Steve Tesich est un romancier, scénariste et dramaturge serbo-américain ; c'est-à-dire qu'il était tout cela, parce qu'il est mort d'une crise cardiaque, deux ou trois jours après avoir terminé le roman dont il est question ici, en 1996. Je ne sais plus trop par quel biais j'ai pris connaissance de l'existence de ce livre ; peut-être dans le dernier numéro du Magazine littéraire, dont le dossier est consacré à Virginia Woolf, mais ce n'est pas certain. Plutôt que de tenter d'expliquer pourquoi j'ai eu aussitôt envie de le lire, mieux vaut je crois se contenter de recopier deux courts passages du début, pris parmi les pages où le personnage éponyme se présente lui-même – je pense que tout le monde comprendra. Voici le premier :
« Je suis un rouage modeste mais assez opérationnel de l'industrie du cinéma. Je reprends des scénarios écrits par d'autres. Je réécris. Je coupe et je polis. Je coupe ce qui est en trop. Je polis ce qui reste. Je suis un écrivaillon doté d'une plume qui a fini par être considéré comme un talent. (…) Je n'ai jamais rien écrit moi-même. Il y a très, très longtemps, j'ai essayé, mais j'ai abandonné après plusieurs tentatives. Je ne suis peut-être qu'un écrivaillon, mais je sais ce qu'est le talent, et j'ai compris assez vite que je n'en avais pas. Ce ne fut pas une prise de conscience dévastatrice. Plutôt quelque chose de l'ordre d'une confirmation de ce que je soupçonnais depuis le début. (…) Grâce à quelques contacts, je me suis glissé sans douleur dans ce qui était ma véritable vocation qui est de réécrire des scénarios essentiellement écrits par des hommes et des femmes qui n'ont pas davantage de talent que moi. »
Ce premier passage se situe à la page 55. Le second arrive deux pages plus loin :
« Cela dit, la plupart du temps, je travaille sur des scénarios qui sont si mauvais que j'aurais pu les avoir écrits moi-même. De manière générale, mon travail consiste à dégraisser et à ajouter des blagues. Je sais faire. Je me débarrasse des personnages secondaires, des rêves et des flashbacks. Je coupe les scènes dans lesquelles le héros ou l'héroïne va rendre visite à sa mère ou à son prof de lycée préféré. Je me débarrasse des tantes, des oncles, des frères et des sœurs. Je supprime des séquences entières sur l'enfance des personnages et je les laisse à l'écran sans mère, sans père et sans passé d'aucune sorte. Je garde l'œil sur l'histoire, sur l'intrigue, et j'élimine tout et tous ceux qui n'y contribuent pas. Je simplifie la condition humaine des personnages et complexifie le monde dans lequel ils vivent. Il m'arrive de me dire que cette approche a été mise en pratique dans la vraie vie, que des hommes comme Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceaucescu et d'autres ont intégré à leurs projets certaines des techniques que j'utilise pour plier les scénarios. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi. »
J'ajouterai à cela que, au tout début du roman, Doc Karoo est très angoissé par la nouvelle maladie qui le frappe depuis quelques semaines : il a beau boire autant d'alcool qu'il le veut, il ne parvient plus à ressentir le moindre début d'ébriété. Ce qui le conduit, dans les soirées mondaines où il se rend, à mimer la démarche et les propos de l'ivrogne qu'il était, à seule fin de rassurer ses amis et connaissances, qui trouveraient très bizarre qu'il ne fût pas totalement saoul au bout d'une heure.
Le roman fait six cents pages, ce qui, après lecture des soixante premières, constitue une excellente nouvelle.
Je n'ai jamais rien écris moi-même. Il y a très, très longtemps, j'ai essayé, mais j'ai abandonné après plusieurs tentatives. Je ne suis peut-être qu'un écrivaillon, mais je sais ce qu'est le talent, et j'ai compris assez vite que je n'en avais pas.
