après tout, ma nièce est encore une petite fille (plus intelligente que la plupart d'entre vous, et même d'une seule main, mais enfin plus jeune). Néanmoins, elle a trouvé cela : dès que son oncle termine un bouquin, il rentre dans le lard d'un connard ou d'une connasse – plus souvent d'une connasse, si j'en juge par moi-même. Mais Nefisa se trompe parfois, il m'arrive de me foutre absolument de toutes ces choses.
Là, par exemple, je serais censé m'énerver contre la grosse Irène Delse. (Je ne se sais pas si elle est grosse, en plus je m'en fous, c'est juste histoire de dire.) Parce que la grosse en question a décidé de me sortir du formol. On ne sait pas trop pourquoi, mais elle a décidé que Didier Goux va être son ennemi personnel. C'est faux, évidemment : tout le monde se fout de Mme Delse. Mais elle a décidé que je devais être une immonde raclure raciste, elle y tient, elle le veut, je dois évidemment être raciste, puisqu'elle-même est une sorte de libellule progressiste, laquelle me reproche d'avoir une vision binaire du monde.
Moi, je me souviens, il y a quelques semaines, cette même grosse idiote, elle disait... elle disait quoi ? Ceci : elle vit dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Et elle elle n'a jamais vu ces hordes de musulmans s'agenouiller dans les les rues Machin et Trucmuche.
Non, non, la Delse, elle ne les a jamais vus, les muzz, jamais, elle avait tout le temps les yeux tournés vers ailleurs. D'ailleurs, elle s'en fout. Quoi ? ses enfants ? Ouarf ! Ils ne les verront pas non plus, on nes a éduqués pour ça. À moins que...
T'as vu, Nef : je peux quand je veux être très méchant, très mesquin, très tout ça, comme tu dis. Et surtout, même sans BM, n'en avoir rien à foutre de ces retraitées mollassonnes, presque mortes, ces grosses merdes dont tu n'as pas idée, ces bonnes femmes de ma génération qui savent très bien que personne ne les regarde ni les écoute, et qui, du coup, s'évadent du côté de... de quoi ? Ah si : ces crétins en treillis, sud-américains, les sous-commandant Machin.
lundi 16 août 2010
Que M. & Mme Propre veuillent bien aller se faire foutre
« Les préposés à l’édification du genre humain, les clercs, les vrais, religieux ou laïcs ayant considérablement failli et perdu, au moins pour quelque temps, toute crédibilité, la voie est libre pour que les moralistes amateurs, aventuriers de la pensée et charlatans de l’éthique essaient de nous fourguer des remèdes-miracles contre la propension humaine à préférer le mal au bien.
Le droit du sol n’est pas une loi
« Voilà qui lève les derniers scrupules qui me retenaient jusque-là de mêler ma voix fluette à ce concert. Je ne trancherai pas la question de savoir qui du peuple ou de BHL a raison sur la question de savoir s’il est convenable ou non de retirer la nationalité française aux naturalisés polygames ou tueurs de flics. (...) Cependant, les pourfendeurs du Sarkozy de Grenoble prétendent, pour lui faire honte, que le « droit du sol » qui régit depuis le milieu du XIXe siècle notre code de la nationalité est un héritage de la grande générosité des révolutionnaires de 1789 acceptant d’accueillir en France les victimes de la tyrannie et les amants de la liberté. Ce serait donc une composante éthique de la version française de la démocratie. Le remettre en cause serait donc, selon eux, porter un coup mortel à un héritage sacré. Foutaises ! L’octroi de la citoyenneté de la République au baron prussien Jean-Baptiste, dit Anacharsis Cloots, « orateur du genre humain », en 1792 est un fait aussi remarquable qu’isolé. La France de la Révolution, puis de l’Empire était suffisamment peuplée pour que l’État puisse se fournir sur place en chair à canon, et si cela ne suffisait pas, on préférait embaucher des mercenaires que de créer des citoyens.
