Un certain matin de juillet, en l'année 1054, un astrologue chinois, Yang Wei-T'e, remarqua dans le ciel l'apparition d'un astre extraordinaire : précédant le Soleil de quelques minutes, l'étoile inconnue s'éleva au-dessus de l'horizon, beaucoup plus brillante que toute étoile jamais observée, et même que Vénus. Yang la baptisa illico Étoile invitée. La nouvelle venue resta apparente – y compris en plein jour – durant 23 jours, puis encore deux ans mais seulement de nuit ; après quoi, elle disparut. Sans bien entendu le savoir, ce brave astrologue extrême-oriental avait assisté à l'explosion d'une supernova, dont l'éclat équivalait à celui de 250 millions de soleils. Il ne fut d'ailleurs pas le seul à noter le phénomène, puisqu'on en retrouve des traces dans d'autres chroniques astrologiques, chinoises mais aussi japonaises.
En revanche, en Occident, rien. Pas la moindre trace de l'étoile invitée que, pourtant, les astrologues européens n'avaient pu manquer de repérer. Pourquoi un tel mutisme ? Étaient-ils tous devenus aveugles en même temps ? D'une certaine manière oui. L'Occident vivait alors sous un paradigme aristotélicien intangible, lequel affirmait que les cieux étaient immuables, et les étoiles accrochées à une “sphère des fixes” (les Orientaux d'alors, eux, admettaient les changements célestes). Par conséquent, une anomalie telle que cette invitée surprise étant à la lettre impensable, les astrologues de chez nous ne l'ont effectivement pas vue ; ou, s'ils l'ont vue, se sont empressés de se persuader qu'ils avaient été victimes d'une illusion de leurs sens ; et se sont bien gardés d'en faire état par écrit.
Ce n'est qu'en 1731 que John Bevis, un astronome amateur anglais, découvrit une nébuleuse dans la constellation du Taureau, laquelle fut ensuite baptisée nébuleuse du Crabe : il s'agissait bien du résidu gazeux engendré par l'explosion de la supernova immédiatement repérée par les astrologues orientaux, ainsi que l'établit avec certitude Edwin Hubble en 1928. (Immédiatement est une façon de parler : la nébuleuse du Crabe étant située à environ 6500 années-lumière de nous, l'explosion avait en réalité eu lieu vers 5400 avant Jésus-Christ.)
Il va de soi, je pense, que je n'ai raconté cette histoire qu'à seule fin d'inciter mes aimables commentateurs à en appliquer le principe, non seulement à d'autres domaines scientifiques que l'astronomie, mais également à des champs n'ayant rien à voir avec la science – la sociologie par exemple.. Au fond, cette cécité volontaire des astronomes médiévaux ne fait rien d'autre qu'illustrer la phrase de Proust, disant en substance que la raison n'a aucun pouvoir dans le monde où évoluent nos croyances, que ce n'est pas elle qui les a créées et qu'elle est tout autant incapable de les détruire. Ou bien, encore plus simplement, le diction populaire qui prétend que « il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».
La “preuve” a contrario de ce phénomène existe, elle aussi fournie par l'observation du ciel. Le 11 novembre 1572, l'astronome danois Tycho Brahé repéra une étoile nouvelle dans la constellation de Cassiopée, qui resta durant plusieurs jours plus brillante que Vénus elle-même. Il s'agissait également de l'explosion d'une supernova ; sauf que, cette fois, tout occidental qu'il était, Tycho Brahé, soutenu par le roi du Danemark, se mit à étudier scientifiquement sa découverte, au lieu de la passer par profits et pertes comme ses devanciers de l'an mil. Pourquoi ? Parce que le paradigme aristotélicien (on pourrait dire aussi : ptoléméen) commençait à se fissurer et à prendre eau de toutes parts (Galilée et Kepler ne sont plus bien loin…) et qu'il devenait pensable de passer outre. L'œil était alors en pleine conquête de la permission de voir.
(Je comptais, au départ, poursuivre ce billet en développant un peu cette notion de “paradigme” à laquelle j'ai fait rapidement allusion, parce qu'elle me semble avoir une grande importance pour le monde actuel, et pas seulement dans le domaine des sciences. Mais cela le mettrait beaucoup trop long, si tant est qu'il ne le soit pas déjà. J'y reviendrai donc un de ces jours prochains. Sans doute…)