RépondreSupprimerVous y voyez comme votre auto-portrait ?
À votre avis ?
SupprimerC'est votre modestie qui vous empêche.
SupprimerCe n'est pas affaire de modestie mais de lucidité.
Supprimer...sans tiret !
RépondreSupprimerEuh... dites lui quand même de ne pas mimer les chutes dans l'escalier...
RépondreSupprimer???
SupprimerDébut prometteur en effet. La promesse sera-t-elle tenue sur 600 pages ? Je vous le souhaite ce qui prouverait que le roman de Steve Tesich n'a rien d'autobiographique.
RépondreSupprimerVotre modestie ne serait-elle pas ce qui justement vous empêche d'écrire La Grande Œuvre ? Au fond, qu'importe ? Il y a tant de raisons qui poussent à ne pas écrire et si peu de choses écrites qui en valent la peine...
Tant que vous continuerez de nous réjouir de vos billets et du journal, que demander de plus ?
J'en suis arrivé à la page 350 : promesse tenue pour le moment…
SupprimerCher Didier,
RépondreSupprimeril faut croire que les petits esprits se débrouillent aussi pour se croiser de temps en temps : je viens d'achever la lecture de ce roman lundi ou mardi dernier. Il y a d'excellentes pages, beaucoup d'humour et quelques très belles phrases, en particulier sur ce qui concerne le rapport du narrateur à la vérité. En revanche, je me serais volontiers passé de la dernière partie, ainsi que de quelques artifices, comme ces curieux passages au présent. Enfin, quoi qu'il arrive, saine lecture !
Les passages au présent ne me dérangent nullement. en tout cas moins que les maladresses de traduction : la dame qui s'en est chargée n'hésite pas à écrire "au final", ni à "initier" un scénario. C'est pénible, mais heureusement peu fréquent.
SupprimerJe vous dirai mon sentiment quant à la dernière partie.
Ah ! Vous faites semblant d'être saoul quand vous repartez de la Comète ? Quand vous vous cassez la gueule ou jetez un verre de bière sur le patron ?
RépondreSupprimerEt vous avez fait semblant de faire "virer" le ballon, ce fameux soir à Mantes la Jolie ?
J'admets que la ressemblance n'est pas parfaite, entre Saul Karoo et moi…
SupprimerPas parfaite mais troublante : lors d'une visite médicale, le héros est effaré de constater qu'il pèse désormais 112 kg, qui est mon propre poids d'alerte, celui qui déclenche chez moi un régime sévère. Et, durant la même visite médicale, il est atterré d'apprendre que sa taille a diminué de deux centimètres ; or, il m'est arrivé exactement la même chose lors de mon dernier passage à la médecine du travail : je fais désormais 1,87 mètre au lieu d'1,89…
SupprimerJ'ai cru que vous alliez parler d'un livre écrit avec humour, juste un peu triste-amer, bien éloigné des préoccupations politiques de ce temps (et des autres..) et BLAM, voilà Staline et les dictateurs.
RépondreSupprimerOh, Staline et les autres ne font qu'un petit coucou en passant, avant de disparaître à tout jamais…
SupprimerAllons, pas de fausse modestie, nous savons tous que vous avez du talent pour écrire. Pour écrire quoi, ça c'est à vous de le dire.
RépondreSupprimerJamais entendu parler de cet auteur, mais je vais m'y intéresser.
RépondreSupprimerEn tout cas sa lucidité semble en avoir beaucoup, de talent.
Où peut-être souhaite-il ainsi se faire cajoler et plaindre, le bon gros faux cul, car il sait très bien qu'il a du talent mais il souhaiterait juste qu'on le lui répète tout le temps (pour y croire VRAIMENT? Dans ce cas, je vire le bon gros faux cul et le cajole à mon tour).
Merci Mike pour le tweet !
RépondreSupprimerDidier, une excellente nouvelle, c'est soixante pages, au plus...
Alors? C'est bon jusqu'au bout, ou pas?
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