« Napoléon 1er le fit passer à la trappe avec le calendrier républicain et le culte de l’Être suprême. C’est dans une visée purement utilitariste que le Second Empire en 1859 et la IIIe République en 1889 réintroduisent et amplifient le jus soli dans notre Code civil : il s’agissait de compenser le déclin démographique français par l’inclusion dans la communauté nationale d’une nouvelle force de travail, puis de potentiels soldats, en vue de la revanche contre la Prusse.
« Le peuple, dont la xénophobie plus ou moins virulente est une constante jamais démentie, accueillit chaque vague d’immigration avec une malveillance aujourd’hui bien documentée. Cette hostilité s’estompait à mesure que ces nouveaux Français se fondaient dans la masse par un phénomène aujourd’hui cloué au pilori : l’assimilation. (...) »
L'intégralité du texte de Luc Rosenzweig est à lire ici.
dimanche 15 août 2010
De la neige en été et des machines à rien faire
Puis, en y réfléchissant un peu – et en trempant mon pain dans la sauce, comme je sais qu'on ne doit pas faire –, je me suis avisé que ce n'était pas plus stupide non plus que le ski lui-même. Qu'une marche supplémentaire avait simplement été montée (ou descendue, ça dépend de la position de l'observateur), mais que de saut qualitatif il n'y avait point.
Parce qu'enfin, le ski a bien été inventé pour pouvoir se déplacer malgré la neige, non ? Il s'agit d'un ustensile utilitaire, conçu pour que la vie quotidienne et laborieuse continue d'être possible en dépit des éléments contraires, ou me gouré-je ? À partir du moment où les humains ont éprouvé le besoin d'aller à la rencontre de la neige à seule fin de pouvoir utiliser les skis acquis à grands frais et dont ils n'auraient jamais eu l'utilité autrement, là il y a eu saut qualitatif : celui qui permet de passer de l'homme au touriste, du vivant au vacancier. Mais ensuite, il n'y a plus la moindre solution de continuité entre Festivus qui allait à la neige, ses skis sur l'épaule, et Festivus Festivus qui fait venir la neige à lui, ses skis sur l'épaule – c'est le même homme (?) à deux stades successifs de la maladie qui s'apprête à l'emporter.
On devrait pouvoir mener à bien la même démonstration avec des patins à glace, mais je manque un peu de temps : il faut que j'aille finir la montagnette que j'ai érigée dans le jardin afin d'étrenner mon piolet et mes petits chaussons d'escalade.
Le mystère des patates à cul nu
- Une bombine d'Ardèche, m'a-t-il été répondu, avec cette précision inquiétante : j'en ai jamais fait, je teste... »
Une fois à table, il s'est avéré qu'il s'agissait de pommes de terre découpées, à quoi s'ajoutaient des oignons émincés et du bouillon de poulet (innovation de l'Irremplaçable pour remplacer l'eau de la recette), plus quelques olives vertes afin de faire plaisir à ces pédés d'Ardéchois qui n'en produisent même pas si ça se trouve.
« C'est pas présentable, mais c'est bon... », m'avertit la cuisinière d'un ton vaguement menaçant, après avoir goûté. Je teste aussi, du bout de la fourchette, et miracle : cette bombine (mais quel nom à la con, je vous jure...), ça ressemblerait bien aux patates à cul nu que j'ai mangées durant toute mon enfance. Mais il manquait quelque chose... J'ai alors accompli un geste oublié depuis au moins trente ans : j'ai empoigné ma fourchette à pleine main gauche, et j'ai écrasé les pommes de terre dans l'assiette. Puis, j'ai goûté à nouveau. C'était des patates à cul nu. En plein.
« Catherine, j'ai huit ans et demi... ai-je soupiré, de la voix expirante du vieux con au bord de l'orgasme gustatif.
– Ça tombe bien, tu en as également la coupe de cheveux... », m'a-t-elle rétorqué avec l'esprit d'à propos qui la caractérise parfois.
Et, en effet, une heure plus tôt, j'étais passé sous sa tondeuse (qui sera l'objet d'un billet ultérieur : essayez de m'y faire penser) et m'en étais tiré avec la tête rasibus d'un petit Didier de huit ou neuf ans – mais sans le sourire confiant face à l'existence que celui-ci a sur les diapositives.
