dimanche 11 mars 2012

Tout est illuminé, jusque dans les ténèbres


Il y a un narrateur, mais qui n'a pas tout le temps la parole ; il s'appelle Alex, c'est un Ukrainien de 20 ans n'ayant jamais quitté l'Ukraine et rêvant de l'Amérique et de ses écoles de comptabilité. Il y a un héros, désigné comme tel par le narrateur ; lui aussi a vingt ans, c'est un juif américain d'origine paternelle ukrainienne, qui se nomme Jonathan Safran Foer ; il est venu en Ukraine pour tenter de retrouver la trace d'Augustine, la jeune fille qui a sauvé la vie de son grand-père, le 18 juin 1942, lorsque les nazis ont tué tous les habitants du shtetl de Trachimbrod – ou presque tous : le roman tout entier sinue et se déploie entre les lettres de ce presque.

Le héros a fait appel aux services d'une agence appelée Heritage Touring, spécialisée dans l'aide aux juifs d'origine ukrainienne désireux de retrouver les traces de leur famille massacrée par les Allemands. Son voyage, sa quête, sa remontée aux origine s'effectuera sous la houlette d'Alex, interprète s'exprimant dans un anglais très approximatif, et du grand-père de ce dernier qui fera office de chauffeur bien qu'il se prétende aveugle – il est d'ailleurs accompagné par une chienne censée le guider et réputée folle.

Le texte original de ce roman est évidemment hors de ma portée, mais il me semble que les deux traducteurs français – Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso – ont accompli un petit prodige en traduisant l'anglais bouffonnant d'Alex. Le résultat est en tout cas une réussite en lui-même, sans préjuger de la comparaison. Pour vous en donner une idée, voici la première page de Tout est illuminé :

Légalement, je m'appelle Alexandre Perchov. Mais mes nombreux amis me surnomment tous Alex, version plus flasque à articuler de mon nom légal. Ma mère me surnomme Alexi-arrête-de-me-morfondre !, parce que je suis toujours à la morfondre. Si vous voulez savoir pourquoi je suis toujours à la morfondre, c'est parce que je suis toujours ailleurs avec des amis, à disséminer tant de numéraire, et à accomplir tant de choses qui peuvent morfondre une mère.  Mon père soulait de me surnommer Chapka pour le bonnet de fourrure dont je me chapeaute même pendant les mois d'été. Il cessa de me surnommer ainsi parce que je lui ai demandé de cesser de me surnommer ainsi. Cela m'avait une résonance gamine et je me suis toujours considéré comme très puissant et génératif. Maintenant il me surnomme Alex, comme mes amis, mais il n'est pas de mes amis. J'ai beaucoup de filles, croyez-moi, et toutes me dénomment d'un nom différent. L'une me surnomme Bébé, non que j'en sois un, mais parce qu'elle s'occupe de moi. Une autre me surnomme Toute-la-Nuit. Voulez-vous savoir pourquoi ? J'ai une fille qui me surnomme Numéraire, parce que j'en dissémine tant avec elle. Elle me pourlèche les babines pour cela. J"ai un frère miniature qui me surnomme Alli. Je ne kife guère ce nom mais comme je le kife beaucoup lui, bon, je lui permets de me surnommer Alli. Quant à son nom, c'est Mini-Igor, mais mon père le surnomme L'Empoté, parce qu'il est toujours à se promener contre les choses. Il y a seulement trois jours précédemment qu'il s'est fait l'œil noir, d'une mauvaise gestion d'un mur de brique. Si vous conjecturez comment peut se dénommer ma chienne, c'est Sammy Davis Junior, Junior. Elle se dénomme ainsi parce que Sammy Davis Junior était le chanteur bien-aimé de mon grand-père et que la chienne est à lui, pas à moi, parce que je ne suis pas celui qui se croit aveugle.

Il y a encore Brod, la “très-arrière-grand-mère”, nourrisson sorti des eaux de la rivière dont elle porte le nom, le 18 mars 1791. Il y a le shtetl lui-même, séparé en deux par une ligne jaune – les Juifs d'un côté, les Humains de l'autre… – et la synagogue à cheval sur cette frontière ; comme la ligne se déplace au fil du temps et des événements, la synagogue est en bois et montée sur roues.

Le roman est un puzzle, dont les pièces occupent toutes le même endroit : Nachimbrod, le village fantôme, dont il ne reste qu'une stèle, mais à différents nœuds temporels s'échelonnant entre 1791 et 1997, moment du voyage du héros.  Celui-ci et son interprète se piquent tous deux d'écriture, et ce sont leurs tentatives, tour à tour cocasses ou tragiques, souvent les deux, de donner forme à ce qui n'est plus que nous lisons – ainsi que les lettres irrésistibles qu'Alex écrit à Jonathan après le retour du second aux États-Unis. Chacun des deux adresse à l'autre son livre au fur et à mesure qu'il s'écrit, et amende ce qu'il reçoit en retour, multipliant ainsi les miroirs déjà nombreux.

