En dehors de la paella valencienne – laquelle, contrairement à ce qu'un vain peuple pense, doit être vierge de tout produit de la mer –, des glorieuses et théâtrales mises à mort de taureaux, du flamenco andalou et de l'art de rejeter les envahisseurs arabes à la mer, l'Espagne s'est fait une spécialité moins connue, celle des écrivains manchots. Le plus illustre est bien évidemment Miguel de Cervantès Saavedra, surnommé “le manchot de Lépante” ; mais il faut bien reconnaître que l'appellation frise le mensonger, puisque, à la bataille en question (où, là encore, il s'agissait de coller la pâtée aux mahométans), il ne perdit que l'usage de sa main gauche.
Ramón del Valle-Inclán, en revanche, était un manchot tout ce qu'il y a de plus sortable. C'est en 1899, à Madrid, lors d'une rixe de pochetrons avec un autre écrivain, qu'il fut blessé, puis gangrené et finalement amputé du bras gauche. C'est donc de la main droite, suppose-t-on, qu'un quart de siècle plus tard il écrivit ce qui demeure dans l'histoire des lettres espagnoles comme le coup d'envoi d'un fructueux courant de la littérature sud-américaine : celui des portraits de dictateurs sanguinaires et comiques ; courant qui, ensuite, donnera naissance à des romans aussi inégalement savoureux que Monsieur le président d'Asturias, L'Automne du patriarche de Márquez, La Fête au bouc de Vargas Llosa ou encore le somptueux Recours de la méthode de Carpentier – et il est probable que j'en oublie. Le roman de Valle-Inclán s'intitule quant à lui Tirano Banderas. Il est construit en chapitres très courts, distribués en sept parties, elles-mêmes divisées en trois “livres” (sauf la quatrième qui en comporte sept) ; le tout ne représente que deux cent cinquante pages en format “poche”. Cette fragmentation extrême donne un rythme très vif aux différentes scènes et accentue le côté grimaçant des portraits qui sont donnés, à commencer par celui de Santos Banderas, le tyran du titre : on se trouve devant une sorte de farandole d'épouvantails, animée par une langue vivement colorée et à l'ironie cinglante, pour ne pas dire cruelle. C'est Guignol, Gnafron et le gendarme, mais qui termineraient chaque représentation en sang, par suite des édits capricieux et des brutales disgrâces de leur caudillo tropical.
À propos de caudillo, on notera que, s'étant avisé de mourir en janvier 1936, Valle-Inclán aura eu la chance d'échapper à tout le barnum ibérique de cette année-là. Un homme sage.
Et voilà encore un de ces écrivains ibériques dont nous parlions lors d'un précédent billet et dont le charme baroque saura sans doute toucher les amateurs.
RépondreSupprimerVous êtes un saint, Maître Goux, pour aller jusqu'à lire in extenso ces obscurs mais néanmoins pittoresques auteurs et à nous en proposer un petit résumé...
Mais ils ne sont pas obscurs du tout ! En tout cas, pas pour les Espagnols…
SupprimerJ'ai cru que j'avais posté un commentaire, je crois même qu'il s'agissait de doigts qui abrègent la pensée, mais j'ai dû le rêver !
RépondreSupprimerOu peut-être qu'un esprit malicieux l'a expédié dans les limbes, afin de préserver la paix et l'harmonie qui règnent en ce cénacle…
SupprimerAu risque que harmonie rime avec ennui ? Je me demande ce que Léautaud en aurait dit ? Il est vrai que vous vous êtes bien éloigné de lui ces derniers temps !
SupprimerLéautaud n'est pas un pur écrivain ibérique.
SupprimerTenez, à propos de lui, me reviennent en mémoire les ultimes mots que nous ayons de la main de Léautaud. Il s'agit d'un petit mot griffonné, la veille ou l'avant-veille de sa mort, à l'intention de la personne chargée de s'occuper de lui à la Vallée-aux-Loups. Il lui dit je ne sais plus quoi et termine par : « Et maintenant, fichez-moi la paix ! »
SupprimerPour mettre Léautaud en rogne, il suffisait de lui prescrire un "régime sec" !
SupprimerIl se plaint le 17 février de "la lavasse" qu'on lui fait boire "au lieu d'un remontant". Il meurt le 22. Entre les deux il écrit ces derniers mots excédés dont vous parlez. Le régime sec, vous dis-je !
Vous sombrez dans la calomnie : Léautaud n'a jamais été un buveur.
SupprimerAh, tout de suite les grands mots ! Est-ce ma faute à moi, si Léautaud appelait "régime sec" un régime sans sauces ?
Supprimer[Tirano Banderas] "est construit en chapitres très courts, distribués en sept parties, elles-mêmes divisées en trois “livres” (sauf la quatrième qui en comporte sept)."
RépondreSupprimerCela nous fait donc 25 livres, ce qui n'est pas cher pour un ouvrage de ce type.
Valle Inclan n'est pas du tout obscur, vous pouvez d'ailleurs voir ses pièces au théâtre de Madrid qui porte son nom et effectivement Tirano Banderas est un bon roman, je n'imaginais pas qu'il existât une traduction française...en parlant des écrivains, sachez que l'une des rues les plus chères de Madrid porte le nom de Ortega y Gasset, c'est un peu leur avenue Montaigne, et duquel on peut lire la révolte des masses...De plus dans la veine, description d'une dictature sud-américaine, style que j'aime bien et dont la fête au bouc est probablement l'acmé...je n'ai jamais réussi à terminer l'automne du patriarche malgré plusieurs tentatives...bien à vous
RépondreSupprimerLisez donc Le Recours de la méthode d'Alejo Carpentier.
Supprimer