J'étais bien content de mes patates à cul nu, et j'ai tout fini mon assiette.
samedi 14 août 2010
La peur de la vérité
Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, L'Âge d'Homme, p. 251-252.)
Le titre et l'illustration sont de Zinoviev.
jeudi 12 août 2010
Puisque c'est comme ça, je retiens ma respiration
Un nombre excessif d'imbéciles lisant désormais ce blog, celui-ci s'autodétruira sous peu.
Que les amis et connaissances qui souhaiteraient poursuivre ces inutiles lectures m'envoient un courriel pour connaître la nouvelle adresse du lieu de perdition.
Tchuss!
Enfin c'est dommage, parce que j'aimais beaucoup le blog d'Eisangélie.
mercredi 11 août 2010
Ah ! la douce négation du fondement des choses...
« Ils ne comprennent pas, pensa le Bavard, même lorsqu'ils voient les choses de leurs propres yeux. S'ils les voient, ils reconnaissent le fait observé, mais ils nient le fondement des choses qui leur paraît insensé et donc inexistant. Et c'est pourquoi ils nous accusent personnellement, tout en éprouvant un sentiment de supériorité. »
Zinoviev parle là des Occidentaux, communistes ou “compagnons de route”, visitant l'URSS en état de démence idéologique avancée. Mais il me semble que l'on pourrait dire très exactement la même chose, aujourd'hui, de tous ceux que d'ordinaire je qualifie d'aveugles, à propos des transferts massifs de populations dont l'Europe s'apprête probablement à crever – mais c'est une autre histoire. Je me suis souvent demandé, publiquement, si au fond ce n'était pas moi qui étais monomaniaque ou fou, car il me semblait tout bonnement impossible que les autres ne voient pas ce qui me saute chaque jour davantage à la figure. L'explication de Zinoviev semble bien répondre à cette interrogation en la supprimant : ils reconnaissent le fait observé, mais ils nient le fondement des choses qui leur paraît insensé et donc inexistant. En bref, le nerf optique fonctionne parfaitement, les centres de réception font également très bien leur boulot, mais ensuite le haut-commandement classifie les informations, les barre d'un top secret inviolable, pour non-conformité avec la ligne directrice du parti.
Le piquant de l'affaire est peut-être que ces “négateurs du fondement des choses” sont exactement les mêmes (ou leurs petits-fils idéologiques, ce qui revient au même) que ceux qui revenaient éblouis de Moscou, le trajet de retour leur ayant suffi pour remplacer ce qu'ils venaient de voir par ce qu'ils pensaient avant leur départ de Paris. Et il y aurait, dans cette coïncidence de la bêtise dogmatique, le ressort d'une irrésistible bouffonnerie, si l'époque pouvait encore sécréter un Zinoviev – ce qu'elle fera peut-être, mais il faudrait qu'elle se dépêche un peu.
mardi 10 août 2010
Les juilettistes m'ont beaucoup déçu
Cette année, hélas, le ciel ayant été odieusement bleu et le temps cyniquement sec, jusque sur la façade atlantique et les côtes de la Manche, même cette consolation fielleuse m'a été refusée. À mes mornes pages d'écriture journalières est venue chaque soir s'ajouter la certitude attristante que ma petite famille fictive venait de vivre dans le même temps des heures en tous points merveilleuses sur la plage de Berck. Pour remonter le moral de l'Irremplaçable, j'ai bien tenté d'imaginer ma Priscilla, désormais adolescente, s'échappant nuitamment de la tente familiale pour aller se faire engrosser au Macumba par une caillera, parachutée depuis son 9-3 natal grâce à je ne sais quel impôt citoyen, mais ce De consolatione n'a pas fonctionné plus de deux ou trois jours, malgré mes efforts de péripéties annexes – n'est pas Boèce qui veut. C'est pourquoi quelque chose s'est brisé, entre les juilletistes et moi.