Les deux grands-pères aussi se rejoignent, le chauffeur aveugle et celui qui mourut quelques semaines après son arrivée sur le sol américain, et c'est le visage figé d'Augustine, sur la vieille photo possédée par le héros, qui les réunit. Mais Augustine existe-t-elle ? Le shtetl de Nachimbrod a-t-il lui-même existé, ou n'est-il rien d'autre que les traces dérisoires qu'a déterrées et conserve dans sa masure celle-qui-n'est-pas-Augustine ?

Les époques tournoient, s'enroulent sur elles-mêmes et s'entrelacent les unes aux autres, les points de vue réfractent la lumière, et tout est irrésistiblement attiré par ce trou noir du 18 juin 1942, lorsqu'un des nombreux Einsatzgruppen de l'armée allemande liquide le shtetl après en avoir massacré les habitants juifs. Tout retourne à la Brod, la rivière dont, 151 ans plus tôt, est sortie la très-arrière-grand-mère. Il demeure des vapeurs d'oubli, et quelques grains de mémoire que, chacun à sa manière, le narrateur et le héros s'efforcent de réunir le long du fil dont ils disposent.

Par moment, l'exubérance et la prolifération narratives de ce roman m'ont fait songer à Tristan Egolf et à son Seigneur des porcheries. Le fait qu'Egolf se soit suicidé à 33 ans n'est peut-être pas étranger à cette association d'idées. 

Jonathan Safran Foer, lui, semble bien vivant à ce jour – et c'est tant mieux.

26 commentaires:

  1. C'est traduit par une moissonneuse-batteuse,non?

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  2. Merci Didier d'avoir remis la "blogroll" en fonction.

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  3. Oh, chic, la blogroll est revenue !

    Je n'ai pas lu Tout est illuminé mais le film, avec Elijah Wood, était fort bien fichu. Si vous mettez la main dessus...

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    1. Tiens, on dirait que je vous ai oubliée, dans cette blogroll ! Je répare, je répare…

      Pour le film, je l'ai vu il y a une semaine ou deux ; c'est même ce qui m'a donné envie d'acheter et de lire le roman. Lequel est infiniment plus riche que le film, comme souvent, bien que ce dernier soit en effet très réjouissant.

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  4. Si le nombre de commentaires signifie quelque chose, j'ai l'impression que ce n'est pas grâce à ce billet que le jeune Foer verra ses ventes grimper en flèche.

    Mais bon : ça repose…

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  5. Cher Didier,

    le jeune Foer a de très bonnes ventes, rassurez-vous : il est même adapté au cinéma en ce moment même ! (Extremly Loud and Incredibly Close.) Je lui trouve aussi quelque chose de touchant, mais également d'irritant, le côté "procédé" certainement, auteur à la mode, aussi. Dans le genre de Tout est illuminé, mais avec des vrais bouts de réalité dedans, avez-vous lu Les Disparus, de Daniel Mendelsohn ?

    (Je suis le benj du commentaire précédent, mais ça, personne ne le sait.)

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    1. Oui j'ai vu (pour la nouvelle adaptation). J'attends ce roman d'un jour à l'autre.

      D'accord avec vous quant aux aspects irritants – peu nombreux – de Tout est illuminé, que j'ai mis sur le compte du jeune âge de l'auteur.

      Je note le nom de votre Mendelsohn…

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    2. Pour le deuxième roman du jeune Foer, il m'étonnerait que vous l'appréciez (mais je peux me planter du tout au tout, je suis coutumier du fait). Certaines qualités subsistent (l'étrangeté du narrateur, principalement), mais les défauts sont décuplés. Cet auteur est indéniablement malin, il a de l'astuce, mais c'est parfois, en littérature, la pire des qualités. (Bon, j'ai l'air comme ça de ne pas l'apprécier, mais j'ai lu tout ses livres malgré tout... Même le dernier, un essai, Faut-il manger les animaux ?, bien moins mauvais que ce titre ne le laissait présager.)

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    3. Que vous l'appréciiez, le sagace lecteur aura rectifié de lui-même...

