Les chapitres 45 à 49 de la deuxième partie de Vie et Destin forment en quelque sorte le cœur du cœur du roman essentiel de Vassili Grossman. Ou plutôt – car ici le mot “cœur” résonne de façon incongrue –, ils sont le centre de l'entonnoir, lequel débouche sur un trou noir dont aucune lumière ne peut plus ressortir jamais. Dans l'édition Bouquins, ils occupent les pages 458 à 473. Après quelques hésitations et atermoiements, j'ai décidé de recopier ces chapitres. Comme je connais les habitudes de lecture des blogueurs, je les publierai à raison d'un par matin, durant cinq jours, mais seulement après les avoir tous retranscrits : si vous êtes en train de lire ceci, vous pouvez donc être assuré que nous irons au bout de cette glaçante descente aux enfers…
45
Et voilà, c'était le dernier jour du voyage. Les wagons grincèrent, les freins crissèrent et tout devint silencieux ; puis les verrous claquèrent, les portes s'ouvrirent, des voix crièrent :
– Alle herraus ! (1)
Des gens se mirent à descendre sur le quai encore mouillé de pluie.
Qu'ils semblaient étranges, ces visages familiers, à la lumière du jour ! Les manteaux, les fichus avaient moins changé que les êtres ; les vestes, les robes rappelaient la maison où on les avait mis, les miroirs devant lesquels on les avait ajustés.
En sortant des wagons, ils se serraient les uns contre les autres ; se retrouver ainsi en troupeau avait quelque chose de familier et d'apaisant ; la chaleur familière, l'odeur familière, les yeux et les visages épuisés, la densité de l'énorme foule descendue de quarante-deux wagons à bestiaux.
Deux soldats SS dans leurs longues capotes passèrent sur le quai en faisant sonner sur l'asphalte leurs bottes ferrées. Rêveurs et hautains, ils passèrent sans un regard pour des jeunes Juifs qui sortaient d'un wagon le corps d'une vieille femme dont les cheveux blancs s'étaient répandus sur son blanc visage ; pour un homme-caniche crépu en train de laper à quatre pattes l'eau dans une flaque ; pour une bossue qui avait retroussé sa jupe afin d'arranger l'élastique de sa culotte.
De temps à autre, les deux SS échangeaient quelques mots. Ils se déplaçaient sur le quai comme le soleil se déplace dans le ciel. Le soleil ne surveille pas le vent, les nuages, la tempête ou le bruit des feuilles, mais dans son mouvement régulier, il sait que tout sur terre existe grâce à lui.
Des hommes en combinaisons bleues, coiffés de képis à longues visières et arborant un brassard blanc, pressaient les arrivants en une langue étrange : mélange de russe, d'allemand, de yiddish, de polonais et d'ukrainien.
Les gaillards en bleu ont vite fait d'organiser la foule sur le quai, ils sélectionnent ceux qui ne peuvent plus marcher, ils obligent les plus solides à charger les mourants dans des camions, ils construisent dans ce chaos de mouvements désordonnés une colonne, lui donnent une direction et un sens. La colonne se met en rang par six, et une nouvelle court les rangs : « Les douches, d'abord les douches ! »
Même un Dieu de miséricorde n'aurait pas pu mieux trouver.
– Alors, les Juifs, on va y aller ! crie un homme en képi, le chef de l'équipe de déchargement.
Les hommes et les femmes ramassent leurs sacs, les enfants s'agrippent aux jupes des mères et aux vestons des pères.
« Les douches… les douches… », ces mots ont un pouvoir hypnotique sur les consciences.
Le solide gaillard à képi a quelque chose de familier, d'attirant, il semble proche de ce pauvre monde, pas comme ceux-là en capotes grises, avec leurs casques. Une vieille caresse du bout des doigts, avec une délicatesse religieuse, la manche de sa combinaison et demande :
– Ir sind a yid, a Litvek, mein kind ? (2)
– Oui, mémé, bien sûr.
Et soudain, unissant dans une seule phrase les langues des deux armées ennemies, il cria d'une voix rauque mais forte :
– Die Kolonne marsch ! Chagome march ! (3)
Le quai est vide, les hommes en combinaison bleue balaient des chiffons, des bouts de bandage, une chaussure abandonnée, un cube en bois qu'un enfant a laissé tomber, ils referment avec fracas les portes des wagons. Le convoi démarre, il va être désinfecté.
Ayant terminé son travail, le Kommando regagne le camp par le portail de service. Les convois de l'Est sont les pires. C'est là qu'il y a le plus de morts, de malades : on peut attraper des poux, les wagons puent.
On ne trouve pas dans ces convois, à la différence de ceux qui viennent de Hongrie ou de Hollande, un flacon de parfum, un paquet de cacao ou une boîte de lait concentré.
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(1) « Tout le monde dehors ! »
(2) « Es-tu juif ou lituanien, mon enfant ? » (en yiddish).
(3) « Colonne, en avant ! Marchez au pas ! »