Grâce au ciel, nous ne sommes que le dix du mois d'août, et voilà déjà une semaine qu'il pleut, vente et presque gèle sur nos belles plages septentrionales. Si bien que je vais je crois m'intéresser d'un peu près à Paméla & Jérémy, qui me semblent de plus en plus prometteurs.
lundi 9 août 2010
Un antidote à l'avenir radieux
Je trouve la drôlerie bouffonne de ce livre tout à fait irrésistible – irrésistible et effrayante. Avec un sérieux d'airain, Zinoviev feint de ne pas avoir conscience de ce que ses textes peuvent avoir de comique, et c'est en grande partie pour cela qu'ils le sont. Il y a aussi un vrai plaisir à perdre pied au milieu de ses raisonnements imperturbables, et à deviner qu'il rit sous son masque de comédien grec – mais sans en être tout à fait sûr. Il y a évidemment une accointance étroite (et qui serait à préciser, à approfondir) entre ces Hauteurs béantes et Le Maître et Marguerite. Sans doute à chercher du côté de la bouffonnerie justement, de l'exagération, de la caricature comme seuls moyens pertinents pour exprimer cette aberration ubuesque que fut le communisme “en actes”.
dimanche 8 août 2010
En vérité je vous le dis : vos miroirs vont finir par se lasser
De leur côté, les fameux musulmans “modérés” d'Europe ne sont pas plus bruyants dans l'expression de leur indignation face à ce massacre. Devaient tous être à la plage aussi, probablement.
Qu'un braqueur surarmé et défourailleur se fasse descendre par la police, et voilà ceux-ci qui entrent en insurrection et ceux-là qui hurlent au pouvoir fasciste. Mais huit chrétiens exécutés par balles, la belle affaire. D'abord, est-ce qu'il n'y avait pas un peu de provocation chez ces gens ? Est-ce qu'on se pointe en Afghanistan avec une Bible dans la poche ? Hein ? Ils l'auraient bien un peu cherché, tout de même. Et puis, faudrait pas oublier les Croisades, la colonisation, l'exclusion, les multinationales prédatrices, le racisme, les murs de la honte, le sionisme mondial et le poisson pas frais. Courbe-toi, fier Sicambre ! et accepte de payer le prix de vingt siècles d'oppression occidentale : nous n'expierons jamais assez face à ces damnés de la terre, à ces figures christiques à turban.
Enfin, qui nous dit que que ces retors, probablement en cheville avec l'Opus Dei, n'ont pas sciemment cherché le martyre, dans le seul but de détourner notre attention des vrais problèmes, des authentiques scandales, à savoir la question des retraites et l'affaire Bettencourt ?
C'est toujours très intéressant à observer, les poussées d'indignation sélective des modernœuds. Parce que ça bavarde énormément, l'indignation sélective. Ça dit beaucoup sur celui qui s'y abandonne, et pas forcément ce qu'il souhaiterait qu'on sache à son propos. Ils peuvent toujours se trouver beaux dans le miroir, mais c'est une glace sans tain et nous sommes derrière ; à contempler leur vrai visage en direct.
vendredi 6 août 2010
Boulat et Alexandre sur un canapé brun
Bref, effoiré sur mon canapé de hall, j'en étais à me demander ce que j'allais bien pouvoir écouter en poursuivant la lecture du Premier Cercle, et qui me changerait un peu du Chostakovitch de ces derniers jours, lorsque je me suis souvenu que ce petit boîtier magique disposait d'une “valise” par moi nommée International, laquelle contenait entre autres estrangèretés vocalisées un disque de Boulat Okoudjava. Un Russe en contrepoint d'un autre Russe : ça devait le faire. Eh bien non. Entendre sonner la langue de Nicolas Gogol et de Leonid Brejnev a eu très vite, quelques pages à peine, un effet paradoxal : à le lire en français, évidemment en français, pauvre monoglotte que je suis, Soljénitsyne m'a soudain paru moins russe, ses prisons moins closes et moins centro-asiatiques ses steppes : Boulat et Alexandre étaient en train de me refaire le coup des deux signes moins qui s'annulent dès qu'ils se trouvent ensemble. J'ai tout arrêté et je suis remonté travailler. Mais Boulat restait dans mon oreille...
