Il est un point dans Solstice, le dernier panneau du triptyque de François Taillandier, vers lequel convergent les lignes de force du premier volume (L'Écriture du monde) et du second (La Croix et le Croissant) pour s'y rejoindre et s'y fondre en une sorte d'élan vers l'inconnu, ou comme une promesse des siècles futurs. Il se situe au milieu de la deuxième partie (Renovatio imperii) et occupe les pages 83 à 86 de l'édition originale de Stock. Nous sommes au monastère de Seligenstadt, “année 830 du Christ”. Toute cette partie est une évocation de l'empereur défunt, censée être écrite par Éginhard, l'auteur véritable d'une Vie de Charlemagne dont on lira avec profit l'édition bilingue qu'en ont rééditée les Belles Lettres récemment. Dans les quatre pages qui m'intéressent maintenant, Éginhard se souvient de son maître, Alcuin et le fait parler. Nous sommes donc, là, devant ce qu'on a coutume d'appeler une “mise en abyme” : Taillandier prête vie et verbe à Éginhard, qui fait parler Alcuin, qui ressuscite et convoque d'anciens illustres personnages… lesquels ont été évoqués et animés par Taillandier dans les deux volumes précédents.
Le récit qu'Alcuin faisait au jeune Éginhard (dont le surnom affectueux est Nardulus), et dont celui-ci se souvient quelque quarante ans plus tard, au moment où il va se mettre à écrire sa Vita Karoli, ce récit tourne autour de ce que le théologien anglais appelle : la conjuration du livre. Il la fait commencer, cette conjuration, 300 ans plus tôt, sous le règne de Théodoric, au moment où, après le meurtre de Boèce, Cassiodore se retire dans ses terres du sud de l'Italie pour y constituer une bibliothèque d'environ cinq mille ouvrages, parce qu'il pressent que, dans les temps qui ont commencé, il est primordial de sauver ce qui peut l'être de la science et de la connaissance accumulées par les hommes : c'est là le thème central de L'Écriture du monde.
Alcuin poursuit son récit (relayé par Éginhard relayé par Taillandier…) en évoquant la mission que l'évêque de Rome, Grégoire (qui sera ensuite dit : le Grand), confie à Léandre, l'évêque de Séville banni de son pays : se rendre à Scylacium, pour sauver ce qui peut encore l'être des milliers de livres patiemment copiés, compilés, par la centaine de moines réunis autour de Cassiodore dans son domaine. Léandre s'exécute, et c'est une partie de ce qui est raconté dans La Croix et le Croissant ; où il est aussi précisé que l'Espagnol rapportera une partie de ces livres à Séville, à l'intention de son jeune frère, passionné de lecture et de connaissance. Ce cadet, qui deviendra à son tour évêque, c'est Isidore de Séville, l'auteur entre autres des Étymologies, tentative de rendre compte, en une vingtaine de livres, de la totalité du savoir accumulé depuis l'Antiquité. Toujours ranimé par le souvenir d'Éginhard, Alcuin poursuit son évocation des “conjurés du livre” qui, venant de Cassiodore puis d'Isidore, ont mené jusqu'à lui, en passant par Bède dit le Vénérable, sautant d'un pays à l'autre, franchissant mers et océans, au gré des convulsions de l'histoire. Et Alcuin conclut ainsi :
« Comprends-tu ce que je veux te dire ? Tous ces hommes ont connu les grands chemins, les ports et les bateaux, le risque des brigands et celui des tempêtes. Tu as parfois examiné l'activité des fourmis à l'entour de leurs citadelles ? Elles courent en tous sens, elles forment des colonnes, et si tu les regardes bien, tu t'aperçois que ce mouvement, qui paraît de prime abord désordonné, est en réalité réglé par la volonté commune qui les anime, et dont nous ignorons le principe, comme nous ignorons quels signes elles peuvent bien se donner entre elles… Eh bien, tous ces hommes dont je te parle ont agi de façon semblable à la surface de la terre. Au fil du temps et de leurs voyages, en Italie, en Espagne, dans les Gaules, dans l'île qui est ma patrie, ils se sont transmis les œuvres, les pensées, les connaissances. Et de la même façon que les fourmis, si tu déranges de ton bâton ou de ton pied l'ordonnancement de leur domaine, s'empressent aussitôt de le réorganiser et reconstruire, de la même façon, indifférents aux tyrannies, aux guerres, aux batailles, aux destructions, ces hommes souvent obscurs, ou connus seulement des autres conjurés, ont inlassablement repris et continué l'œuvre commune. De Cassiodore à toi, Nardulus, le fil ne s'est jamais rompu. Nous ne sommes pas nombreux, mais le fil ne s'est jamais rompu. Nous nous tenons la main, au fil du temps… Tels sont les conjurés du livre. »
Et quand Alcuin se tait, que se clôt le chapitre, on a l'impression que, tels les peintres des siècles, François Taillandier vient de lui-même se représenter, humblement mais avec tout de même un léger pétillement du regard, dans un petit coin de sa propre fresque.