      À propos de Mendelsohn : le style est bien moins ambitieux, et même tout ce qu'il y a de plus plat, mais bien plus authentique. Il s'agit de sa recherche des survivants du Shtetl de Bolekhov, menée durant de très longues années (presque toute sa vie, en fait), livrée en parallèle à quelques considérations théologico-bibliques qui font tout le sel de l'ouvrage. Vous me direz ce que vous en avez pensé, à l'occasion. (Je peux même vous l'envoyer, si vous insistez... Je vous dois toujours un livre.) Cela dit, entendons-nous bien : il n'a rien d'extraordinaire à proprement parler, mais il résonne d'étrange façon avec le Foer.

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    4. D'une part vous ne me devez rien du tout, cher ami, et d'autre part, ayant vu qu'il ne s'agissait pas d'un roman mais d'un témoignage, je dois dire que cela m'intéresse déjà beaucoup moins (surtout compte tenu des livres qui s'accumulent sur ma table de chevet…).

      Mais merci tout de même.

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    5. Oui, je vous comprends. Ce n'est pas comme si vous ne saviez pas quoi lire ! Oh, jetez-y un oeil distrait si vous le croisez un jour, et commencez par les passages en italiques.

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  6. Surtout que pour ma part, je vais aller l'emprunter à la bibliothèque...

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  7. 1) Oh flûte, la blogroll est revenue !
    Je vais encore avoir mon troquet vidé si je n'affiche pas un nouveau billet tout les jours et personne pour venir me défendre quand un Troll viendra m'attaquer sur mes arrières pendant les périodes creuses.

    2) Léon a probablement raison (étonnamment;) ): sur Amazon on peut feuilleter virtuellement le livre en anglais et comparer.
    Pour ceux qui ça intéresse :

    http://www.amazon.fr/Everything-Is-Illuminated-A-Novel/dp/0060529709/ref=sr_1_8?s=english-books&ie=UTF8&qid=1331544853&sr=1-8#reader_0060529709

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    1. Que voulez-vous dire ? Que ce serait mal traduit ? Pourtant, il me semble que Carasso n'est pas le premier venu, en ce domaine…

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    2. Oui tout à fait. Mon niveau d'anglais est tel que je suis bien incapable de faire une traduction meilleure que celle qui est faite, mais me permet de trouver le style bien plus agréable en VO. Les phrases sont plus courtes, l'humour plus subtil, enfin il me semble.
      Cette traduction est fidèle au fond, mais pas à la forme. (mon dieu que c'est agréable de pinailler^^)


      Légalement, je m'appelle Alexandre Perchov. Mais mes nombreux amis me surnomment tous Alex
      My legal name is Alexander Perchov. But all of my friends dub me Alex.

      Mon père soulait de me surnommer Chapka pour le bonnet de fourrure dont je me chapeaute même pendant les mois d'été.
      Father used to bud me Shapka, for the fur hat I would don even in the summer month.

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    3. Ma chère, inutile de me donner des exemples : je suis hors d'état de les apprécier ! Cela dit, mes commentateurs anglophones se feront leur idée…

      Et puis, il me paraît aller de soi que la traduction ne puisse qu'être inférieure à l'original : c'est bien le moins.

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    4. Didier : vous pouvez mesurer les lignes ;)
      Je voulais prouver que le ton n'était pas le bon... et aussi que les phrases étaient plus courtes^^

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    5. Oui, enfin, dire que l'anglais est plus ramassé que le français, c'est un peu découvrir la lune, non ? Allez donc vérifier la traduction allemande : vous verrez qu'elle est sûrement encore plus longue…

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    6. nein, gand je barle allemand la daille est itentique (bon j'arrête et je sors)

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  8. Hugues Esqulin12 mars 2012 à 18:01

    Un type qui écrit " je ne kife guère ce nom" mérite-t-il le titre de traducteur..?

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    1. Désolé, mais pour traduire "but I don't dig this name very much", c'est à peu près parfait. C'est précisément du langage de clip de rap. En fait, le mot le moins bien choisi ici serait plutôt "guère", mais il rend tout de même correctement la bizarrerie originale (habituellement, on ne "dig" pas very much, on dig, un point c'est tout).

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    2. Kife m'avait gêné aussi, je dois dire. Mais l'explication de Tcheni semble convaincante.

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  9. Et comment ils traduisent " We're in Schindler's lift !" dans Mendelsohn?

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    1. Je ne me souviens plus. C'est en Australie, non ? Et c'est son frère qui pousse cette exclamation il me semble. Il faudrait que je regarde. Mais la meilleure hypothèse est que le jeu de mot soit tout à fait perdu, chose plutôt commune en traduction.

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  10. Il me faut le trouver, alors. Challenge. Ou alors, je tente la lecture en VO. Hm. Va me falloir plusieurs épisodes de BBT pour améliorer ma perception de la langue issue de celle de Shakespeare. Je dis issue car on ne sait pas si c'est de l'anglais.

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