mardi 3 août 2010
Alexandre Dumas, cet enfant de chœur
« Tout en parlant, Nerjine découvrit la lecture d'Abramson et lui dit :
– J'ai eu l'occasion en prison de relire Monte-Cristo, sans toutefois aller jusqu'au bout. J'ai remarqué que Dumas, malgré ses efforts pour créer une ambiance d'horreur, peint son château d'If comme une prison franchement patriarcale. Sans parler de menus et gracieux détails, comme l'évacuation quotidienne des tinettes, qu'il omet en bon pékin qui ne saurait penser à tout, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi Dantès parvient à s'échapper ? C'est parce que pendant des années il n'y avait pas eu de fouille dans les cellules, alors qu'elles s'imposent une fois par semaine : du coup sa galerie reste inaperçue. Ensuite, ce sont les mêmes matons qui restent de quart alors que, comme la Loubianka nous l'a bien montré, il convient de les relayer toutes les deux heures, afin que chaque surveillant tâche de surprendre l'autre en flagrant délit de négligence. Dans ce château d'If, il se passe des journées entières sans que personne pénètre dans les cellules ou y jette un œil. Pas même de judas aux portes – ce château d'If n'est pas une prison, c'est “mer et loisirs” ! On accepte qu'une casserole de métal traîne dans une cellule et c'est ce qui permet à Dantès de piocher le sol. Enfin on vous coud un mort dans un sac en toute confiance, sans le brûler au fer rouge à la morgue ni le percer d'un coup de baïonnette au poste de garde. Au lieu d'appuyer sur les effets lugubres, Dumas aurait mieux fait d'observer un minimum de méthode. »
Ah, mais c'est que les prisons de Dumas n'ont pas été édifiées au nom du Peuple et pour son plus grand profit, mon cher ! Trêve d'ironie facile, ce décalage dont s'étonne Soljénitsyne, n'importe quel lecteur d'aujourd'hui peut le ressentir à son tour en lisant l'un à la suite de l'autre les Souvenirs de la maison des morts et L'Archipel du Goulag : il trouvera pareillement que le bagne de Dostoïevski devait être bien doux – les tsars étaient des amateurs mâtinés d'humanistes, au fond.
Mais Soljénitsyne lui-même s'est fait prendre dans cette spirale. Après qu'il eut publié Une journée d'Ivan Dénissovitch dans la revue Novy Mir, il reçut de nombreuses lettres de lecteurs. L'un d'eux, après avoir exprimé son admiration, se faisait plus ironique, lui disant en substance : « Mais qu'est-ce que c'est que ce chat qui peut déambuler dans votre camp sans que personne n'ait encore songé à lui faire la peau pour le rôtir et le manger ? » Ce lecteur s'appelait Varlam Chalamov.
Du reste, quelques années plus tard, dans L'Archipel, et malgré leur brouille survenue entretemps, Soljénitsyne rendra hommage à Chalamov, disant que c'est à ce dernier et non à lui-même qu'il aura appartenu de connaître le dernier cercle de l'enfer – dont je parcours donc le premier en ce moment.
Il reste que ce simple passage que j'ai recopié pour vous (on peut déposer ses oboles dans le petit panier en rotin que l'on trouvera près de la sortie) m'a donné aussitôt une irrépressible envie de relire Le Comte de Monte-Cristo, comme je le fais tous les dix ans. Je me suis d'abord dit que ce n'était vraiment pas raisonnable, que ça tournait à l'idée fixe. Et puis, je me suis souvenu que ma découverte de ce roman devait dater de ma quinzième année environ. Par conséquent, étant entré dans ma cinquante-cinquième, le temps d'une cinquième lecture est bel et bien venu.
Et puis, quoi de plus logique, lorsqu'on a parcouru avec des guides d'exception tous les cercles du Royaume des morts, exploré l'infernale comédie du communisme, que de reprendre pied sur la terre en compagnie d'Edmond Dantesque ?